L'"arbitralisation" de la cour internationale de justice: une étude critique( Télécharger le fichier original )par Pierre Barry NJEM IBOUM Institut des Relations Internationales du Cameroun - Diplome d'Etudes Supérieures Spécialisées 2010 |
PARAGRAPHE 2LES ELEMENTS TECHNIQUES D' « ARBITRALISATION » DE LA COUR. De façon insidieuse, la Cour peut être inconsciemment, tend à utiliser notamment dans le processus de production de ses décisions, des méthodes, moyens ou formules qui s'apparentent et la rapproche encore plus de l'institution d'arbitrage. Ainsi en est-il lorsque qu'elle essaie de « sauter » pratiquement entre les motifs et le dispositif (B), mieux encore lorsqu'elle utilise des formules parfois creuses comme les principes équitables (A). Mais il faut dire que l'utilisation de ces principes équitables ou même de l'équité en soi n'est pas caractéristique de l'arbitrage. C'est plutôt l'objectif poursuivi dans la mobilisation de ces règles qui amène à les retenir comme éléments techniques d' « arbitralisation » de la Cour. A : L'équité et les principes équitables au service du juge. Le paragraphe 2 de l'article 38 du Statut dispose que le paragraphe 1 de cet article « ne porte pas atteinte à la faculté pour la Cour, si les parties sont d'accord, de statuer ex aequo et bono ». Bien que cette disposition n'ait jamais été utilisée, elle appelle quelques observations. Elle a pour effet de permettre à la Cour, avec le consentement des États parties au litige, de statuer en justice et en équité sans se limiter à l'application rigoureuse des règles de droit international existantes. Pour Georges Abi-Saab, cela constitue un « échappatoire ou la fuite en avant », car pour lui « le recours à l'équité ou aux principes équitables, sans trop les définir ni leur donner un contenu objectif identifiable, rend plus aisée la tâche d'arriver à des solutions transactionnelles d'espèce 371(*)». Il n'a pas forcément tort s'agissant notamment de la vacuité ou du moins du véritable flou qui réside autour de cette notion de principes équitables. Cette notion a vu le jour - et est plus usité - en ce qui concerne le droit de la délimitation maritime. Enoncé pour la première fois de manière vague en 1969372(*), l'arrêt du golfe du Maine de 1984 allait en fournir une « meilleure formulation »373(*). Mais jusque là on n'observe pas une définition formelle de cette notion de principes équitables, ce qui fera dire à Mohamed Bedjaoui que « d'emblée adopté sans baptême, sans dénomination définitive, ni définition précise. Une naissance hasardée, une mort jurée, une résurrection miraculée, une existence obérée, telles furent les étranges avatars de ce concept à éclipse devenu au fil des années un phénomène décidément insaisissable »374(*). Même comme il ajoutera dans la même locution que « cette phase d'incertitude, marquée par une jurisprudence mouvante, semble avoir touché à son terme en 1985, date à laquelle un arrêt de la Cour internationale de justice parait avoir ouvert une nouvelle étape où le concept est enfin apprivoisé. Les `principes équitables' subissent depuis lors une revitalisation et reçoivent même un début de définition ». La Cour elle-même reconnaîtra cette difficulté de définir les principes équitables : « [...] Les critères équitables susceptibles d'être pris en considération aux fins d'une délimitation maritime internationale n'ont pas été l'objet d'une définition systématique, d'ailleurs difficile à donner à priori à cause de leur adaptabilité très variable à des situations concrètes différentes. Les efforts de codification n'ont pas touché à ce sujet. Mais ces critères ont été mentionnés dans les arguments présentés par les parties à des procès sur la détermination de limites de plateau continental, ainsi que dans les décisions judiciaires ou arbitrales prises à l'issue de ces procès375(*) ». Á défaut de définition concrète, les principes équitables font l'objet d'une énumération qui du fait de sa diversité contribue encore plus à alimenter le flou autour de cette notion. Car dans deux arrêts376(*) des principes ont été énoncé mais très curieusement ces listes sont bien différentes. Au final qu'est-ce donc que les principes équitables ? La difficulté à répondre à cette question donne donc raison à Abi-Saab qui parle de technique pour aboutir à une solution transactionnelle. