CHAPITRE CINQUIEME : LA FIN DU MONDE DANS L'OEUVRE
Après avoir vu les différentes descriptions
de la fin du monde, nous soulignons dans ce chapitre la
thématique que l'on retrouve dans la plupart des oeuvres de Grainville.
Il a un style d'écriture à lui ; l'écriture de la perte,
une obsession dans la description des lieux dans le récit, et une
référence sans cesse aux mythes anciens. Dans ce chapitre nous
nous appuierons essentiellement sur l'écriture, le lieu du crash et les
références mythologiques auxquelles Grainville fait allusion dans
le texte.
III.5.1. l'écriture de la perte
Grainville à travers une écriture que nous
pourrons qualifier d'impressionniste, nous édifie sur son oeuvre. Il dit
ceci au sujet de son écriture :
« Mon écriture est plutôt impulsive,
instinctive mais retravaillée, élaborée après
relecture. J'aime la cadence la sonorité les longs mouvements aussi bien
que les rythmes hachés, les éclaires. Cette
spontanéité va de pair avec un travail
prémédité sur le plan, les masses les chapitres
burlesques, épiques. J'adore avoir rendez vous avec une scène que
j'ai prévue, par exemple la moitié du roman. [...] J'aime qu'un
roman soit un volume. Un navire bourré de choses. L'Arche de NOE, et le
radeau de la Méduse.
46
L'Éros et la mort. L'Épiphanie et le
naufrage. Un roman est un arbre que j'ai admiré et photographié
dans le monde entier. [...] Arbres cosmiques, telluriques et luxuriants,
symphoniques et redondants. Arche ou arbre : c'est le roman. Le tronc de la
déflagration des branches. »48
Pour rester dans la perte, dans cette notion de vide,
Grainville maintient que c'est ce qui lui paraît être la clé
la plus importante qui ouvre la compréhension de son oeuvre.
A travers cette citation, nous voyons, le côté
grand étalage de mots, grand débordement carnavalesque, dans une
écriture qui fait le paon, qui fait la roue et qui veut épater,
qui veut arborer. Le ressort de ces masses, de cet excès, c'est le
manque, c'est une angoisse de la perte. C'est le manque qui devient alors le
moteur de l'apparition de masses, de plis et de toutes ces choses.
On a l'impression que Grainville a l'aire d'être une
espèce de super Bacchus, animant le langage, s'en régalant, sans
voir que cette boulimie cache quand même un affolement, une panique.
D'ailleurs, nous pouvons dire le dieu Pan, lui-même a quelque chose
d'effréné, de fou.
À l'origine de l'écriture de Grainville, il y a
quelque chose de plus tragique. Il y a une séparation. Il a écrit
un roman sur ce sujet, L'Orgie, la neige, où il montre le
rapport au sein originel, au sein maternel, avec une
48 Revue littéraire Humanité 2008.
expérience de l'enfance qui est l'histoire d'une
relation un peu difficile... sa mère était... Enfin, il y avait
un problème, sa mère ne s'était pas aperçue qu'il
mourait à son sein, parce qu'il n'arrivait pas à téter, il
n'arrivait pas à se nourrir. Il était devenu complètement
jaune et des amis le lui ont dit. Cela lui a été rapporté
plus tard et l'a beaucoup frappé. Par divers biais, ce roman familial
racontait l'histoire de cet enfant, en train de mourir au sein de sa
mère.
Il y a ce refus de s'impliquer dans une relation qui le
mettrait en rivalité avec sa mère. De plus, il idéalise
son père. Ce trouble risque, il le sent bien, de le conduire sur un
chemin dangereux qu'il ne maîtriserait plus. C'est cela qu'il craint, il
ne veut pas tomber dans un univers qu'il ne pourrait plus contrôler. Mais
le héros me semble tout de même beaucoup plus concerné par
cette question du vide. En même temps, tout être envisagé
sous l'angle du désir est pris dans la logique de la perte. Si nous
n'avions rien perdu, nous ne pourrions rien désirer, nous serions dans
un grand bain rayonnant, placentaire et paradisiaque.
