CHAPITRE IV :
L'ONTOLOGIE DE LA MORT : LA MORT COMME TERME DE
L'EXISTENCE DU DASEIN
Le philosophe de Freibourg-en-brisgau, M. Heidegger, dont les
lecteurs et les critiques ont à maintes reprises affirmé qu'il
s'est fait le défenseur de haute facture de l'être en oubliant
l'homme105, nous amène progressivement dans la profondeur de
sa pensée unifiée à travers ses investigations sur
l'homme. En effet, pour lui, l'ontologie fondamentale réclame un
soubassement ontique, c'est-à-dire que l'étude de l'être a
pour fil conducteur l'analyse de l'homme. Après avoir analysé
1'ek-sistence humaine dans sa plus grande étendue comme une
ouverture ek-statique, comme une relationalité ontologique et
ontique, Heidegger ne fait pas l'économie d'une réflexion hors
pair sur la mort : une réflexion ontologique et
phénoménologique de la mort. Mais qu'est-ce qui peut bien
signifier cet intitulé quasiment insolite? Comment la mort
apparaît-elle dans son essence même chez le père de
l'ontologie ?
IV.1. Le Dasein : l'être-pour-la-mort
La phénoménologie se borne à
décrire les réalités qui se donnent à voir dans
notre champ expérimental afin de leur conférer un sens. Elle est
une explicitation des phénomènes. Chez Heidegger, étudier
la mort en tant que phénomène revient à chercher son sens,
son être ou son essence. Dans cette optique, l'ontologie
phénoménologique de la mort pourrait brièvement signifier
une quête descriptive du sens et de l'essence de la mort. L'analyse
heideggérienne de la mort est une interprétation existentiale de
la mort qui précède toute interprétation biologique,
ethnologique et psychologique de ce phénomène. L'existence
humaine est un phénomène inscrit dans cet intervalle qui va de la
naissance à la mort.
Le « Dasein ist sein zum Tode
»106, c'est-à-dire que le Dasein est un
être-pour-lamort. Dès la naissance, dès son
ek-sistence, il est tout entier tendu, voué à la mort.
Dans la lucidité de l'angoisse, il apparaît avec l'éclat du
feu qu'à tout instant, et dès le premier moment de sa vie, le
Dasein est capable et sur le point de mourir. La mort est,
105 M. Heidegger, Cahier de l'herne, l'Herne, Paris,
1983, p. 383.
106 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p.
266.
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pour lui, une manière d'être, une modalité
d'être qui l'affecte dès qu'il existe, et qui mûrit
implacablement en lui. Dans cette perspective purement
phénoménologique, le phénomène de la mort
apparaît comme la possibilité de l'existence qui conduit à
la nonexistence, au néant d'être. Ainsi, la mort est le
néant d'être du Dasein. Dans l'angoisse, celui-ci réalise
l'expérience fondamentale du néant de son être.
Comprise comme la modalité la plus propre d'être
de l'homme, la possibilité absolument inévitable,
inconditionnée, insurmontable et indépassable, la mort est ainsi
la possibilité de l'impossibilité de toute autre
possibilité. Autrement dit, << la mort est possibilité
de la pure et simple impossibilité de l'être-là
».107 En effet, lorsqu'elle survient, la mort annule toutes les
autres possibilités, tous les projets de l'homme ; elle se
présente comme l'«élément zéro»,
c'est-à-dire l'élément absorbant de toutes les ambitions
humaines. D'une part, la mort est le pouvoir-être le plus propre,
c'est-à-dire le plus authentique du Dasein. D'autre part, elle
est authentique pouvoir-être, pouvoirêtre qui demeure toujours
pouvoir, qui ne se réalise jamais, au moins tant que le Dasein est
là. La mort est donc possibilité authentique (propre) et
authentique possibilité (insurmontable).
En outre, dire que l'homme est un être pour la mort,
selon la compréhension de Heidegger, cela signifie qu'il est un
être voué à la mort et que celle-ci se présente ici
comme une affaire très personnelle et très individuelle, en ce
sens que chaque homme est inexorablement condamné à mourir seul ;
personne ne peut mourir à la place de l'autre : << Nul,
affirme l'auteur, ne peut décharger l'autre de son
trépas.»108 Quelqu'un peut bien << aller
à la mort pour un autre ». Toutefois cela revient à dire :
se sacrifier pour l'autre dans un cas déterminé. Mais <<
mourir ainsi pour (autrui) ne peut jamais entraîner que l'autre
serait dans la moindre façon déchargé de sa mort.
» 109 Cela consiste à dire que, ontologiquement parlant, il ne
peut jamais avoir de mort par << représentation », par
<< procuration », c'est-à-dire par délégation.
