CHAPITRE III :
LE DASEIN ET SON RAPPORT AU
LANGAGE EXISTENTIAL
Heidegger voit dans le langage comme moyen d'expression et de
communication la cause essentielle de l'inflation verbale perpétuelle du
monde moderne et contemporain. Une telle essence nous plonge dans l'oubli le
plus épais de l'être du langage. C'est ce qu'il appelle le
<<danger >> ou <<péril >>. Ce
danger est menace du langage originel lui-même condamné à
ne plus se déployer que comme fonds disponible, c'est-à-dire
comme étant subsistant et menace de l'être du Dasein devenu sourd
et aveugle à sa propre essence, celle d'être le <<
là >> de l'être. C'est pourquoi, la pensée
du danger comme danger est nécessaire et urgent, car c'est dans la
pensée du danger comme tel que pointe à l'horizon ce qui sauve,
c'est en mettant en lumière la menace que fait peser sur nous le mode
interpellant que nous pouvons nous débarrasser, nous libérer de
l'emprise de cette inflation continue verbale.
III.1. Ereignis et langage
Selon Martin Heidegger, le premier danger que recèle
l'usage du langage moderne est qu'il maintient l'homme dans une surdité
à l'appel et à l'interpellation de l'être, ce qui est aussi
une ignorance de sa propre essence, celle d'être le <<
là >> de l'être, le << messager du langage
>>. Se ferme alors la possibilité d'une entente ou d'une vision.
C'est ce que Heidegger appelle la << surdité et la
cécité ontologiques de celui qui est sourd et aveugle à la
physis, sourd et aveugle à l'être >>70.
Celui-là abandonne alors son être libre, c'est-à-dire qu'il
<< oublie sa part, son destin, sa vocation la plus estimable. Abandon
de soi, oubli de l'être, dissipation de soi dans la consommation
d'étants : telle est la figure de l'errance >>71
et tel est aussi, aux yeux de Heidegger, le danger suprême qui menace
l'homme moderne. Car« devenu simple outil de communication, le langage
s'insurge contre la parole, exclut de plus en plus de lui-même toute
capacité de
70 M. Heidegger, << Ce qu'est et comment se
détermine la physis >>, in Questions II,
traduction française par K. Axelos, F. Fédier, Gallimard, Paris,
1968, p. 522.
71 M. Heidegger, << Vom wessen der Wahrheit
>> (1954), << De l'essence de la vérité >>,
traduction française par A. De Waelhens et W. Biemel, in Questions
I, Gallimard, Paris, 1968, p. 186.
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monstration originelle des choses
>>72. Ainsi, tantôt informatisé,
tantôt simplement nivelé et appauvri par les médias, le
langage est réduit à véhiculer des << messages
>> préétablis. En outre, et parce qu'il concerne
l'être lui-même, le danger relatif à l'oubli de l'essence du
langage n'est pas un danger quelconque, il est le << danger par
excellence >>. Ce qui constitue aux yeux de Heidegger, le
<<danger suprême >> ou <<danger par
excellence >> est que « l'être lui-même soit
oublié, c'est que l'oubli ne soit plus pensé comme oubli, c'est
l'absence de détresse. L'absence de détresse est donc la
détresse suprême >>73. Cette détresse
suprême est aussi fort remarquée dans la sphère politique
lorsque le politicien s'empare du langage pour ses allocutions
mensongères, notamment lors des campagnes électorales. L'oubli de
l'essence du langage conduit inconditionnellement à l'oubli de la
vérité, et c'est ainsi que dans le champ politique, le mensonge
ou le langage mensonger devient le critère indiscutable de la <<
maturité politique >>. Ceci pour dire en fait que s'il faut se
tailler une place dans le gouvernement et l'assurer en permanence, il faut
savoir user de la duplicité, de la dissimulation et du mensonge, ces
<< vertus politiques >>, afin d'apparaître << homme de
confiance >> aux yeux de ses chefs hiérarchiques. Et c'est dans
cette optique qu'il est important de comprendre que les politiciens <<
n'échapperaient pas aux mensonges inéluctables,
inhérents à 1'existence politique >>74.
Par ailleurs, à cause de l'instrumentalisation du
langage comme moyen d'expression et de communication, le Dasein tente
d'échapper à la contrainte d'écoute de l'être qui
l'oblige sans cesse à le dévoiler et à le déployer,
car << l'être même, dit Heidegger, est contrainte
>>.75 Mais à quoi l'être nous contraint-il ?