Donc, la perte c'est le ressort du désir même.
Mais de cette perte, c'est vrai, il y a des gens qui en font leur deuil
facilement, qui subliment, qui trouvent des substituts, et d'autres qui, au
fond, n'acceptent pas la frustration, qui n'acceptent pas la castration. Aussi,
à travers le langage (qui est pour lui le langage du poète)
sémiotique, sensoriel, loin de la définition saussurienne de
l'arbitraire du signe, l'écrivain cherche à contredire cette
contingence des signes. Chez lui, il y a un déni de la perte; il se
manifeste à travers un langage luxuriant, organique, à multiples
facettes, comme une espèce de ventre verbal ou de phallus où tout
s'unit. C'est une manière de ne jamais accepter le langage comme
48
séparation. Il sait qu'il ne devrait pas, que l'on
signifie à travers lui, qu'il a ses règles. Mais dans le langage
poétique qu'il revendique, c'est un langage qui se veut comme
équivalent du monde objectif; mais bien subjectif avec ses rythmes, ses
pulsions, ses sonorités, des métaphores. C'est une manière
de créer une sorte de lui monde, et donc, par le style, de refuser la
loi de séparation. C'est pourquoi, dans ses romans, il y a ce
balancement entre les personnages qui acceptent la séparation et ceux
qui n'acceptent pas. Mais, en ce qui le concerne, le bonheur d'écrire
vient de cette recherche d'un narcissisme originel où l'on est fondu au
tout, avant toute séparation!
Tout n'est pas un jeu dans le langage (les jeux dans leur
aspect formel, acrobatique, ne l'intéressent pas même s'ils sont
à la mode) mais bien une nécessité pour lui. Les jeux sur
les codes du langage, il n'a pas assez de distance pour les jouer. Et encore,
ce sont des jeux où l'on escamote le corps à corps avec le
langage. Non, son rapport au langage est pulsionnel, il est affectif. C'est cet
aspect oral, organique, qui est intéressant pour lui. Il lui faut du
vivant, il faut que sa phrase ne soit pas tout à fait rationalisable, il
faut qu'elle roule des matériaux polysémiques. Il l'envisage
comme un magma. Selon Grainville une phrase trop minimale ne pourrait pas lui
venir à l'esprit, ces phrases peuvent dégager, dans certains cas,
beaucoup de présence comme une aura, elles réverbèrent
tout ce qu'elles ne disent pas, le non-dit se cristallise dans le peu qui est
dit. Il ne peut pas, il faut qu'il ballait tout le champ des possibles, et
là il est très à l'aise, car il récupère
enfin sur ce fameux manque. Il le remplit et il le déplie. Il faut que
ce soit affectivement fort, il ne peut pas prendre de distance avec le langage,
c'est très physique, finalement.
Contrairement à certains écrivains, Grainville
à un style d'écriture plutôt violent, il ne ménage
pas son lecteur, il décrit les scènes telles quelles, il n'a pas
besoin de quelques tournures que ce soit ; cela nous le voyons dans une bonne
partie de sa narration. Il décrit le crash de l'avion dans les moindres
détailles en spécifiant au tant que faire se peut comment l'avion
s'est-il retrouvé au sol, les dégâts causés par cet
accident de manière spontanée et soignée.
L'Atlantique et les amants, son nouveau roman,
procède du même parti pris esthétique que Le jour de la
fin du monde, une femme me cache.
Ainsi, Grainville orchestre avec une rigueur inattendue, au
fil des thèmes qui s'enlacent et se répondent, rencontres
improbables, coïncidences invraisemblables, laissant la magie du
récit opérer jusqu'à ce que le sens s'impose. D'ailleurs
il suffit d'attendre : les dernières catastrophes montrent que la
réalité se rapproche dangereusement de la fiction.
