CONCLUSION PARTIELLE
Au terme de cette première partie, nous pouvons retenir
que les personnages évoluent dans un univers chaotique.
Nous pensons qu'à travers les indices
thématiques que nous avons pu déceler, l'auteur montre avec
précision une catastrophe endeuillant plus des 260 familles.
Enfin, Grainville témoin attentif de ces
différents bouleversements qui ne cessent de survenir de jours en jours
n'a pas hésité une fois de plus à nous interpeller la
dessus.
DEUXIEME PARTIE L'ANALYSE DU DISCOURS
Le discours a ses unités, ses règles, sa
"grammaire" : au-delà de la phrase et quoique composé uniquement
de phrases, le discours doit être naturellement l'objet d'une seconde
linguistique30.
30 Roland Barthes, " Introduction à
l'analyse structurale des récits", in Communication 8, 1966,
p.3
32
CHAPITRE TROISIEME : LA TRANSMISSION
DU MESSAGE NARRATIF
La présente partie, qui s'intéresse à la
matérialité superficielle ou apparente du texte narratif englobe
deux aspects que sont la narration (l'énonciation) et le signifiant
discursif (l'énoncé).
Le projet sémiotique étant la recherche des
conditions d'existence de la signification-ici littéraire,
c'est-à-dire l'appréhension du sens sous- entendu au
système structuré des signes textuels dans le cadre d'une
sémiotique littéraire ou textuelle, la prise en compte de la
narratologie comme pratique d'investigation permet d'interroger le texte
littéraire à partir de ses constituants immédiats.
|
S'interroger sur la narrativité d'un texte, c'est
à la fois chercher à comprendre dune part le mécanisme de
production qui le fait naitre et la fonde en tant que discours, et d'autre part
les règles de distribution et ses éléments internes.
Ces deux aspects seront envisagés dans les deux sous
chapitres qui suivent. Comme toute pratique analytique au sens
étymologique de décomposition/restructuration, l'analyse
narratologique révèlera sous la calme horizontalité
des syntagmes successifs, le système accidenté des choix et des
relations paradigmatiques. Si son objet est de bien éclairer les
conditions d'existence(de production) du texte, ce n'est donc pas, on le dit
souvent, en réduisant le complexe au simple, mais au contraire
en
faisant apparaître les complexités
cachées qui sont le secret de la
simplicité31 .
II.3.1. L'instance narrative
Les faits qui composent l'univers narratif sont divisés
en deux niveaux : le premier niveau, extra textuel concerne les relations
auteur- lecteur : un second niveau, entre le narrateur et le narrataire. Notre
étude concerne l'examen de ces deux niveaux
II.3.2-Le statut du narrateur
Dans son "Discours du récit", Genette nous dit qu'une
|
Situation narrative, comme tout autre, c'est un ensemble
complexe dans lequel l'analyse, ou simplement la description, ne peut
distinguer qu'en déchirant un tissu de relations étroites entre
l'acte narratif, ses protagonistes, ses déterminations spatio-
temporelles, son rapport aux autres situations narratives impliquées
dans le même récit, etc.32.
La complexité de la texture du récit
n'étant pas susceptible d'être saisie globalement au niveau du
discours critique, ce n'est pas par fractionnements et déchirements que
l'analyse doit chercher à faire parler le texte. Les principes
narratologiques que nous abordons dans le
|
31 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil,
1972, p. 165.
32 Ibid., p. 227.
présent chapitre doivent nous amener à
interroger directement les différents éléments du
dispositif narratif. Comme pour premier élément de ce dispositif,
l'instance narrative. Prévenant la confusion qui est souvent faite d'une
part entre l'instance narrative et l'instance d'écriture,
c'est-à-dire le narrateur et l'auteur, et d'autre part entre le
destinataire du récit(ou narrataire) et le lecteur de l'oeuvre, Genette
pose clairement que la situation narrative d'un récit de fiction ne
se ramène jamais à sa situation
d'écriture33. Le narrateur est ainsi un rôle
purement fictif qu'il convient de distinguer soigneusement de la personne
physique qui assume l'acte concret d'écriture. Mieke Bal l'assimile au
"it "anglais34, qui est l'instance la plus impersonnelle de
la conjugaison anglaise, ce qui de ce fait le décharge des racines
existentielles de la personne humaine à laquelle certains critiques ont
quelque fois tendance à l'assimiler35.