A cette question, Heidegger répond sans équivoque: <<
Il nous contraint à l'entendre et à le dire, à le
porter au langage. Nous ne pouvons pas ne pas entendre l'être même
silencieusement, et toute parole que nous disons dit l'être.
>>76 C'est la raison pour laquelle Heidegger évoque,
non sans ambiguïté que l'être est << ce qui a
toujours réclamé l'homme dans une
72 M. Haar, << Le tournant de la
détresse >>, in Heidegger, Cahier de l'herne, L'Herne,
Paris, 1983, p. 344
73 Ibidem, p. 346.
74 R. Polin, << Principes du mensonge
politique >>, in Le langage. Actes du XIIIè congrès des
sociétés de philosophie de langue française,
Genève, 2-6 août 1966, éd. La Baconnière,
Neuchâtel (Suisse), 1966, p. 359.
75 M. Heidegger, Nietzsche I, traduction
française par P. Klossowxki, Gallimard, Paris, 1971, p. 365.
76 M. Heidegger, << La question de la technique
>>, in Essais et conférences, traduction française
par A. Préau et préfacé par J. Beaufret, Gallimard, Paris,
1958, p. 25.
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parole à lui adressée (Anspruch)
»77. Dès lors, l'homme << ne peut jamais
être homme, si ce n'est comme celui auquel une telle parole
s'adresse »78. Etre homme, selon notre auteur, c'est
précisément :
<< être cet étant insigne qui a la
tâche de porter l'être à la parole ; être homme c'est
entendre et répondre à cet appel de l'être. Quels que
soient le moment et les caractéristiques de 1'existence, nous sommes mis
face à l'être. Nous sommes toujours déjà «
conduit dans le non-caché », que l'on agisse, parle ou pense. Ce
qui est premier c'est l'appel de l'être, et 1'homme ne fait qu'y
répondre. »79
Pour parvenir à répondre à l'appel de
l'être, Heidegger souligne que le Dasein doit d'emblée se disposer
à faire une expérience avec le langage originel qu'il nomme donc
Ereignis qui veut dire << évènement » ou
<< avènement ». Ce mot qui est en quelque sorte le nouveau
sens même de l'être veut exprimer la coappartenance entre l'homme
et l'être, coappartenance dans laquelle le Dasein est appelé
à se mettre à l'écoute de l'être. Que signifie en
fait faire une expérience avec le langage originel ? Les
conférences sur le langage, rassemblées sous le titre de
Acheminement vers la parole, nous aideront à répondre
à cette question.
Faire une expérience avec quelque chose, que ce soit
une chose, un homme ou un dieu, signifie que ce quelque chose vient à
nous, nous rencontre, nous renverse et nous change, que nous recevons ce
quelque chose qui nous concerne et nous réclame et que nous accommodons
ou nous soumettons à lui dans la mesure où il transforme en lui
selon qu'il nous réclame.80 Faire une expérience avec
quelqu'un veut dire plus qu'expérimenter quelque chose comme ce serait
le cas d'un chimiste ou d'un biologiste dans son laboratoire. Dans ce dernier
cas, il s'agit tout simplement, en chemin sur un chemin, d'atteindre quelque
chose (un résultat confirmant ou infirmant des hypothèses
formulées). Dans l'autre cas, ce vers quoi nous sommes en chemin pour
l'atteindre, nous concerne lui-même, nous rencontre et nous
réclame dans la mesure où il nous
77 M. Heidegger, << La question de la technique
», in Essais et conférences, op. cit., p. 25.
78 M. Heidegger, Nietzsche I, op. cit., p.
27.
79 Ibidem, p. 31.
80 M. Heidegger, Unterwegs zur Sprache
(1959), Acheminiemnt vers la parole, traduction française par
J. Beaufret, B. Brokmeier et F. Fédier, Gallimard, Paris, 1976, p.
177.
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change en lui.81 L'homme n'est seulement homme que
dans la mesure oü, promis pour recevoir l'interpellation du langage, il
est employé pour le langage afin de le parler.
