· 3.1. Communauté et dignité humaine
Dans une étude récente, Bujo précise
quelques sont les caractéristiques de la communauté
traditionnelle africaine. Il s'agit d'une communauté
tridimensionnelle, faite des vivants, des morts et des
non-encore-né. « Selon cette conception, la
communauté, contrairement à la société, est un tout
organique qui n'est pas basé sur un contrat quelconque, mais est
plutôt un lien plongeant ses racines dans une alliance qui, elle,
opérationnalise généralement une réalité
fondée sur une origine commune soit naturelle, soit
symbolique »61(*). Après avoir ainsi dépeint la
communauté, il déplore le fait qu'il n'est pas rare qu'on entende
critiquer l'influence, qu'en Afrique, le groupe exerce sur les individus, aux
dépens, dit-on des droits humains. Il rappelle que l'idéal de la
tradition africaine, à savoir que la morale est essentiellement
basée sur les relations interpersonnelles, n'est pas à confondre
avec les manquements qui doivent être corrigés à corriger
à la lumière de l'idéal lui-même. L'approche de la
liberté en Afrique doit se démarquer par rapport aux
schèmes de la conception occidentale qui ont leur propre histoire. Si en
Occident, la liberté est vue dans l'autodétermination hautement
personnelle de chaque individu (telle qu'elle s'opère dans la
problématique kantienne, qui est reprise dans la défense de
droits humains), l'éthique négro-africaine exalte
l'épanouissement de l'individu dans un véritable
« processus qui se déploie à travers
l'interdépendance entre individu et communauté, laquelle comprend
non seulement les morts et les non-encore-nés, mais aussi le cosmos et
Dieu lui-même »62(*). Autrement dit, la liberté individuelle non
intégrée dans la communauté n'atteint jamais le niveau
d'une liberté communautaire. Celle-ci devait offrir un garde-fou contre
les dictatures qui s'imposent aujourd'hui dans le monde.
La dignité humaine est toujours et déjà
liée à l'individu en tant que personne avant d'être une
dignité collective. « La tradition se préoccupe de la
personne humaine en tant que multiplicité intérieure
appelée à s'ordonner et à s'unifier, comme à
trouver sa juste place au sein des unités plus vastes que sont la
communauté humaine et l'ensemble du monde vivant. Synthèse de
l'univers et carrefour des forces de vie, l'homme est ainsi appelé
à devenir le point d'équilibre où se conjoindre, à
travers lui, les diverses dimensions dont il est porteur»63(*). Dès lors, l'on peut se
poser la question de savoir comment discuter de la dignité humaine dans
une société où tout le monde est conscient de la
primauté de la communauté sur l'individu ? Les auteurs
s'accordent pour dire que dans la société africaine, c'est la
communauté qui détermine l'individu. Certes, mais il est tout
aussi vrai que l'individu n'y reste pas inactif. Chaque individu qui,
grâce à ses efforts soutenus par la communauté
entière, c'est-à-dire celle des vivants et des morts, arrive
à réussir dans la vie, contribue en même temps à
l'augmentation de la force vitale de sa communauté. Il s'ensuit que
toucher à la vie, à la dignité d'un individu, c'est
toucher à la dignité de sa communauté. Sans pour autant
être instrumentalisé, l'Africain est en réalité
débiteur de la valeur de la vie, de la dignité de sa
société. Encore que la notion de
« société » en Afrique est très
éclatée, il est tout à fait possible de discuter de la
dignité de l'individu dans la société. La
société « en soi » ou encore tout simplement
à but « sociétariste » peut ne pas être
réellement africaine. L'homme comme individu reste en amont et en aval
des projets communautaires. Les objectifs que poursuit la société
visent tout d'abord à protéger l'homme en qui la vie atteint son
expression suprême. La société offre un cadre à
cette vie. Comme fondement de la dignité humaine, la vie est une
responsabilité et dans ce sens, il est du devoir de la communauté
de veiller à son bon déroulement.
Il est évident que l'individu qui vient à la
vie, y entre par la famille. Celle-ci s'inscrit dans le cadre assez plus large
de la parenté, dans laquelle les modalités de vie sont
régies par des modèles établis en bon fils et bonne fille
de sa famille, de son clan l'individu s'y laisse instruire etc. Dès
lors, il devient responsable de l'héritage culturel qui l'a
façonné. C'est lui qui a formé sa conscience et sa
personnalité. Cette « conscience », est un
condensé des connaissances et de savoir-vivre, n'est que la
participation toujours dynamique de l'individu à la conscience
collective de sa société. Autrement dit, dans la
société africaine, la complicité
« individu-communauté » reste déterminante
dans l'appréciation de la dignité humaine. L'individu est
l'ambassadeur de la conscience communautaire dont il exprime le
caractère propre par des actes concrets. Nous en analysons un aspect
dans notre présentation du concept de
« l'hospitalité ».
* 61 _ B. Bujo,
Introduction à la théologie africaine, Fribourg, Presse
Universitaire, 2008, p.141-145
* 62 _ Ibidem.
* 63 _ HAMPATE BA
« Notion de Personne en Afrique Noire » Cf. Acte du
Colloque International sur La Notion de Personne en Afrique Noire. G.
Dieterlen, Dir., Paris, Harmattan, 1993, pp.181-192. La même conception
de la personne a déjà été développée
chez Buakasa. Cf. Lire la Religion Africaine, Bruxelles, Noraf, 1988,
pp. 15-25.
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