B- Problématique de l'Ecole coloniale
française.
La colonisation française de la partie ouest de
l'île est la résultante d'une longue guerre entre l'Espagne et la
France. Cette dernière contestait la séparation du monde
établi par le traité de Tordesillas entre les deux puissances
Ibériques. La guerre allait aboutir à l'accord du traité
de Ryswick en 1697 donnant définitivement un tiers de l'île
à la France et l'autre partie à l'Espagne. Mais,
déjà depuis 1625, la France s'est établie en maître
sur les ruines de la destruction de l'Hispaniola. La France parvint à
réaliser, dans un contexte de rivalité avec l'Espagne, au coeur
de la Caraïbe, cette cynique prouesse que fut la mise en place de la plus
célèbre colonie d'exploitation des Temps Modernes :
Saint-Domingue.
Pour asseoir la problématique du système
éducatif colonial français, il est de mise de faire un coup
d'oeil d'ensemble sur la structure socioéconomique de la
société saint-dominguoise.
Deux maîtres mots constituaient la structure
économique de la société coloniale française : la
race et la propriété. Selon l'historien Moreau de Saint
Méry, cité par Lesly François Manigat dans le tome I du
livre << Eventail d'histoire vivante d'Haïti >>1,
<< la race est la ligne de clivages prépondérante. Elle
détermine le statut des personnes >>. A Saint-Domingue la couleur
de la peau détermine à elle seule la position sociale
figée de tout individu vivant dans la colonie.
<< La propriété, elle, détermine la
condition des personnes. La colonie reconnaît les maîtres et les
esclaves, c'est alors une société de classe : le capital d'un
côté et le travail de l'autre. Mais ici, le travail est
l'esclavage, l'esclave étant à peine un être humain. Au
contraire de l'esclavage antique, il est la chose possédée et est
traité comme meuble. La centralisation de ces dichotomies fondamentales
maîtres blancs- esclaves noirs dans l'état social de
Saint-Domingue autorise à parler d'une civilisation de l'esclavage
>>2.
En effet, l'économie dominguoise avait pour fondement
essentiel les bras des esclaves, cargaisons de nègres et
négresses entassés dans des vaisseaux appelées
négrier sur le bord de l'Afrique de l'ouest et embarqués vers St
Domingue pour faire le travail de fluctuation de l'île, au sein d'une
économie basée sur une agriculture en grande partie
sucrière, tournée vers l'exportation au profit de la
métropole. Déjà se dessinent comme
1 L. F. Manigat. Éventail d'histoire vivante
d'Haïti, tome. Collection du CHUDAC. Port-au-prince, 2001. Page 18
2 Ibid. Page 18.
toile de fond sur la scène coloniale, les deux grandes
classes antagoniques : Les blancs et les esclaves. Les premiers sont les
détenteurs des moyens de production et les seconds, les forces
productives de la colonie.
Entre les blancs au sommet de la société
pyramidale de St Domingue et les esclaves à la dernière cale, les
affranchis formaient la classe intermédiaire. Cette classe se formait de
sang mêlé, rejetons des unions d'hommes blanc et de femmes
esclaves, et de quelques noirs libres. Comme le statut social à St
Domingue était dominé par la couleur de la peau, alors les
affranchis, pour la majorité mulâtre, furent
considérés comme à michemin entre << l'humain
», son père blanc, et la << chose meuble » sa
mère esclave. Être contradictoire dès sa conception, sa vie
dans la colonie et même dans la futur Etat-nation allait refléter
à travers l'histoire cette position suspendue entre l'être et le
non-être, résultante de cette crise identitaire aiguë.
Toutefois, cette condition déterminante de sa position, dès sa
naissance, le rapprochait de la classe de son père blanc,
propriétaire et des moyens de production et de la force de travail
nécessaire à sa productivité. Déjà en 1685
le Code noir, selon Edner Brutus, octroya à cette catégorie
d'individus << les mêmes prérogatives qu'à leurs
pères. Leurs garçons et filles épouseront bientôt
des blanches et des blancs. En 1703, ils n'étaient que cinq cent, ils
étaient propriétaire, commandaient eux aussi à des
esclaves. Ils exerçaient le commerce et des métiers. Ils
servaient dans la maréchaussée. Ils pouvaient prendre des
précepteurs, fréquenter les écoles des paroisses. Ils se
rendaient en France,
s'éparpillaient dans les collèges. La vie ne leur
était pas inclémente »1. Jusqu'à la
première moitié du 18ème siècle
oüleur nombre, leur puissance économique, leur
instruction, en résumé leurs poids dans la colonie,
commençaient à
alerter les blancs, qui furent contraints pour la sauvegarde de
leur statut quo de freiner la percée socio- économique de cette
classe.