Le mot est le voisinage oü habitent la poésie et
la pensée. Non pas que ce voisinage résulte de l'arrivée
en un milieu de la pensée et de la poésie venant on ne sait
d'oü. La proximité qui approche est elle-même
l'Ereignis à partir duquel la poésie et la pensée
sont envoyées à leur propre essence. Si donc la proximité
du poétiser et du penser est celle du dire (des Sagens), notre
pensée est par là même amenée à
présumer que l'Ereignis se déploie selon ce dire,
c'est-à-dire selon cette dictée dans laquelle le langage nous
confie son essence. Le voisinage du poétiser et du penser comme habiter
dans la proximité qu'est la dictée est la région dans
laquelle nous pouvons être amenés devant la possibilité de
faire une expérience avec le langage.82
Nous séjournons dans cette région
(dictée), mais de telle manière que nous ne sommes pas encore
parvenus proprement à ce qui nous concerne, nous appelle, nous abrite et
nous contient (be-langt) dans le déploiement de notre propre
essence.83 Le chemin qui doit nous amener à cela qui nous
concerne de cette façon est indiqué dans le signalement
impliqué dans : << Das wesen der Sprache ; Die sprache des
Wesens >>.84 L'essence du langage doit être
cherchée dans la direction de ce que Heidegger nomme << Die
sprache des Wesens >>. Dans ce dernier cas, << Wesen
>> ne signifie plus << essence >>, mais
déploiement de ce qui dans son déploiement même nous
concerne, nous interpelle, vient à nous et ainsi bâtit les chemins
que nous devons prendre pour que notre être profond habite son propre
domaine dans lequel il a son origine. << Die sprache des Wesens
>> signifie que le langage appartient à ce qui se déploie
ainsi, qu'il est le propre de ce qui se déploie ainsi en nous
interpellant. Ce déploiement interpellant nous interpelle en ce qu'il
est essentiellement << dictée >>, c'est-à-dire
langage originel. Point n'est besoin d'insister ici pour voir que ce langage
n'est pas ce que nous nous représentons habituellement comme instrument
de communication.85 Ce langage est ce que Heidegger appelle <<
Ereignis >>, en ce sens qu'il est un déploiement qui
appelle l'homme à son être propre en ce qu'il est une
dictée (Sage). C'est le langage originel. Ainsi,
l'Ereignis en tant que dictée rassemble, c'est-à-dire se
fait déployer la proximité
81F. Couturier, Etre et monde, op. cit., p.
214.
82M. Heidegger, Acheminement vers la parole, op.
cit., pp.198-199. 83Ibidem, p. 119.
84 Ibidem, p. 200.
85 Ibidem, p. 203.
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qu'habitent en voisins le poétiser et le penser en tant
qu'ils sont des manières privilégiées du dire.
L'expérience originaire que Heidegger veut nous amener
à faire avec le langage originel vise à conduire au langage, le
langage en tant que langage et non pas en tant qu'activité de
l'homme-sujet représentant, ni en tant qu'expression ou moyen de
communication.86 Cette expérience, comme nous l'avons
mentionnée ci-dessus, nous change dans la mesure où notre rapport
au langage devient autre. Faire cette expérience avec le langage, c'est
accomplir le pas en arrière : en arrière des
représentations usuelles relatives au langage, dans le domaine où
le langage originel nous convoque comme dictée. C'est dans ce sens qu'il
faut comprendre la tournure heideggérienne : << le langage
parle >>87. Le langage parle en tant qu'il montre, et il
montre en atteignant toutes les régions de la présence et en
laissant apparaître en elles le présent. Nous, les hommes, nous
parlons dans la mesure où nous entendons la voie silencieuse de la
dictée du langage. Nous devons nous laisser dire le dire originel du
langage. C'est cela qui signifie dans la perspective de Heidegger entendre ou
écouter le langage. Nous écoutons, c'est-à-dire nous
pouvons écouter le langage parce que d'une part nous lui appartenons et
d'autre part, nous habitons en lui. Rappelons-nous la célèbre
formule de Heidegger : << Le langage est la maison de l'être,
dans son abri habite l'homme. >>88 Et parce que nous lui
appartenons, le langage peut disposer de nous, nous employer en employant notre
parler sans pour autant le ramener à un simple produit de notre
activité parlante. Autant l'homme est le berger de l'être, autant
il est le messager du langage. Il n'en est pas le propriétaire, mais la
sentinelle, pourrions-nous dire, dont la mission qui lui est dévolue
consiste à veiller sur le déploiement du langage originel.
III.2. Du langage existential au langage humain
(existentiel): rapport dialogique
Le langage, pris dans son sens global comme tout
phénomène qui manifeste l'expressivité de l'homme,
revêt chez Heidegger différentes significations : la signification
existentiale (ontologique) et la signification existentielle (ontique), et
entre
86 M. Hedegger, Acheminement vers la parole, op.
cit., p. 242.