L'invraisemblable n'est que l'avance de l'art sur le vrai.
Nous pouvons tout de même relever quelques passages
poétiques illustratifs :
«Ca l'a rendu folle, cette nuit sans nuit, cette
lumière qui n'en fini pas [...] C'est, oui ce soleil qui ne voulait pas
mourir, qui ne se couchait jamais. L'infini vous angoisse tout à coup.
L'extase est trop forte. On a
50
peur de la facilité, de l'immortalité dans
l'étendue sans fard du bleu miraculeux49»
Nous voyons à travers ce passage, comment Grainville
utilise les mots. Sorte de chorégraphie, ce roman de Patrick Grainville
est un long poème lyrique nourri de toutes les mélancolies
humaines.
Grainville, bien que décrivant un instant tragique, y
met une touche poétique. Cette nuit sans nuit ; nous renvoie au
moment du crash de l'avion. On n'avait pas l'impression que le temps
s'était arrêté, tellement il y avait du monde, tous
bougeaient de partout sur le lieu de l'accident. Il y avait, des policiers, des
journalistes, des médecins, des voleurs des spectateurs etc. .Tous
constataient avec amertume ce triste spectacle.
Cette lumière qui n'en fini pas [...] C'est, oui ce
soleil qui ne voulait pas mourir, qui ne se couchait jamais ; cette
expression métaphorique renvoie directement à
l'explosion qui s'est produite, l'éclat, l'éclat produite par
l'explosion.
L'infini vous angoisse tout à coup. L'extase est
trop forte. On a peur de la facilité, de l'immortalité dans
l'étendue sans fard du bleu miraculeux ; l'infini ici
renvoie directement à la mort ; de même que la
facilité, de l'immortalité. Ce on pronom
impersonnel employé par l'auteur renvoie directement à
l'être humain refusant de mourir comme disait un grand homme : «
la mort cette grande faucheuse»50.
49 Patrick GRAINVILLE, le jour de la fin du monde,
une femme me cache, édition du Seuil, 2001.page 58.
50 Expression extraite du discours du Président
Léon MBA à son retour de France alors qu'il sortait d'une
hospitalisation.
En parcourant la production littéraire de Grainville on
constate que la fin du monde y occupe une place importante, car il aborde de
façon récurrente, ce mystère dans la plupart de ses
oeuvres.
A part Le jour de la fin du monde, une femme me cache,
où la fin du monde est assez bien représentée aussi
bien sur le plan formel que dans l'action des personnages, d'autres de ses
oeuvres peignent elles aussi un « mystère à découvrir
» c'est le cas dans L'Orgie, la neige, pour ne citer que ces deux
oeuvres.
III.5. 2 La fin du monde chez d'autres auteurs
La fin du monde semble être l'une des thématiques
principales des oeuvres de Grainville, notamment Le jour de la fin du
monde, une femme me cache, l'Orgie, neige, la main
blessée.
Toutefois, nous retrouvons également cette
thématique chez d'autres écrivains à savoir :
Le poète Jean Grosjean, par exemple, qui, dans
un recueil de poèmes de 1962 significativement intitulé
Apocalypse peint l'univers et son mystère sacré
centré sur la présence absence d'un dieu dont l'existence se
révèle dans la vie changeante du monde. On retrouve dans ce texte
une intuition Gidienne qui mêle à une vision poétique du
Monde des références au Christ qui ouvre le champ de
l'interprétation théologique.
Puis,
52
Pierre Emmanuel, grand poète chrétien
engagé dans la Résistance durant la seconde guerre mondiale, qui
évoque dans Tu, en 1978, un cauchemar qui lui restitue
l'atmosphère affreuse des camps nazie, camps de la honte qui lui font
douter de l'homme et de ses progrès. Dans ce cas précis, nous
avons à faire à une forme d'utilisation politique du texte qui
aboutit sur une méditation spirituelle.