Au plus bas niveau de la pyramide sociale St- Dominguoise,
végétait la grande masse des esclaves.
Déshumanisée, chosifiée, marginalisée, elle
constituait pourtant l'assise, le moteur économique de la
société. L'éclatement du système esclavagiste
aurait comme résultat irrémédiable, l'ébranlement
et l'explosion de toute la société. De là le cynisme avec
lequel on conservait le système. Tous les moyens furent bons pour
assurer sa perduration : violence inouïe, mensonge péremptoire,
perversion honteuse, etc.
1 E. Brutus. Op. cit,page 38. Page 11.
1.-L'organisation et la répartition de
l'instruction dans la société Saint-dominguoise.
A l'époque coloniale l'instruction, même en
France, avait une organisation un peu boiteuse. Dans la colonie, elle accusait
d'un désintéressement général. La course à
la richesse facile, le commerce, la spéculation, dominait la vie des
gens. Edner Brutus dans son livre << Instruction publique en Haïti
», constate avec ironie : <<Leurs rapports n'étaient que
production, pour gaver le colon, n'exigeaient point les enseignements de
l'école, et la terre pour être fécondée, ceux des
sciences agronomiques. Les choses allaient bien sans cela et avec cela
n'iraient pas mieux »1. Les esclaves employés comme
animal de labour suffisaient à faire fructifier la colonie.
Néanmoins, Edner Brutus2 rapporte qu'il y avait certaine
institution qui, tant bien que mal, assurait l'enseignement à St
Domingue.
Un certain révérend Boutin fonda au cap un
modeste établissement, l'incitant à transformer son hôpital
en un pensionnat, dont il confia la direction en 1733 à des religieuses
de Notre-Dame de la Rochelle. Ce pensionnat, rapportent Dorsainvil et les
Frères, cité par E. Brutus, <<en 1780, comprenait sept
classes dont quatre pour 45 pensionnaires et trois pour les cent externes de la
ville. En outre, de trois à quatre cent jeunes filles de couleurs,
libres ou esclaves, se présentaient à l'école trois fois
par semaine »3, une école qui a rapidement
périclité, attaqué du cancer de racisme. L'auteur explique
que conjecturalement, auraient pu se développer dans d'autres villes de
la colonie des types d'établissement du genre.
Selon le point de vue de Jean Fouchard dans le livre <<
Les marrons du syllabaire »4, la situation de l'enseignement
dans la colonie était tout à fait lamentable, il avance :
<< qu'il n'existe même pas d'école
sérieuse et que l'on peut compter sur les doigts de la main celles
existant, mais dans les grandes villes de St Domingue il y a des maisons
où l'on offre des leçons particulières : Le sieur Lalquier
enseigne au Cap les Belles-lettres et la Géométrie, Bridan
à la rue Royale de Port-au-Prince enseigne le dessin, Simon Rieux,
chimiste de Paris, ancien apothicaire, major des hôpitaux de Rochefort,
offre à St Marc un cours de chimie théorique, la dame Vergnes
enseigne à lire << par règle et par principe de grammaire
», l'orthographe, la grammaire et l'histoire sainte, les Abbés du
Mesnil et Chevilley ouvrent une école au Cap en 1678 pour l'enseignement
des mathématiques, de la mécanique, du pilotage, du dessin et de
la géographie. Le sieur Palais donne des leçons de
géométrie, de trigonométrie et d'algèbre chez M.
Dupré à Port-au-Prince...l'Abbé Peletier enseigne au Cap,
la langue espagnole. Tel autre enseigne la physique ou la peinture. Mais ces
professeurs en chambre ou ambulants ne semblent pas avoir
prospéré. Ce sont des tentatives passagères, l'occasion de
sortir d'une mauvaise situation et parfois de louables enthousiasmes vite
découragés. Les colons semblent eux-mêmes se
désespérer de l'absence de
1 Ibid. Page 18.
2 Ibid. Page 8
3 Ibid. Page 8.
4 J. Fouchard. Les Marrons du syllabaire. Editions
Henri Deschamps, Port- au- prince, Haïti (1953) Page 64
moyens d'éducation dans la colonie, à un point
tel qu'ils gardent leurs enfants à domicile en attendant le premier
voyage de congé qui leur permettra de les conduire à une pension
de Paris ou de leur province d'origine. Quant à encourager la fondation
d'écoles, la plupart ne s'en soucient guère ».