Le trépas, c'est à chaque Dasein de le prendre comme une affaire
individuelle et personnelle, c'est-à-dire que chaque homme doit porter
et assumer son trépas. C'est là la modalité d'être
propre (authentique) à chaque être humain. Désormais, et
dans la perspective heideggérienne, toute notion de sacrifice
(mourir-pour-autrui ou à la place d'autrui) est vidée de son
107 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p.
170.
108 Ibidem, p. 240.
109 Idem.
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sens. Selon Heidegger, ce serait une aberration de dire qu'on
peut mourir à la place de l'autre.
Si la mort est donc le néant de toute
possibilité, est-ce à dire que l'homme ne doit plus avoir des
projets ? L'homme doit-il tomber dans la résignation et dans le
fatalisme ? Quand le Dasein sait pertinemment qu'au surgissement, à
l'avènement de la mort tout devient néant d'être, comment
va-t-il donc concevoir son existence et tout ce qui implique comme désir
de réalisation de soi ? Pour Heidegger, la réponse à ces
interrogations est sans ambiguïtés. Une fois que l'homme sait qu'il
est un être-pour-lamort et que, à cause de cela, refuse d'agir, il
tombe en quelque sorte dans la déréliction, dans l'existence
inauthentique. Car,
« avec l'être-pour-la-mort, la
possibilité ontologique d'un pouvoir-être total et authentique du
Dasein est donc démontée. Ce mode d'être
authentique de l'homme n'est pas une « construction théorique
», mais est attesté existentiellement par la voix de la conscience
qui convoque le Dasein hors de la perte dans le on et l'appelle
à son pouvoir-être le plus propre »110.
Répondant à cet appel, l'homme existe
résolument, c'est-à-dire en vue de luimême. En anticipant
résolument la mort, le Dasein existe authentiquement en vue de
lui-même et de son pouvoir-être le plus propre. Ainsi, la
résolution anticipante est la forme originaire et authentique du souci.
En sachant pertinemment que l'homme est pour la mort, il doit assumer son
être-jeté-dans-le-monde.
C'est ici que l'originalité de l'interprétation
ontologico-phénoménologique de la mort chez Heidegger est,
à notre avis, mise en évidence. En effet, la mort comme
possibilité de l'impossibilité de toute possibilité, loin
d'enfermer le Dasein, l'ouvre plutôt à ses possibilités sur
le mode le plus authentique. Ce qui implique toutefois qu'elle soit
assumée de manière authentique par lui, en ce sens qu'elle soit
reconnue explicitement par lui comme sa modalité d'être la plus
propre. Cette façon d'assumer pleinement la mort comme
possibilité est ce que Heidegger appelle l'anticipation de la
mort111. Anticiper la mort ne signifie pas y penser au sens de
garder à l'esprit le fait que nous devons mourir ; cela ne signifie pas
non plus « s'abandonner à la mort ». Pour le philosophe
allemand, l'anticipation de la mort s'identifie à la reconnaissance du
caractère non définitif de chacune des possibilités
concrètes que la vie nous présente, de
110 A. Boutot, Martin Heidegger, op.cit., p. 33.
111 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 261.
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telle sorte que le Dasein ne se fige pas en se projetant
définitivement sur la base de telle ou telle de ces possibilités,
mais reste continuellement ouvert:
« L'anticipation, indique-t-il, ouvre à
l'existence comme sa possibilité la plus extrême le renoncement
à elle-même et brise ainsi tout raidissement sur l'existence
à chaque fois atteinte [...]. Parce que l'anticipation de la
possibilité indépassable ouvre avec elle toutes les
possibilités situées en deçà d'elle, elle porte
avec elle la possibilité d'une anticipation existentielle du
Dasein total, c'est-à-dire la possibilité d'exister
comme pouvoirêtre entier. »112
Bien que l'homme soit inconditionnellement un
être-pour-la-mort, l'anticipation résolue du
phénomène du mourir apparaît ici comme un antidote, comme
une soupape de sécurité contre toute conception dramatique et
tragique de la mort.
Ce point de vue de Heidegger voudrait nous amener à
poser le phénomène de la mort comme une << forme >>
de la vie ; elle est innée à la vie si bien que, dès que
celle-ci se manifeste, celle-là est déjà là. La
mort n'apparaît pas au moment de la mort, elle est là dès
la naissance ; on pourrait même dire qu'elle précède la
naissance : << la vie serait différente du tout au tout si la
mort ne l'accompagnait pas dès ses débuts, mais se
présentait seulement à son terme>>.113 Une
telle conception du mourir ne veut pas dire que la mort doit être
acceptée avec joie ou célébrée comme on le ferait
à l'occasion d'une réussite. Concevoir ainsi la mort conduirait
à considérer Heidegger comme un << nécrophile
>> (qui aime la mort). C'est tout le contraire. En effet, si la mort
pour les religions du salut, porte en elle le risque de la perdition, il y a
donc chez Heidegger reconnaissance de la réalité de la mort
à sa juste valeur. La mort est quelque chose qui arrive
inévitablement, transforme radicalement, joue un rôle dans le
processus de la vie ; elle est quelque chose de naturel. La vie et la mort sont
les deux versants de l'existence de l'homme. N'est-ce pas à cause de
cela que Heidegger parvient à considérer la mort comme
constitution de l'existence du Dasein ?