Enfin, l'examen de la poétique de la fin du monde dans
le texte de Grainville nous amène à comprendre cette
thématique à travers aussi d'autres époques de la
littérature. Par conséquent, la fin du monde pourrait être
considéré comme un élément de
littérarité en cela qu'elle est un invariant dans le vaste champ
de la littérature.
CHAPITRE SIXIEME : L'ESTHETIQUE DE LA FIN DU MONDE DANS
L'OEUVRE
La fin du monde est certes représentée à
travers les personnages et leurs actions, ou encore à travers les
éléments textuels, mais ici, nous pouvons également dire
que les thèmes utilisés par l'auteur sont aussi évocateurs
dans l'univers de la fin du monde.
En effet, il faudrait signaler que fort de notre constat les
thèmes de la rue, des reporters des psychologues renferment donc cette
onde de mystère que l'auteur a voulu représenter dans son
discours. Toutefois, nous irons plus loin pour connaître les
réelles motivations de l'auteur dans le choix de cette esthétique
qu'est entre autre la fin du monde.
III.6.1. La scène comme lieu de
théâtralisation des faits narratifs51 : les rues,
les reporters et les psychologues.
La définition de la scène, ou du moins
l'énumération de ses caractéristiques fondamentales, nous
l'emprunterons à Lintvelt dans son Essai de typologie narrative
:
51 La scène apparaît dans le "discours
du récit" de Genette dans le chapitre consacré à la
durée narrative. Avec le récit sommaire, l'ellipse temporelle et
la pause descriptive, elle constitue l'une des formes canoniques du
tempo romanesque. Mais ce qui intéresse davantage
Genette, c'est le rapport temporel qui régit discours et histoire.
Ainsi, entre la "vitesse infinie qui est celle de l'ellipse, ou un segment nul
de récit correspond à une durée quelconque d'histoire" et
la "lenteur absolue qui est celle de la pause descriptive, ou un segment
quelconque du discours narratif correspond à une durée
diégétique nulle", se situe la scène, qui "réalise
conventionnellement l'égalité de temps entre récit et
histoire "et le récit sommaire, "forme à mouvement variable qui
couvre avec grande souplesse de régime tout le champ compris entre la
scène et l'ellipse" (Figure III, op. cit., p. 128, 129).
54
La scène, souvent pratiquée dans les points
culminants d'un roman se caractérise par :
a) Présentation complète. La scène
décrit les événements romanesques dans tous leurs
détails et rapporte in extenso le discours des acteurs ;
b) Présentation visualisée.
Grâce à la présentation complète, la
scène crée l'illusion d'une représentation directe, se
déroulant, pour ainsi dire devant les yeux du
lecteur52.
Toutes scènes combinent généralement deux
types de discours : le récit d'événements et le
récit de parole chez Genette53, scène
d'événements non verbaux et du discours des acteurs chez
Lintvelt54. Au-delà de ces subtilités
langagières, le fait important qui doit retenir notre attention est le
principe du détail de la scène, ce qui nous permet de l'analyser
sous les deux angles de la synchronie et de la diachronie.
La rue est définie comme étant « une voix
publique aménagée dans une agglomération entre les maisons
ou les propriétés »55. C'est le thème
utilisé tout au long de l'oeuvre de Grainville afin de mieux
représenter la fin du monde. Toutes les actions se passent dans la
rue.
En effet, tout au début du texte, l'auteur-narrateur
fait un long discours au sujet de la rue, et plus précisément des
rues de Nanterre qu'il va d'ailleurs citer, et même personnifier. Mais
ici, l'auteur passe par ce long discours pour arriver à un fait, c'est
que, c'est dans la rue que le
52 Jaap Lintvilt, Essai de typologie
narrative, Paris, Librairie José Corti, 1981, p. 50.
53 Gérard Genette, op. cit., p. 186, 189.
54 J. Lintvelt, op. cit., p. 50.
55 - Encyclopédie, Larousse, 1996, p
1240
mystère va débuter dans l'esprit de
Jérôme d'une part, et du lecteur d'autre part.