Morreau de St Méry ajoute qu' << au Trou, un
colon de cette paroisse, Monsieur Larat ne parvint pas à recueillir une
seule souscription pour fonder une maison d'éducation au profit de
cinquante orphelins »1.
Nous pouvons, au premier abord, remarquer que dans la colonie
l'éducation ne faisait pas partie de la grande ligne des
préoccupations de la classe dominante. Néanmoins, le livre y
circulait. Il existait une forme d'institutionnalisation de l'éducation.
Mais dans cette société basée exclusivement sur le rapport
de classes et ayant pour assise économique une masse humaine
violentée, discriminée, réduite à l'état de
chose, l'éducation, instance de socialisation par excellence, n'aurait
pu être autre que la reproduction du schéma social, et outil
oeuvrant à la sauvegarde du système social global.
Un autre aspect important de l'organisation du système
éducatif colonial est l'analyse des assises morales de son fondement, vu
qu'il était contrôlé exclusivement par le clergé de
la société dominguoise, également propriétaire de
terres et d'esclaves. Dans la colonie << il était absolument
interdit d'ouvrir une école sans l'avis favorable du curé de la
paroisse, conformément à une ordonnance de M.M de Larnage et
Maillard en date du 7 mai 1745, faisant suite à un arrêt du
conseil du Cap en date du 4 octobre 1717, portant défense aux
instituteurs publics d'avoir école sans approbation des curés,
écrit Jean Fouchard2 ». L'organisation de
l'éducation livrée ainsi totalement au pouvoir des religieux ne
pouvait avoir une assise morale sérieuse, car ces derniers
étaient également propriétaires de terres et d'esclaves,
alors ils devaient veiller á faire fructifier leurs domaines et
accroître leurs revenus. Et en plus de cela, l'austérité,
l'autorité et les qualités morales nécessaires pour
assurer cette mission leur faisaient cruellement défaut. Le même
auteur rapporte que :
<< Le 11 février 1781, le propre Archevêque
de Paris, alarmé par les rapports incessants qui lui parviennent de St
Domingue au sujet de la conduite des religieux, croit de son devoir de
transmettre au général des Dominicains un mémoire
reçu d'un dominicain, stipulant que les Dominicains n'envoient dans les
colonies que le rebut de leur province. Ils prennent des ecclésiastiques
sans moeurs et sans aveu pour remplir les cures vacantes... Les blancs n'ont
aucune confiance en la plupart des curés.(...) »3.
Quelque
1 J. Fouchard. Op.cit. Page 71.
2 Ibid. Page 74.
3 Ibid. Page 74.
temps après, un autre prêtre s'alarme en
s'écriant : « Cette colonie est l'asile de l'impureté, du
libertinage, du scélératisme (...) »1.
Aussi est-il que l'instruction, sous la surveillance d'un tel
clergé, dans une colonie où seulement le lucre et la richesse
facile dominaient les passions, n'aurait pu être autre qu'une institution
d'abêtissement profonde, de reproduction du statu quo, constituant un
blocage systématiquement à tout désir de
dépassement des conditions sociales aliénantes existant.
2.- Violences, idéologie pigmentocratique et
discrimination fondamentales de l'enseignement.-
Quelles sont les valeurs qui ont servi de fondement au
système éducatif de la période coloniale
française ?
La discrimination, la violence, la mystification, le racisme, la
manipulation, devaient, entre autres vices, pour la sauvegarde de cet inique
modèle social, constituer le pivot du système éducatif
colonial.
Dans la colonie, l'école fut l'apanage d'un petit
nombre sélectionné seulement selon la loi de la grande rigueur du
pigment ou de la quantité de mélanine dont la nature dans son
innocence a doté les humains. Si l'éducation, selon le
dictionnaire Petit Robert, est la mise en oeuvre des moyens propres à
assurer la formation et le développement d'un être humain, alors
on comprend pourquoi dans la colonie l'instruction fut le propre des blancs,
organisée par les blancs et pour les blancs. Car seulement ces derniers
avaient le droit de se considérer entièrement comme Homo Sapiens.