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé dans l'affaire du Plateau continental entre la Libye et Malte précitée. En effet, alors que la Libye invoquait à l'appui de sa thèse le principe du prolongement naturel et la notion de proportionnalité, Malte soutenait que les États sur le plateau continental étaient dorénavant régis par la notion de distance à partir de la cote, ce qui conférait la primauté à la méthode de l'équidistance pour la délimitation du plateau continental, au moins entre États se faisant face, comme Malte et la Libye377(*). La Cour ayant dégagé les principes équitables sus-évoqués, les applique dans son arrêt du 3 juin 1985. Soucieuse d'éviter toute disproportion excessive entre le plateau continental relevant d'un État et la longueur de son littoral, retient comme solution une ligne médiane378(*). La Cour s'exprimera ainsi dans son dispositif : « 1) La délimitation doit s'opérer conformément à des principes équitables et compte tenu de toutes les circonstances pertinentes, de manière à aboutir à un résultat équitable ; [...] C. En conséquence, un résultat équitable peut être obtenu en traçant, dans une première étape de la délimitation, une ligne médiane dont chaque point soit équidistant de la laisse de basse mer de la côte pertinente de Malte (à l'exclusion de l'îlot de Filfla) et de la laisse de basse mer de la côte pertinente de la Libye, ladite ligne initiale étant ensuite ajustée eu égard aux circonstances et facteurs susmentionnés ». Cette « fuite en avant » de la Cour peut selon Abi-Saab être retenue également dans la tendance qu'à la Cour de distendre les motifs et le dispositif. B : La distanciation des liens entre les motifs et le dispositif. Cette technique a été relevée et baptisée par le Professeur Abi-Saab379(*) dont il dresse ici le tableau : « En premier lieu, on peut déceler un certain relâchement ou distanciation des liens entre les motifs et le dispositif. Les anciens arrêts suivaient une démarche rigoureuse de logique formelle : les prémisses telles qu'elles sont exposées amenaient le lecteur inexorablement vers la conclusion. Alors que la lecture de certains arrêts ou avis relativement récents (par exemple l'avis consultatif sur l'interprétation de l'accord du 25 mars 1951 entre l'OMS et L'Egypte380(*) ou l'arrêt dans l'affaire du Plateau Continental Tunisie / Libye381(*) nous laisse avec une impression étrange : dans l'essentiel de l'avis ou de l'arrêt, la Cour expose de manière plus ou moins neutre les thèses et les positions des parties, une technique très utilisée dans l'arbitrage ; de sorte que jusqu'à la pénultième étape de son raisonnement, on ne peut pas encore prévoir la direction dans laquelle ira la décision ; décision qui tombe soudainement avec peu d'explications, et sans que la manière par laquelle elle y est arrivée ne transparaisse réellement de ce qui précède ; en d'autres termes sans un engrenage logique d'inexorabilité qui rend la décision inévitable. Ce qui laisse évidemment à la Cour une plus grande latitude dans le choix des solutions ». Prost et Fouret382(*) semblent relever cette tendance dans l'affaire Gabcikovo Nagymaros, où la Cour elle-même prend soin de souligner cette « distanciation » entre les motifs et le dispositif. En effet, la Cour affirme que « la partie de l'arrêt où elle répond aux questions posées au paragraphe 1 de l'article 2 du compromis revêt un caractère déclaratoire. Elle y traite du comportement passé des parties et détermine la licéité ou l'illicéité de ce comportement [...]. Il revient maintenant à la Cours sur la base de ses conclusions précédentes, d'établir quel devrait être le comportement des parties à l'avenir. La présente partie de l'arrêt est plus normative que déclaratoire383(*) ». Une telle attitude peut également être retenue dans l'avis sur la licéité de l'emploi de l'arme nucléaire où la Cour affirme à l'orée du dispositif que : « Au terme du présent avis, la Cour tient à souligner que sa réponse à la question qui lui a été posée par l'Assemblée générale repose sur l'ensemble des motifs qu'elle a exposés ci-dessus (paragraphes 20 à 103), [...] Certains de ces motifs ne sont pas de nature à faire l'objet de conclusions formelles dans le paragraphe final de l'avis; ils n'en gardent pas moins, aux yeux de la Cour, toute leur importance 384(*)». Ainsi, tous ces mécanismes s'expliquent selon G. Abi-Saab par une double recherche de consensus : « un consensus « extérieur » en arrivant à un résultat qui soit du moins minimalement satisfaisant pour les parties ; et un consensus « intérieur » aussi large que possible au sein de la Cour elle-même, composée de juges représentant un monde beaucoup plus hétérogène et ayant eux-mêmes des formations professionnelles beaucoup plus diverses qu'avant. Avec l'accroissement de l'hétérogénéité de la Cour, ses membres peuvent plus facilement tomber d'accord sur un résultat transactionnel, issu des majorités acquises sur les différents points tranchés, que sur des raisons qui les amènent à ce résultat ». Avant de conclure sous forme d'interrogation « paradoxale » que : quel est l'élément essentiel dans les décisions de la Cour ? Est-il devenu ce que la Cour fait, plutôt que ce qu'elle dit ? Ce qui compte désormais serait-ce la solution concrète que la Cour donne à un problème ; beaucoup plus que sa