Les rues ne renferment pas une pointe de mystère,
l'auteur les utilise afin de les présentées comme étant
elles aussi des témoins privilégiés de la catastrophe, car
voyant, connaissant, entendant tout, puisqu'elles appartiennent à tout
le monde. Les rues assistent à tout ce qui se passe, elle voit le
déroulement du crash et des vols. Nous avons ce passage :
« Parmi les autres civières qui circulaient,
recueillaient les blessés, les habitants de la cité. Un ado
coincé sous des gravats avait été amputé sur place
les deux jambes. »56
C'est dans la rue que l'on observait tous ces faits, les gens
circulaient ; faisaient des va-et-vient dans tous les sens. C'est
également dans la rue que l'on a amputé les deux jambes à
l'ado, qui coincé par la carlingue de l'avion ne pouvait sortir.
De même le jeu des reporters est très important
dans le texte de Grainville, il se base dessus pour faire vivre le
mystère du début jusqu'à la fin de l'oeuvre.
«... La télé n'en finissait pas, sur
toutes les chaines, de montrer les images du premier soir et la nuit, du
lendemain matin... Des colonnes de cercueils en
56 Patrick GRAINVILLE, le jour de la fin du monde,
une femme cache, édition du Seuil, 2001.page 22 L. 20.
56
matières plastique, stéréotypés,
gris cahotaient, zigzaguaient, ondulaient entre les décombres.
»57
A travers donc l'action des reporters, une pléthore
d'hypothèses sortaient. Les reporters avaient pour objectif de montrer
au monde entier ce qui s'était réellement passé le soir du
crash.
En effet, les reporters jouent un important rôle dans
l'esthétique du crash en ce sens qu'ils sont sans cesse à
l'affût des informations. Par exemple, la liste des passagers du Boeing
qui s'est écrasé. Nous avons également divers interviews
effectuées. C'est eux que le narrateur utilise afin de nous
édifier quant aux différentes confrontations qu'ont la compagnie
aérienne Aire France et les compagnies d'assurance, mais
également avec les parents des victimes. Nous avons ce passage :
« Les avocats des familles, de Boeing et Air France
se disputaient l'immense énigme, les assureurs qui oubliaient la mort
n'évaluaient qu'un nombre de victimes, des passagers, de clients, de
sièges... »58
Toutes ces informations nous sont données par des
journalistes ou encore des reporters.
En plus, les psychologues, dans notre corpus ont
occupés une place de choix dans la question qui fait l'objet de notre
étude. Face à une telle horreur. Il y avait des corps sans vie
sur le théâtre du crash, les psys comme Grainville les
nomment, avaient pour rôle, d'écouter les traumatisés du
crash.
57 Patrick GRAINVILLE, le jour de la fin du monde,
une femme cache, édition du Seuil, 2001.page 22-23.
58 Patrick GRAINVILLE, le jour de la fin du monde,
une femme cache, édition du Seuil, 2001.page 46. L 6.
« Les psys allaient s'en donner à coeur joie.
Car ils étaient vénus, toute une antenne, un cabinet
spécial, une vraie cohorte installée dans une tour voisine. Ils
recevaient les traumatisés, se les disputaient [...] aussi.
»59
Le rôle des psychologues étaient très
important. Non seulement ils recevaient des traumatisés du crash, ils
avaient également pour objectif ; le rétablissement psychique de
ces derniers. Et ces grâce à eux que les journalistes ou reporters
étoffaient leurs article ou bulletin d'informations.
III. 6.2. L'inceste : Aiwala et Bani ou le mythe d'Isis
et d'Osiris.
Aiwala est un jeune Africain de nationalité
Camerounaise, ex-élève de Romane. Comme Jérôme, il
entre en possession de la seconde boîte noire de l'avion qui contenait
des paramètres susceptibles d'informer sur l'origine du crash de
l'avion.