Les affranchis, être hybride, à cheval entre la chose et l'humain,
pouvaient tant bien que mal bénéficier des miettes d'une
éducation distribuée au compte gouttes dans la colonie.
L'esclave, reconnu judiciairement comme chose, avait l'interdiction formelle
d'avoir accès à l'enseignement. Paradoxalement cette même
législation qui taxait l'esclave de non-être faisait exigence au
propriétaire d'esclaves de les catéchiser.
A partir de là, l'affirmation préalable que le
racisme, l'idéologie pigmentocratique, l'élitisme constituaient,
entre autres, la base de l'éducation coloniale. Mais qu'est ce qui
explique cette peur qu'avait le colon
1 Ibid. Page 74.
de voir la propagation de l'instruction dans les couches
<< inférieures >> de la colonie ? Cette hantise
répond à un réflexe de conservation tout naturel d'une
classe, face à toute chose éventuellement capable, à la
longue, de lui faire perdre ses avantages socio économiques.
L'économie fut donc le maître mot de toutes les tergiversations
des blancs pour cacher les bienfaits de l'instruction aux habitants de St
Domingue et plus particulièrement à la masse noire esclave.
Au-delà de la question raciale qui, au premier abord, semble motiver les
rigueurs de la stratification sociale de la société, le
contrôle des richesses et le rang social semblent ravaler la race
à un facteur épi phénoménal, loin de pouvoir servir
de matière causale aux luttes fondamentales de la société
St Dominguoise. N'est-ce pas dans ce même fil d'idées que, Engels,
dans une lettre à A. H. Starkenburg, écrit : << nous
considérons les conditions économiques comme le facteur qui, en
dernière analyse, détermine le développement historique.
Mais la race elle-même est un facteur économique
>>1. Pierre Naville dans << Les Jacobins noirs >>,
se veut plus clair en expliquant qu'à St Domingue on doit se garder de
réduire l'importance de la race par rapport à la classe, que
<< la lutte des classes prit l'allure d'une lutte de races
>>2. La stratification raciale et la lutte de classes
féroce dominant la colonie se joignent dans un rapport dialectique ayant
pour base définitive, comme nous l'avons dit tantôt,
l'affrontement social pour le statut, et la condition économique des
acteurs sociaux de l'époque.
La manière dont Edner Brutus rapporte les soubresauts
de la querelle affranchis/blancs pour l'accès à l'instruction
montre bien qu'au-delà des facteurs raciaux, la recherche de la
domination économique absolue des propriétaires blancs
constituait le moteur de cette interdiction. L'auteur explique qu' <<en
s'établissant dans la partie ouest de l'île en 1625, avant que
Bertrand d'Ogeron ne fit venir des prostituées blanches dans la colonie,
les blancs s'accommodèrent des négresses >>3.
Citant Louis E. Elie, il continue : <<Les blancs eurent naturellement des
enfants avec les négresses, et parfois ils arrivaient à s'unir
légitimement avec elles >>4, et << souvent aussi,
ils laissèrent en mourant à leurs enfants mulâtres, les
biens qu'ils avaient amassés à St Domingue >>. En 1685, le
Code noir concéda aux affranchis quasiment les mêmes
privilèges que leurs géniteurs masculins. A cette époque,
ils étaient cinq cent et étaient propriétaires et
commandaient aussi à des esclaves, << ils se rendaient en France,
s'éparpillaient dans les collèges >>5. Mais,
déjà en 1771, les blancs commençaient à ressentir
le poids économique et social de cette classe et tentent de leur imposer
certaines restrictions, que Edner Brutus considère comme <<
insultantes pour les personnes,
1 Cité par L.F. Manigat. Op.cit, page 39. Page
56.
2 Ibid. Page 56.
3 E. Brutus.Op.cit, page 38. Page 10
4 Ibid. Page 10.
5 Ibid. Page 14
mais pourtant ne s'attaquaient pas directement à leur
économie ni encore à leur possibilité d'instruction. A ses
membres, on demanda par exemple de porter des vêtements autrement
taillés ou ornés que ceux des blancs et des blanches. Il leur fut
enjoint de ne plus passer le seuil des magasins où des
représentants de la race servaient la clientèle
>>1.
En 1745, ils sont trois mille, rapporte Louis E.