Dresser un statut du narrateur, c'est élucider le
problème de la "voix" dans le récit, c'est-à-dire
répondre à la question "qui parle ? ". Si l'instance narrative ne
saurait être assimilée à la personne physique de l'auteur,
grammaticalement pourtant, il ne se conçoit de narrateur qu'à la
première personne, et Genette affirme à ce propos :
|
En tant que le narrateur peut en tout instant
intervenir comme tel dans le récit, toute narration est,
par définition, virtuellement faite à la première
personne
34
33 Ibid., p. 226.
34 Mieke Bal, Narratologie, Paris, Ed.
Klincksieck, 1977, p. 31.
35 Une investigation narratologique d'un
récit ne saurait se concevoir sans un repérage préalable
de ses instances. La critique traditionnelle, pas trop réductrice,
passait directement de l'auteur au personnage, ce qui n'allait pas sans une
certaine confusion au niveau de l'interprétation globale de l'oeuvre
littéraire : à partir de l'auteur, on essayait d'expliquer le
personnage, et vis-versa. Une simplification abusive de la
réalité textuelle ou narrative conduisait sans contexte une
lecture/interprétation biographique de l'oeuvre littéraire.
Celle-ci n'était plus qu'un prétexte qui permettait au critique
de retracer l'histoire personnelle de l'auteur. La grande innovation de la
narratologie a été de voir dans le fait textuel une
hiérarchie de niveaux théoriques identifiable et autonomes.
pour désigner l'un de ces personnages. On
distinguera donc ici deux types de récits : l'un à narrateur
absent de l'histoire qu'il raconte, et l'autre au narrateur présent
comme personnage dans l'histoire qu'il raconte. Je nomme le premier type, pour
des raisons évidentes, hétérodiégétiques et
le second homodiégétiques36.
Le narrateur est donc nécessairement un "je",
c'est-à-dire une première personne, même s'il raconte une
histoire à la troisième personne. Le "il"
diégétique est justement prise en charge par un "je" narrant ne
saurait finalement se confondre, ni avec le personnage fictif impliqué
dans le récit, ni avec le "Je" écrivant qui n'est autre que la
personne physique et biologique de l'auteur.
Concernant Le jour de la fin du monde, une femme me
cache, il ne fait aucun doute que la relation qui lie narrateur et la
diégèse est une relation
hétérodiégétique, ce qui institue d'emblée
un certain rapport de domination/subordination entre eux. Ce type de relation,
le plus courant dans la narration littéraire, constitue presque la
marque, le masque, de la fiction romanesque, à l'instar du passé
simple et du "il" dont parle Barthes dans son Degré zéro de
l'écriture37. La relation
hétérodiégétique permet en effet au narrateur de
poser entre son récit une ligne de démarcation qui l'oblige
à présenter les faits dans leur "objectivité". Cette
frontière pourtant n'est jamais étanche, imperméable,
hermétique. De multiples indices, telles que les métalepses
narratives, rendent compte
36 Gérard Genette, op. cit., p. 252.
37 Roland Barthes, "L'écriture du roman", in
Le degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1953 et
1972 pp.25-32.
de fréquentes interférences et instruisions du
narrateur dans le monde clos de l'histoire.
Le narrateur, que nous avons défini comme une instance
neutre, est en principe "indépendante" de la personne physique de
l'auteur. Cependant, en l'absence d'un narrateur nommément
désigné dans le texte narratif, il arrive que la personne de
l'auteur remplisse la fonction de narrateur. C'est ce qui justifie l'expression
" narrateur-auteur" que nous avons employée jusqu'ici et que nous
continuerons à utiliser. Les deux instances sont tellement
imbriquées l'une dans l'autre qu'on ne saurait indéfiniment les
différencier. Le narrateur peut être tout au plus un
intermédiaire entre la personne de l'auteur et le récit.
Le narrateur formant donc un tout invisible, son statut de
première personne par conséquent reste fixe. Les problèmes
de changement de narrateurs, ou tout simplement de délégation du
droit narratif, résultent en réalité du changement de
niveaux narratifs.