Ainsi, à travers ces écrits, Grainville
n'hésite pas une fois plus à nous ressortir un de ces nombreux
indices qui appartiennent à l'univers de la fin du monde. Grainville
nous entraine une fois de plus dans les alcanes de son univers imaginaire en
peignant une relation incestueuse entre un frère : Aiwala et sa soeur
Bani ; il dénonce avec vigueur ce fait hautement interdit par la
société, quand bien même certaines personnes pourraient
apporter des avis contraires.
59 Patrick GRAINVILLE, le jour de la fin du monde,
une femme cache, édition du Seuil, 2001.page 52-53.
58
« La première fois que j'ai couché avec
ma soeur, après l'amour elle m'a tout dit... qu'elle avait caché
le trésor d'Alba dans l'Arche où elle
travaille.»60
Nous avons là une confession faite par Aiwala à
Jérôme et Romane lors d'une conversation.
Ceci étant, à travers cette
révélation Grainville peint un fait qui a existé dans la
mythologie gréco-latine : le mythe d'Isis et Osiris.
«Le mythe est une histoire vraie qui s'est
passée au commencement des temps et qui sert de modèles aux
comportements humains »61.
En imitant les actes exemplaires d'un dieu ou d'un
héros mythique, ou simplement en racontant leurs aventures, l'homme des
sociétés "archaïques"(d'oralité) se détache du
temps profane et rejoint magiquement le grand temps, le temps sacré
(mythes, rêves, mystères).
Le mythe est une tradition sacrée, une
révélation primordiale. Claude Lévi-Strauss pense que son
interprétation se développe de façon nébuleuse sans
jamais rassembler de manière durable ou systématique la somme
totale des éléments dont elle tisse la substance.
En effet, le terme mythe étant délicat, nous ne
pouvons le définir sans nous perdre en conjectures.
60 Patrick GRAINVILLE, le jour de la fin du monde,
une femme cache, édition du Seuil, 2001.page 241.
61 Selon Mircea Eliade.
Notons tout de même, qu'il est question dans le sujet
qui nous concerne d'un mythe de situation qui se réfère à
des actes qui présuppose une réalité absolue, extra
humain.
En effet le narrateur éprouve le désir de mourir
comme Orphée, pour mourir et faire renaître un corps nouveau. Le
narrateur éprouve la volonté de pousser jusqu'à l'outrance
la violence des passions ou la force des caractères.
Aussi, permettez nous de faire un bref rappel historique du mythe
osirien.
Il existe plusieurs versions du mythe osirien, dont la plus
récente nous fut transmise par Plutarque. Fils de Geb et de Nout,
époux d'Isis, Osiris fut roi d'Égypte.
« En effet, Geb, au soir de sa vie, aurait donné
en partage le monde à ses deux fils, Osiris et Seth. À Osiris la
Terre Noire d'Égypte, à Seth, le stérile, les Terres
Rouges, les déserts qui entourent le Double Pays.
|
La légende fait d'Osiris et d'Isis, son épouse,
des souverains bienfaiteurs. Osiris enseigna aux humains les rudiments de
l'agriculture et de la pêche, tandis qu'Isis leur apprit le tissage et la
médecine. Pendant ce temps, Seth régnait sur les contrées
désertiques et hostiles ainsi que sur les terres
étrangères. Jaloux de son frère, il projeta son
assassinat. Pendant un banquet en l'honneur d'Osiris, Seth offrit à
60
l'assistance un magnifique coffre, jurant de le céder
à celui qui l'emplirait parfaitement. Quand vint le tour d'Osiris, qui
fut le seul à y parvenir, Seth fit refermer et sceller le coffre, tandis
que ses complices chassaient les invités et tenaient Isis à
l'écart. Seth jeta le coffre dans le Nil, qui l'emporta dans la
Méditerranée. Osiris mourut noyé et c'est pour cela qu'il
est souvent représenté le visage de couleur bleue ou verte.