Elie2. Et « beaucoup d'entre eux reviennent de France. Leur
ascension sociale se fait de plus en plus évidente. Nombre d'hommes de
couleur sont non seulement riches, mais avocats, médecins, chirurgiens,
habiles dans les arts d'agrément. La tension monte du coté des
blancs. En 1755, même les administrateurs de la colonie se sentirent
touchés par la menace que représentaient les affranchis. Ils
accusent les affranchis de rêver aux hautes positions civiles et
militaires, d'acheter les plus magnifiques domaines, de songer à des
mariages avec les gens distingués du royaume >>. Un autre document
leur reproche « d'avoir des blancs à leurs gages et que dès
lors, ils n'en honorent pas assez l'espèce >>3. Les
blancs devaient, face à cette montée ascendante, donner une
réponse adéquate à cette situation. Une réponse qui
n'allait pas tarder à exploser brutalement au milieu des affranchis.
Dans une note officielle déjà on peut lire qu'il est «
essentiel de maintenir dans une grande distance l'espèce qui commande et
l'espèce qui obéit>>4. A côté de
cela une ordonnance royale rétablit que « Tout mulâtre
esclave qui voudrait s'instruire sera puni de cent coups de fouet, tout
mulâtre affranchi redeviendrait esclave >>5. L'exercice
des professions libérales lui est désormais prohibé et
sont déchirés les brevets de capitaine ou de lieutenant dans la
milice, les sages femmes, diplômées de Paris, voient annuler leurs
parchemins.
Toutefois, ces mesures n'atteignirent pas leurs objectifs.
L'importance qu'avaient prise les affranchis dans la colonie comme classe
intermédiaire était trop prononcée pour ne pas
s'amplifier. Non seulement, ils croissaient en nombre, mais ils avaient de plus
en plus de richesse et contrôlaient certaine branche importante dans les
professions libérales. Nemours, dans l'ouvrage pré cité,
rapporte que : « vers 1789 les affranchis étaient 28.000 >>,
et, trois ans plus tard en 1792 « ils avaient au moins le tiers de toutes
les propriétés et de la fortune publique >>6.
Alors, en ce sens les blancs devaient tant bien que mal accepter la classe des
affranchis à la lisière de
1 Ibid. Page 13
2 Cité par Edner Brutus. Op.cit page 38. Page
12.
3 Ibid. Page 13
4 Ibid.Page 13.
5 Ibid. Page 13.
6 Ibid. Page 14
leur position socio-économique, car leur poids social
avait une épaisseur considérable, et toute considération
faite, pour la grande majorité des affranchis, la couleur dorée
de la peau pouvait les disposer à partager plus ou moins le statut
d'homme, accaparé jalousement par leur père.
3.- Profondeurs et problématique de «
l'Académie marron ».
L'esclave devant l'enfer de l'existence St Dominguoise avait
développé différentes formes de résistance. Le
marronnage constituait la plus importante expression de la répulsion de
l'esclave face à ce système. Si pour certains auteurs comme par
exemple Yvan Debbash1 le marronnage est une sorte de <<
désertion >> sans aucune valeur révolutionnaire, pour
d'autres, comme Jean Fouchard, Edner Brutus, Aimé Césaire, il est
présenté comme la base fondamentale de la révolution, un
mouvement de résistance, de protestation et de combat pour et vers le
chemin de la liberté. Que l'approche soit réductionniste ou
excessivement explicative de la révolution, le marronnage constituait
objectivement une véritable académie de formation, et de
fermentation à différents niveaux de la lutte
révolutionnaire jusqu'à l'aboutissement de l'Etat-Nation
d'Haïti. Edner Brutus, dans le livre << Révolution dans
Saint-Domingue >> présente le marronnage comme << une vaste
école révolutionnaire en plein air, avec ses innombrables
succursales et d'où sortiront des bataillons de nègres vaillants,
des escouades de techniciens de la lutte des classes, de la guerre de
partisans, du sabotage, de l'empoisonnement, des enlèvements et des
meurtres >>2. Plus loin il poursuit qu' << ils avaient
leurs propres professeurs, leurs propres doctrinaires et théoriciens,
leurs propagandistes, leurs tacticiens et leurs stratèges, leurs
prêtres et leurs médecins. En grand nombre. (...) De leurs
rapports écrasants avec la nature et avec les hommes, partait, pour
insinuer dans leur coeur gonflé de haine et dans leur tête
taraudée par le besoin d'une existence plus clémente, la
nécessité de leur liberté perdue >>3.
Alors c'est là dans ces grands ateliers où fourmillent ces
idées de lutte, que l'esclave, pour certains, allait partir à la
conquête du livre, séquestré historiquement par la classe
dominante.