87 Ibidem, p. 254.
88 M. Heidegger, << Lettre sur l'humanisme
», in Questions III, op.cit., p. 149.
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les deux un dialogue doit s'établir. Pour arriver
à la détermination de cette double signification du langage,
Heidegger va en quête du site propre du langage humain en se mettant
à l'écoute de son parler plutôt que de le traiter
en objet de connaissance. A l'encontre de la conception courante qui voit dans
le parler seulement le pouvoir d'expression de l'homme, notre auteur
découvre qu'avant tout parler humain, il existe le langage existential
ou originel.
Heidegger rompt, quant à lui, de manière
décisive avec le mode de représentations habituelles du langage,
se situe au-delà d'elles et parvient ainsi à faire cette
découverte originale de la vérité tautologique et
paradoxale selon laquelle, en amont de toute expression humaine, c'est le
langage qui parle et non véritablement l'homme. Cette découverte
vient du fait qu'il pense l'essence, en allemand Wessen, non plus
comme un genre ou une quiddité, mais comme le déploiement de
l'être de quelque chose. Le risque du retour de la métaphysique
est clairement impliqué dans les énoncés tautologiques par
lesquels Heidegger évoque la nouvelle essence du langage : <<
le langage parle >>, << le langage est langage
>>89. Il l'est aussi par le but qu'il se donne à
lui-même dans Acheminement vers la parole:
réfléchir sur le langage lui-même et uniquement sur lui,
parce que << le langage lui-même est langage et rien de
plus >>90. En outre, lorsque le philosophe dit que le
langage est monologue, « cela veut dire à présent,
d'après ses propres explications, deux choses : le langage seul
est ce qui, à proprement parler, parle. Et il parle solitairement
>>91.
Tout emploi concret ou ontique du langage présuppose
que celui-ci nous est déjà parlé. Le langage est avant
tout, plus originairement qu'une faculté dont nous disposons, une parole
adressée, sans laquelle nous ne pourrions plus parler. Si le parler est
d'abord et fondamentalement un écouter, cela ne veut pas dire pour
autant que l'homme soit un auditeur passif. Ce n'est pas accidentellement que
le langage est une parole adressée : son essence consiste dans cette
parole adressée à nous. << La parole, nous dit
Heidegger, doit nécessairement, à sa façon, nous adresser
elle-même la parole, c'est-à-dire son déploiement. La
parole se déploie en tant que cette parole adressée.
>>92 En mettant l'accent sur le caractère monologique
et solitaire du langage originel, on penserait que
89 M. Heidegger, Acheminement vers la parole, op.
cit., p. 254.
90 Ibidem, p.14.
91Ibidem, p. 254. 92Ibidem p. 165.
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Heidegger refuse à l'homme toute capacité de
parler. Bien au contraire. Le langage existential est annonce, appel, mais il
emploie l'homme comme son messager. Il a besoin du parler humain et il n'est
cependant pas le simple produit de notre activité linguistique. C'est
dans cette perspective que cet auteur critique de Heidegger, G. Vattimo,
pouvait bien dire : << Le langage ne se donne que dans le parler de
l'être-là (Dasein) et, en même temps, ce parler
trouve déjà ses possibilités et ses horizons
définis par le langage lui-même, non pas comme une structure
rigide qui le contraindrait mais comme un appel auquel il répond.
»93 Et F. Dastur de renchérir que le langage ontologique
en tant que dire ou dictée
<< appelle l'homme du regard. Get
être-appelé et regardé constitue la véritable
spécificité de l'humanité par rapport à
1'animalité : ce n'est plus en effet l'homme qui a besoin de comprendre
ce langage, selon la perspective transcendantale qui était celle de
Heidegger dans la première phase de sa pensée, c'est le langage
qui a maintenant besoin de l'homme en vue de la propriation des étants.
G'est en tant que tel que 1'homme est voué à la parole et
à la voix, laquelle n'est plus un phénomène secondaire, la
réponse appropriée de l'homme au dire
».94
Ce langage originel qui est à la fois monologue et
solitaire, comme nous l'avions sommairement dit, est dictée
(Sage). Mais est-ce à dire que ce langage exclut tout rapport
au langage humain ? Que devient l'homme ou son langage dans le
déploiement de ce langage originel ?