Après l'assassinat de son époux, Isis se mit
à la recherche de son corps. Elle le retrouva à Byblos, au Liban,
d'où, après maints stratagèmes, elle le ramena en
Égypte pour l'enterrer et le pleurer. Seth finit par découvrir le
tombeau, sortit le corps du caveau et le dépeça en quatorze
morceaux qu'il dispersa dans le Nil. Isis, l'épouse et veuve
fidèle, retrouva les lambeaux du corps de son bien-aimé, sauf le
phallus, avalé par un poisson. Elle le reconstitua en argile, puis elle
entreprit de rassembler le corps meurtri de son défunt mari, avec l'aide
de sa soeur Nephtys. Elle embauma le cadavre, assistée par Anubis, lui
redonnant une dernière étincelle de vigueur. Lorsqu'il fut
ranimé temporairement par Isis, qui lui insuffla la vie, Osiris put la
féconder. Elle lui donna un fils, Horus, « Le vengeur de son
Père », qui combattit son oncle Seth dans des joutes interminables.
Le tribunal des dieux finit par trancher : Horus entra en possession de son
héritage et occupa le trône d'Égypte, comme Pharaon,
après lui.
Reconstitué par les rites de l'embaumement, Osiris
devint la première momie, Ounen-Néfer («
L'éternellement beau ») car protégé de la
putréfaction, et revint à la vie telle la terre d'Égypte
elle-même après chaque inondation. Devenu le dieu des morts et le
Seigneur de l'au-delà, il transforma son royaume en champs fertiles, les
champs d'Ialou.
Depuis il préside le tribunal divin pendant la
pesée du coeur, avec l'aspect que nous lui connaissons, les bras
croisés sur la poitrine, portant la couronne Atef, momifié et
gainé dans un linceul de lin ne laissant paraître que sa
tête et ses mains nues qui tiennent les insignes de sa royauté sur
le monde des « Occidentaux ». « Juge suprême des
âmes », il accorde aux défunts la vie éternelle ou au
contraire la leur refuse et les condamne au néant.
À l'origine, Osiris était vraisemblablement un
dieu de la fécondité, personnification du renouveau
végétal, par opposition à Seth le stérile. Son
aspect funéraire dérive sans doute d'Andjety, divinité
locale de Bousiris, à laquelle il emprunte les attributs tels que le
Heka et le Nekhekh, symboles du pasteur, et insignes de pharaon, protecteur de
son peuple. Par un syncrétisme fréquent dans la religion
égyptienne, il fut aussi identifié au dieu chacal d'Abydos,
Khenty-Imentyou, « Celui qui est à la tête des Occidentaux
»»62.
Osiris est donc le dieu du renouveau, celui qui renaît
éternellement. Il est aussi la personnification de la terre fertile du
delta et des champs cultivables, le garant de l'équilibre du monde la
Maât - et des cycles naturels : mort et renaissance, sécheresse et
fertilité, disparition et réapparition de l'étoile
Sothis.
On a pu identifier d'autres sépultures d'Osiris dont
celle de Gizeh, récemment découverte, celle de Philae, sur une
île voisine du grand temple d'Isis, celles de Dendérah et de
Karnak. D'autres encore sont
62
62 Wikipédia.
attestées par les historiens antiques comme
Hérodote, qui en a visité une à Saïs.
Ainsi, Osiris, c'est un dieu qui est détruit comme
Vulcain, il est mutilé. Dans une version, le Dieu Seth s'acharne sur
lui. Ces morceaux sont éparpillés, perdus, et Isis va les
reprendre et les réunir. Isis est là pour recomposer, bouturer,
faire renaître ce corps perdu, morcelé. Isis, c'est
l'écriture. C'est ce qu'il y a de plus beau comme métaphore de la
littérature, avec son mythe solaire, la présence du Nil, sa
fécondité et tous ces tombeaux qui le bordent. Osiris, ce dieu
blanc, gardien des tombeaux, a le visage vert, symbole de résurrection.