Il est à souligner que pour la maintenance de l'ordre
social érigé dans la colonie, et la sûreté des
blancs, l'esclave devait demeurer dans une ignorance totale des connaissances
livresques. Certains nègres à talent ou domestiques, pour les
besoins de la colonie à accumuler de considérables savoir faire
dans des domaines
1 Cité par L. F. Manigat. Op.cit, page 39. Page
100.
2 E. Brutus. La revolution dans Saint-Domingue. Tome
I. Les Editions du Panthéon, Belgique, 1969.Page 24
3 Ibid. Page 24.
particuliers, comme la fabrication des tuiles, des briques,
des vases en terre cuite, constituaient une catégorie consentie à
laquelle pourtant le syllabaire, jalousement protégé par les
blancs, était refusé. Girod-Chantrans venu à St Domingue,
nota cette tentative de tenir l'esclave au dehors du monde du livre. L'on porte
attention, remarque t-il, jusqu'à empêcher que les esclaves
n'apprennent à lire (...) quel danger n'y aurait-il pas en effet,
à éclairer des hommes vexés aussi injustement qu'ils le
sont ! Ce serait les aigrir et les porter à la révolte (...)
>>1.
A bien analyser le mode de vie des esclaves dans la colonie,
les conditions objectives nécessaires à l'apprentissage
n'étaient nullement réunies. Travaillant à longueur de
journée sous le fouet cinglant d'un commandeur, vivant dans une telle
misère, que les bêtes de la colonie n'avaient rien à leur
envier, vu le régime de sentences, de punitions et de tortures,
imposé aux esclaves, l'instruction n'aurait pas dû avoir un
attrait particulier pour cette catégorie de personnes. Pourtant,
l'engouement avec lequel l'esclave cherchait à s'alphabétiser,
les sacrifices énormes qu'il consentait, et les murs restrictifs qu'il
enjambait au risque de terribles représailles, expliquent une soif
intellectuelle énorme. Motivé par le besoin d'atteindre le fruit
défendu, attraction pour l'un des facteurs qui justifient la
qualité d'homme, désir de s'approprier une des armes de
domination de la classe dominante... Complexe question, mais fait flagrant
selon Jean Fouchard, expliquant une volonté énorme pour percer
les mystères du syllabaire.
Effectuant l'analyse de certaines correspondances de
l'époque coloniale, Jean Fouchard rapporte une observation de M. Parhe
stipulant que << sur cent trente esclaves qui composaient la cargaison du
bâtiment à bord duquel il fit le passage de Gambie aux indes
occidentales il y en avait vingt-cinq qui savaient écrire l'Arabe
>>2. Toutefois jusqu'aujourd'hui, à part l'étude
remarquable de Jean Fouchard << Les marrons du syllabaire >> qui a
abordé cette question avec réserve, aucune autre étude
scientifique n'a encore éclairé ce sujet combien important. Mais
vu l'enfer qui happait l'esclave dès la traversée de l'Atlantique
pour le transplanter brutalement dans le cauchemar de la vie coloniale, les
acquis intellectuels de l'Afrique n'auraient pu tenir sur plusieurs
générations.
La lutte qu'ont menée les esclaves dans la colonie de
St Domingue pour s'approprier le syllabaire, était troublante. A
côté du marronnage classique, arme de résistance face
à un système déshumanisant, il se développait
1 Cité J. M. Richard dans le texte du cours
<< Sociologie du système éducatif haïtien >>.
2 J. Fouchard. Op.cit page 41. Page 18.
clandestinement une véritable école alternative,
s'appuyant sur la culture politico-religieuse vodou. Cette école a
formé la majeure partie des premières élites politiques
auteurs de 1804.
Louis E. Elie dans << Histoire d'Haïti >>
raconte au sujet des esclaves que, après une dure journée de
labeur exténuant << des groupes de noirs se réunissaient en
secret, souvent dans un endroit perdu de la campagne, pour recevoir d'un bon
vieux prêtre, des notions de lecture et de calcul (...) La gendarmerie
coloniale, avertie un jour de ces transgressions de lois, décida que les
esclaves surpris dans ces réunions illégales, seraient vendus
à l'encan au profit du trésor >>1. Ceci nous
montre l'ampleur des barbelés érigés contre l'esclave pour
l'empêcher de s'instruire, mais, c'était mal évaluer la
capacité de résistance extraordinaire de ce dernier. << Il
s'est servi de tous les moyens pour atteindre ses objectifs, que ce soit le
déchiffrage de l'alphabet dans les initiales du colon
étampé au fer rouge sur sa poitrine, ou se servant du sang de
leur chair lacérée comme encre pour transmettre les mots de
profond douleur >>2.