Le langage authentique ou existential est dictée. Dire,
dans l'acception heideggérienne, signifie montrer, c'est-à-dire
laisser apparaître, laisser voir, laisser entendre. En tant que montrer
ou monstration, la dictée laisse apparaître l'étant comme
présent ou absent, elle articule en quelque sorte la libre ouverture de
la clairière où toute présence et toute absence doivent
s'annoncer selon le mode de l'apparaître ou du disparaître. Et pour
que le mode de l'apparaître soit effectif, le Dasein doit faire un vide
en lui-même : se mettre dans une attitude silencieuse et ainsi
écouter.
93 G. Vattimo, op. cit. p. 137.
94 F. Dastur, Heidggger et la question
anthropologique, éd. Peeters, Louvain-Paris, 2003, p. 117.
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III.3. Langage du Dasein comme silence et
écoute
A l'heure actuelle, avec l'émergence des nouvelles
technologies de l'information et de la communication, surtout en milieu
journalistique et politique, il y a une espèce d'inflation verbale. En
effet, aujourd'hui plus que jamais, l'homme parle, il parle trop et
écrit trop ; il pratique une inflation verbale et par là
même, le langage se dévalue sans cesse, on en arrive à
l'oubli fondamental de l'essence du langage du Dasein : silence et
écoute. Pour parvenir à l'essence de ce langage, nous dit
Heidegger, il faut sortir des déterminations traditionnelles du langage
comme << énergie », << activité (de l'homme)
», << travail », << force de l'esprit », <<
aperçu du monde », << expression » et «
emprunter le chemin vers le langage en tant que langage
»95. Car, << le chemin vers le langage cherche
maintenant à aller plus rigoureusement au long du fil conducteur que
nomme la formule : amener le langage en tant que langage au langage. Il s'agit,
précise Heidegger, d'approcher la propriété même du
langage »96 qui consiste à parler uniquement et
solitairement avant de se déployer et se communiquer à l'homme.
Mais comment écouter le langage du langage ? Le langage du langage
serait-il compréhensible à tout le monde ?
Dans sa double visée d'expression et de communication,
le langage humain en tant que réponse au langage originel requiert le
dialogue entre silence et écoute, et plus exactement la synthèse
du silence et de l'écoute. Le rapport entre silence et écoute est
à concevoir comme un rapport dialectique. Mais cette dialectique n'est
pas faite de moments successifs ; c'est simultanément que silence et
écoute sont présents dans le langage et se font valoir l'un par
l'autre. Pour Heidegger, le langage du Dasein qui ne repose pas sur le silence
est en fait un langage creux et dont les boursouflures cachent mal le vide. Il
est bruit de paroles, flot dévastateur, logorrhée stérile.
Le langage, bien évidemment le langage du Dasein, doit être
habité de silence, pétri de silence afin qu'il retrouve sa
spécificité, son essence. A ce propos, Heidegger dira : <<
Quelqu'un peut parler et parler sans fin, et cela ne veut rien dire. Au
contraire, voilà quelqu'un qui fait silence, il ne parle pas, et en ne
parlant pas il peut beaucoup dire. »97 Mais que peut bien
signifier cette déclaration forte?
95 M. Heidegger, Acheminement vers la parole,
op. cit., p. 236.
96Ibidem, p.
236. 97Ibidem, p. 239.
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Nous pouvons comprendre cette affirmation dans ce sens que
chez le philosophe allemand, la quantité ne saurait procurer la
plénitude, et un instant de silence peut être plus plein et plus
riche que de longs discours ; c'est le silence qui << informe » la
parole, c'est-à-dire lui donne sa forme, la fait être comme parole
humaine. Le langage du Dasein se détache sur fond de silence et se
découpe en lui ; le silence fait donc partie intégrante et
essentielle du langage. C'est en nous situant dans la même perspective de
Heidegger que Pierre Masset pouvait affirmer :
« Le silence donne à la parole (humaine) le
temps de se décanter, de se poser, de prendre forme et consistance, il
est 1'épreuve de la parole. Il en est aussi la préparation et le
mûrissement. Mais beaucoup plus que cela : il en est l'armature
secrète et la trame solide. »98
Toutefois, il faut distinguer le silence comme dimension
essentielle du langage du mutisme. En effet, le mutisme et le silence sont
antithétiques. Alors que le silence plein et fécond est tout
prêt à se prendre en forme de paroles et ne tarde à
s'exprimer que pour enrichir davantage la parole à venir, le mutisme
plat est une <<caricature du silence »99. Le
silence est tout entier tendu vers la parole en puissance, sous-tend la parole
en acte, le mutisme est ce que Claire Lucques désigne << le
fait de ne pas apporter la vérité que l'autre attend de nous
»100. En bref, observer le silence dans la perspective de
Heidegger
« ne signifie pas le défaut de la
capacité de parler, mais présuppose au contraire la
possibilité de dire, c'est-à-dire de montrer, de sorte que le
silence est ce mode originel du discours qui peut même faire comprendre
mieux que la parole ellemême »101.