IV.2. La mort comme constitution fondamentale du
Dasein D'après le Dictionnaire Larousse, la
<< constitution >> est << action de constituer,
c'est-à-dire de regrouper des éléments afin de former un
tout >> ou bien le fait de
112 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 264.
113 E. Morin, L'homme et la mort, Seuil, Paris, 1970, p.
274.
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<<former l'essence, la base de quelque chose
>>.114 Dans la logique de cette définition, on peut
dire que lorsqu'une chose est un élément constitutif d'une autre
elle devient un élément essentiel et non accidentel. Dès
lors, comment pouvons-nous comprendre que la mort soit considérée
comme partie constituante du Dasein ? C'est une question apparemment triviale,
mais combien elle revêt une importance capitale. Ce n'est qu'en nous
mettant à l'école, à l'écoute attentive du
philosophe Heidegger que nous saisirons la pertinence de cette nouvelle
considération sur la mort.
On nous a habitués à considérer la mort
comme étant quelque chose d'extérieur à l'homme. En
témoignent les communiqués nécrologiques qui nous font
toujours croire que la mort d'un individu, qu'elle soit naturelle ou
accidentelle, c'est-à-dire causée par un agent quelconque, est
considérée comme un drame ou une tragédie. Pour Heidegger,
tel n'est pas le cas. La méditation de ce phénoménologue
sur la mort se veut donc un dépassement et un déplacement de
cette conception classique du phénomène du mourir.
Selon lui, en effet, la mort est une dimension constitutive et
fondamentale de l'exister humain. C'est le véritable statut que nous
devons reconnaître à la mort de l'homme : << la mort est
repérée comme un phénomène existential. Cela engage
la recherche dans une orientation purement existentiale sur le Dasein
chaque fois mien. >>115 Cela dit, la mort n'est pas un
accident, elle est inhérente à l'existence de l'homme. Par
analogie, nous dirons que, autant il n'y a pas de médaille sans revers,
autant on ne peut concevoir la vie sans la mort : << la mort,
renchérit l'auteur, est un phénomène de la vie.
Vie doit être compris (sic) comme un genre d'être auquel un
êtreau-monde appartient. >>116 Ainsi, si personne
ne peut décharger autrui de sa mort et ne peut stricto sensu
« mourir pour l'autre, cela implique que le «
mourir n'est pas seulement une détermination extrinsèque de
l'existence, un accident de la substance " homme", mais au contraire un
attribut essentiel de celui-ci. Le rapport que l'être humain entretient
avec le mourir est donc constitutif de son être même et premier par
rapport à toutes ses autres déterminations. »117
Dans un cours dispensé pendant la parution d'Etre et
temps où Heidegger aborde, d'après le témoignage de
F. Dastur, pour la première fois l'analyse de l'être-
114 Dictionnaire Petit Larousse en couleurs, Librairie
Larousse, Paris, 1990, p. 258.
115 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 240.
116 Ibidem, p. 246.
117 F. Dastur, Heidegger et la question anthropologique, op.
cit., p. 22
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pour-la-mort, il parvient à affirmer que la certitude
du devoir-mourir est le fondement de la certitude que le Dasein a de
lui-même, de sorte que ce n'est pas le cogito sum, le <<
je pense, je suis » qui constitue la véritable définition de
l'être du Dasein, mais bien entendu le sum moribundus, <<
je suis mourant », le moribundus, le << destiné
à mourir », donnant seul son sens au << sum »,
au << je suis ».118
En somme, nous reconnaissons avec Heidegger que la mort ne
peut plus apparaître comme l'interruption de l'existence, comme ce qui
déterminerait la fin de celle-ci de manière externe, mais comme
ce qui constitue ce rapport du Dasein à son propre être que
Heidegger nomme existence. Comme face cachée de la vie, lorsqu'elle
apparaît, la mort peut être vécue avec beaucoup plus de
sérénité et de lucidité, étant entendu que
sérénité signifie d'un côté
détachement de cette conception traditionnelle et tragique de la mort,
et de l'autre détachement de cette idée de nous considérer
comme des immortels dans notre existence ou dans notre
être-au-monde119 .
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