Après la proclamation de la liberté
générale, le 29 aout 1793, le désir de s'instruire fit
place à une véritable course à l'instruction. Les
commissaires civils Sonthonax et Polvérel3
développèrent un vaste programme d'instruction, ils allaient
jusqu'à annoncer qu'ils ne délivreraient aucun brevet d'officier
aux citoyens qui ne pourraient signer une pièce quelconque. Dans
l'article 65 de la proclamation de Polvérel relative à la
liberté générale, en date du 31 octobre 1793, il est
stipulé qu' <<il y aura pour chaque section un nombre suffisant
d'instituteurs qui seront chargés d'enseigner aux enfants la lecture,
l'écriture et le calcul, et de leur expliquer les droits et les devoirs
de l'homme et du citoyen. Le nombre sera aussi déterminé par un
règlement particulier. Des écoles sous leurs impulsions furent
créées dans diverses régions de la colonie.
Sonthonax et Polvérel, embarqués en doux vers la
métropole par le fameux Toussaint Louverture, ce dernier allait
poursuivre le programme de l'instruction publique en l'amplifiant. Sous son
bras puissant la colonie a connu un essor particulier que ce soit au niveau de
l'économie, de l'organisation spatiale et politique. L'instruction dans
la colonie n'était plus la propriété exclusive d'une
race-classe, mais toute la population, rurale ou urbaine
1 Cité par J. M. Richard dans le texte du
cours: « Sociologie du système éducatif haïtien
>>.
2 Ibid
3 J. Fouchard.Op.cit page 41. Page 93
pourrait y avoir accès. Jean Fouchard1
illustre ce fait quand il indique que l'instruction publique était
organisée suivant un système. Le système Louverture. Le
syllabaire est porté dans les campagnes. Toussaint interdit d'exposer
les enfants des cultivateurs aux dangers et à la corruption des villes.
Il recommande de créer des écoles dans les ateliers mêmes
et d'y éduquer les enfants, sans les arracher au milieu dont
l'évolution dépendra de leurs bras et de leur cerveau. Il
crée un lycée et des écoles dans les principales villes.
« Instruisez-vous les uns les autres »2 fut le principal
mot d'ordre de l'ingénieux précurseur.
Il faut à ce niveau de notre analyse, louer les
sacrifices de nos ancêtres, qui ont effectué de réels
sacrifices pour abreuver un peu leur soif d'instruction, malgré les
vicissitudes du pervers modèle colonial esclavagiste. Des informations
fournies par l'un des opprimés du régime colonial esclavagiste,
devenu secrétaire du Roi Christophe et précepteur du prince
royal, le baron Pompée Valentin de Vastey3, indiquent que la
plupart de nos ancêtres témoignaient d'une telle ardeur
intellectuelle, qu'ils marchaient avec leurs livres à la main,
interrogeant les passants, requérant de ceux qui savent lire la
signification de tel mot ou de tel signe. C'est ainsi que beaucoup d'individus
avancés en âge parvinrent à se délivrer du poids de
l'ignorance de la culture livresque.
Toutefois, notre éducation, née dans le
brouillard du complexe et inique système colonial esclavagiste
français, lui-même héritier du lourd poids de la
destruction brutale du peuple autochtone, ne saurait facilement se
défaire des troubles socio psychologiques ataviques, attachés
à un système basé sur des oppressions de toutes sortes et
l'aliénation. La formidable révolution fermentée dans les
écoles clandestines sous la toile de fond mysticopolitique du vodou,
religion populaire, et le créole outil de synchronisation des
différentes ethnies africaines, allaient être refoulés par
une élite accapareuse des pouvoirs politiques et économiques,
intériorisant la culture religieuse et linguistique de l'ancienne
métropole, niant totalement la dimension africaine de la
personnalité collective haïtienne. C'est au coeur de ce lacis de
contradictions génératrices de l'ambivalence socio-culturelle que
se forma le complexe système éducatif national.
1 Ibid. Page 95-96.
2 Ibid. Page 96.
3 Cité par Dr Richard dans le texte
précité.
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