Dans cette optique, observer le silence devient une attitude
de l'homme sage. Car, le sage est celui qui écoute plus qu'il ne parle.
Ainsi, faire silence n'est pas synonyme de négation de la parole, mais
signifie faire le vide en soi afin de se rendre disponible à
l'interpellation de l'être. Tel est le sens que pourrait revêtir
l'écoute comme langage du Dasein.
98 P. Masset, << la parole et le silence »,
dans Le langage. Actes du XIIIè congrès des
sociétés de philosophie de langue française, op. cit.,p.
275.
99 C. Lucques, << Silence et mutisme »,
dans Le langage, op. cit., p. 348.
100 Idem.
101 F. Dastur, op. cit., p. 107.
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Selon Martin Heidegger, le langage du Dasein serait
essentiellement écoute. En effet, si le Dasein en tant que <<
messager du langage >> est appelé à permettre le
déploiement de son em-ployeur, pour lui, << parler est avant
tout écouter. Cette écoute de la parole, insiste Heidegger,
précède même toutes les écoutes ordinaires.
>>102 Il s'agit de comprendre à ce niveau que si
le Dasein est orienté de prime abord vers le dévoilement de
l'être, il s'ensuit que c'est dans son essence, il est l'étant,
qui est intrinsèquement tendu vers la manifestation de l'être, et
ce, dans son histoire et par la parole. Pour Heidegger, être vraiment et
pleinement homme, c'est se mettre à l'écoute et pour autant qu'on
le fait. Dès lors, toute la vie de l'homme ou mieux toute l'existence
humaine devient ipso facto écoute ; celle-ci se manifeste comme
une exigence ontologique. Et c'est à juste titre que K. Rahner, dans sa
perspective de la théologisation de la pensée de Heidegger, peut
dire :
<< 1'anthropologie [...J devient ainsi l'ontologie
de la puissance obédientielle à une libre
révélation éventuelle >>103, en ce
sens que l'homme tout entier et dans son évolution historique <<
n'aura compris sa propre essence que s'il est consciemment à
l'écoute et en attente d'une révélation possible
>>104.
En somme, il convient de rappeler ici que pour Heidegger, la
relation que l'homme doit entretenir avec le langage se situe sur un autre
niveau de compréhension. Pour y parvenir, il faut transcender les
considérations ordinaires. En effet, le langage et surtout le langage
originel, selon notre auteur, n'est pas un outil d'expression ou de
communication ; il n'est pas une production humaine, mais il est monstration ou
déploiement. C'est ce langage que Heidegger nomme donc
Ereignis, dans ce sens qu'il est un déploiement qui appelle
l'homme à son être propre en ce qu'il est une dictée
(Sage). Aussi, en affirmant que le langage seul parle et <<
parle solitairement >>, Heidegger admet-il toutefois que ce langage a
besoin de l'homme pour se manifester ; il ne se donne que dans le langage de
l'homme, d'où le rapport dialogique entre le langage existential et le
langage existentiel. C'est dans cette optique que nous comprendrons que la
place et le rôle qui reviennent à l'homme dans la monstration de
l'Ereignis, c'est
102 M. Heidegger, Acheminement vers la parole, op. cit.,
p. 241.
103 K. Rahner, op. cit., p. 279.
104 Ibidem, p. 280.
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d'être la « sentinelle » et le « messager
» du langage, l'homme n'est homme que dans la mesure oü il est le
« là » du langage. Ainsi, après avoir accompli
sa mission, l'être humain, et selon la conception de Heidegger, doit
reconnaître que l'essence de son parler se trouve beaucoup plus dans le
rapport dialectique entre le silence et l'écoute. Cela suppose que c'est
un travail existentiel qui ne peut s'achever que dans cette ultime
possibilité d'être du Dasein qu'est la mort.
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