présentation et son interprétation des règles pertinentes qui l'ont apparemment conduite à ce résultat ? Ces propos du Professeur doivent quelque peu être relativisés. En effet, rien n'interdit à la Cour d'adopter une quelconque formule de rédaction de ses arrêts. De même, une partie de la doctrine affirme plutôt un attardement excessif de la Cour sur les motifs ce qui donne aux arrêts une longueur parfois exaspérante. * 371 Georges ABI-SAAB, « de l'évolution de la Cour internationale de Justice », op. cit. à la p.292. * 372 Arrêt du 20 février 1969, affaires du Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d'Allemagne/ Danemark, République fédérale d'Allemagne /Pays-Bas), C.I.J., Rec. 1969, p.3, par. 88. « La Cour en vient maintenant à la règle de l'équité. Le fondement juridique de cette règle dans le cas particulier de la délimitation du plateau continental entre Etats limitrophes a déjà été précisé. Il faut noter cependant que cette règle repose aussi sur une base plus large. Quel que soit le raisonnement juridique du juge, ses décisions doivent par définition être justes, donc en ce sens équitables. Néanmoins, lorsqu'on parle du juge qui rend la justice ou qui dit le droit, il s'agit de justification objective de ses décisions non pas au-delà des textes mais selon les textes et dans ce domaine c'est précisément une règle de droit qui appelle l'application de principes équitables ». * 373 Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine (Canada / Etats-Unis d'Amérique), arrêt du 12 octobre 1984, C.I.J., Rec.1984, p.246, par. « La délimitation doit être réalisée par l'application de critères équitables et par l'utilisation de méthodes pratiques aptes à assurer compte tenu de la configuration géographique de la région et autres circonstances pertinentes de l'espèce, un résultat équitable ». Cette expression est de Maurice KENGNE KAMGA, Délimitation maritime sur la cote atlantique africaine, Bruxelles, Bruylant, 2006, 317 p, à la p.41. * 374 Mohamed BEDJAOUI, « L''énigme' des `principes équitables' dans le droit des délimitations maritimes », Revista Española de Derecho Internacional, vol. XLII, 1990, pp. 367-388, p.368-369 cité par Maurice KENGNE KAMGA, ibid. à la p.42. * 375 Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine (Canada / Etats-Unis d'Amérique), Ibid par.157. * 376 c'est ainsi que dans l'arrêt du 3 juin 1985, en l'affaire du plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/malte), C.I.J., Rec.1985, p.13, par.46, la Cour énonce un certain nombre de principes : le principe qu'il ne saurait être question de refaire complètement la géographie ni de rectifier les inégalités de la nature ; le principe voisin du non empiétement d'une partie sur le prolongement naturel de l'autre, qui n'est que l'expression négative de la règle positive selon laquelle un État côtier jouit de droits souverains sur le plateau continental bordant sa côte dans toute la mesure qu'autorise le droit international selon les circonstances pertinentes ; le principe du respect dû à toutes ces circonstances pertinentes ; le principe suivant lequel, bien que tous les États soient égaux en droit et puissent prétendre à un traitement égal, « l'équité n'implique pas nécessairement l'égalité »(C.I.J. Recueil 1969, p. 49, par. 91) ni ne vise à rendre égal ce que la nature a fait inégal ; et le principe qu'il ne saurait être question de justice distributive. Au par.157 de arrêt du golfe du Maine précitée, la Cour dit : « On peut rappeler entre autres celui exprimé par la formule classique que la terre domine la mer ; celui prônant, dans les cas où des circonstances spéciales n'en requièrent pas la correction, la division par parts égales des zones de chevauchement entre les zones maritimes et sous-marines relevant respectivement des côtes d'Etats voisins ; celui recommandant, dans la mesure du possible, le non-empiétement de la projection en mer de la côte d'un Etat sur des étendues trop proches de la côte d'un autre Etat ; celui tendant à éviter, autant que possible, un effet d'amputation de la projection maritime de la côte ou d'une partie de la côte de l'un des Etats concernés ; celui visant à tirer, dans certaines conditions, les conséquences appropriées d'éventuelles inégalités dans l'extension des côtes de deux Etats dans la même aire de délimitation ». * 377 La Cour internationale de Justice, op. cit. note 32 à la p.126. * 378 La Cour internationale de Justice ibidem. * 379 G. ABI-SAAB, Ibid. p. 291. * 380 C.I.J., Rec., 1980, p.73. * 381 C.I.J., Rec., 1982, p.18. * 382 op. cit. p.230. * 383 Projet Gabcikovo Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie), 1997, C.I.J., Rec. 5 aux paragraphes 130-131. * 384Licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996, p. 226, par.104. |
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