Si tout narrateur est d'abord intra narratif dans ce sens
qu'il est en premier chef concerné par l'acte de narration, la
délégation de son droit narratif à l'un des
délocuteurs constitue un indice supplémentaire, en plus des
métalepses narratives qui dénote sa présence dans le
récit.
Le jour de la fin du monde, une femme me cache est un texte
à "vision avec"38, c'est-à-dire un récit
à focalisation interne où le narrateur (Jérôme) est
égal au personnage central. Il sait autant que le personnage est
présent comme personnage dans l'histoire qu'il raconte.
Jérôme a un statut homodiégétique et est aussi
intradiégétique parce qu'il est le personnage principal de Le
jour de la fin du monde, une femme me cache.
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36
38 Jean Pouillon, Temps et roman distinguait
trois types de vision : la vision par derrière, la vision avec est celle
où le narrateur sait autant que le personnage.
La cession de la parole à l'un des personnages
témoigne d'un changement de niveau, le narrateur intra
diégétique [devenant] extra diégétique par rapport
au nouveau récit, formé par le discours direct,
hypo-diégétique, dont le personnage-sujet devient le
narrateur.39
En dépit d'une différence de dénomination
chez Genette et Bal40", le changement de narrateur signifie bien
passage d'un niveau à l'autre. Comme dans tout texte narratif, la
narration dans notre récit est alternativement prise en charge par le
narrateur et par les personnages diégétiques. Le premier niveau
narratif sera assuré par le narrateur lui- même, et le second
niveau, au discours direct, par les personnages. Sur le plan discursif et
modal, cela se concrétise par la présence de deux modes narratifs
: le récit d'événements et le récit de paroles.
En dehors de ces considérations théoriques, la
distinction des deux niveaux narratifs révèle un fort
déséquilibre au niveau de notre récit. Le second niveau
qui concerne les micro-récits, c'est-à-dire les récits
dans un récit, est nettement moins fourni que le premier. Pour en
être convaincu, il convient de distinguer soigneusement discours dialogue
et micro récit, car tout échange de paroles- entre deux ou
plusieurs personnages-ne constitue pas nécessairement un micro
récit. Celui-ci doit conter une histoire, ce qui suppose un début
et une fin.
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39 Mieke Bal, op. cit., p. 35.
40 Pour Genette, " tout événement
raconté par un récit est à un niveau
diégétique immédiatement supérieur à celui
où se situe l'acte producteur de ce récit", sera alors
métarécit tout récit dans le récit, et
métadiégétique l'univers de ce second récit. (Voir
Figure III, P. 238-239). Bal rejette l'utilisation du préfixe
"méta-" et préfère celui de "hypo-" : hypo-récit,
hypo-diégétique ; concernant les rapports hiérarchiques
entre récit et hypo-récit, le terme
supérieur de Genette est remplacé par celui de
dépendance (Voir Narratologie, p. 35.)
Comme tout récit, le micro-récit doit être
quasi autonome- toute proportion gardée et doté d'une armature
architecturale propre. Malgré une intense activité communicative,
le niveau "méta-diégétique" (ou
"hypo-diégétique") reste sous alimenté dans notre
récit-objet. Tout se passe comme si les personnages restaient
rivés à la réalité immédiate.
Et Romane a commencé son lent récit... Juste
avant de me connaître, elle avait un amant sans véritable amour.
Une dépendance froide. Elle en était tombée amoureuse, le
lui avait avoué. Il avait soudain révélé qu'il
avait une autre femme, qu'il l'aimait, qu'il était marié avec
elle, qu'il ne voulait pas gâcher sa vie41.
Ce micro-récit est très illustratif en ce sens que
nous voyons là Romane qui raconte à Jérôme le
malheur qui lui était arrivé. Elle avait, aveuglée par
l'amour donné son coeur à quelqu'un qui, lui avait un engagement
conjugal : il était marié.
Finalement, Grainville aime peindre des situations plus ou
moins contradictoires. Et ce sont ces situations qui sont
l'élément catalyseur aux divers agissements des personnages dans
ce récit-objet.
38
41 Patrick GRAINVILLE, le jour de la fin du monde,
une femme me cache, édition du Seuil, 2001.page 277.
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