Cela le touche beaucoup. Sans faire du Caillois et établir les liens
syncrétiques entre Shiva, Dyonisos, Quetzacoatl, etc., on voit tout de
même qu'il y a des dieux qui se ressemblent.63
Ainsi, les personnages d'Aiwala et de Jérôme sont
la représentation même des personnages mythiques que sont Isis et
Osiris. C'est dire que l'auteur-narrateur affectionne les
références mythologiques.
III. 6.3. La symbolique des arbres de vie ou le mythe
d'Atys et de Cybèle
Grainville, nous plonge une fois de plus dans un univers
mythique. Dans notre corpus, l'auteur peint une société qui,
après un crash d'avion, va chercher à immortaliser victimes de
l'accident en les personnifiant, en plantant des arbres ; qu'elle qualifiera
« d'arbres de vie ».
63 Wikipédia.
« J'avais entendu parler du projet. Mais il se
réalisa plus vite que prévu. Le conseil régional avait
décidé de planter deux cent soixante arbres dans la cité
des sources, manière de compenser le sacrifice par une forêt de
vie »64
Pour Grainville, ce crash d'avion est un sacrifice et que
chacun de ces arbres représente une victime ; Dans son autofiction
Grainville fera référence au mythe d'Atys et de Cybèle.
Nous voyons chez ce contemporain, une volonté manifeste
d'établir un parallélisme, entre les faits du passé, et
ceux du présent.
Un bref rappel historique du mythe d'Atys et de Cybèle
nous permettra de mieux cerner la ressemblance faite par l'auteur lorsqu'il
fait allusion, aux arbres plantés dans la cité des Merles.
Divinité de Phrygie, importée en Grèce et
à Rome, personnifiant la nature sauvage. Présentée comme
la Grande Mère, la Mère des dieux ou encore la Grande
Déesse.
Varron décrit la déesse phrygienne en donnant
d'abondants détails sur sa représentation : Portant un tambourin
signifiant qu'elle est le disque terrestre, des tours en couronne ornant sa
tête symbolisant les villes qui lui sont vouées, assise et
accompagnée d'un lion, symbolisant ainsi l'immuabilité de son
règne sur le muable et le sauvage. Varron en fait la déification
de la terre.
|
64 Patrick GRAINVILLE, le jour de la fin
du monde, une femme me cache, édition du Seuil, 2001.page 200
Horace se fait l'écho d'un clergé eunuque
servant la déesse65 Ces prêtres s'appelaient
Galles, du nom d'un fleuve de Phrygie selon Pline66. La castration
de ces prêtres trouve sa justification première dans les liens qui
unissent Cybèle à Atys Les amours entre Cybèle et Atys
sont évoqués par de nombreux poètes dont Catulle
67et Ovide. Ce dernier présente Attis comme le favori de la
déesse qui prit la forme d'un arbre lorsqu'il mourut68. Cette
mort eut lieu dans des conditions atroces puisqu'il fut rendu fou et
s'émascula.
Une comparaison d'Attis et de Cybèle avec Adonis et
Vénus s'impose, surtout au regard des fêtes du printemps
célébrées en l'honneur d'Attis ou d'Adonis. Cybèle
fut aussi assimilée à Cérès.
Fille du Ciel et de la Terre, Cybèle incarne
l'énergie enfermée dans le sol arable, la source de toute
fécondité. Son char tiré par des lions est signe de sa
maîtrise sur la puissance vitale et pour illustrer son pouvoir sur les
cycles biologiques, elle est représentée parmi les fleurs, assise
sous l'arbre de vie, ceinte d'une couronne d'étoiles à sept
branches et d'un croissant de lune.
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65 (Satires I, 02. )
66 (L.V, 22)
67 (Poèmes, 63)
68 (Métamorphoses X, 104)
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