IV.3. La mort : terme de l'existence du Dasein
Dans les pages qui précèdent, nous avons
montré que le Dasein est un être-pourla-mort, en ce sens que
dès son existence, il est voué à la mort ; celle-ci se
présente comme la manière d'être du Dasein la plus
authentique qu'aucune autre personne ne peut lui ravir. Ensuite, nous avons mis
en lumière que la mort est une dimension constitutive de l'homme ; elle
fait partie intégrante de l'existence humaine. A présent, nous
l'expliquerons en rapport avec la finitude de l'homme. Mais qu'est-ce que la
finitude ?
Pour définir la finitude, nous pouvons dire que
<< la forme antique la dissout, 1'engloutit et l'anéantit en
Dieu, tandis que la forme moderne l'assimile et la réduit en 1'homme qui
tente de dévorer et de s'approprier tous les pouvoirs divins
».120 Dans cette partie de notre travail, notre objectif n'est
pas de déterminer un rapport de la finitude humaine à
l'absoluité divine. Nous voulons comprendre la finitude de l'homme en
tant que limitation parce que l'homme est voué à la mort. En
effet, de toutes les manières d'être, la mort est la seule capable
de nous manifester que l'homme est fini, limité. C'est une finitude ou
une <<limitation spécifique qui consiste pour la
réalité humaine à ne pas
118 F. Dastur, Heidegger et la question anthropologique,
op. cit., p. 23.
119 M. Heidegger, << Pour servir de commentaire à
Sérénité », in Questions III, op.
cit., p. 172.
120 F. Guibal, Autonomie et altérité,
Cerf, Paris, 1993, p. 66.
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coïncider avec soi-même. Il ne sert à
rien non plus de définir la limitation comme une participation au
néant ou au non-être ».121 Quand nous parlons
ici de finitude humaine mise en évidence par le phénomène
de la mort, nous voulons souligner ipso facto la contingence radicale
du Dasein qui se manifeste dans son existence.
C'est la contingence et la facticité de l'homme qui
nous font parler de sa finitude, et c'est parce que l'homme est fini qu'il a
besoin de l'être. C'est ce qui fera dire à Heidegger qu' «
il n'y a d'être et il ne peut y en avoir que là où la
finitude s'est faite d'existence »122. C'est donc parce
que l'existence de l'homme est en soi finitude, et non pas parce que celle-ci
se verrait « dépassée » que l'ontologie est possible :
« Seul un être fini, explique Heidegger, et non pas Dieu, a besoin
d'ontologie ». C'est dans ce contexte où anthropologie et ontologie
s'identifient que le philosophe allemand thématise la
problématique de la finitude qui n'a pas été
véritablement élaborée dans Etre et temps. Et
cela sans doute parce que, comme lui-même l'a reconnu, il n'y a pas
suffisamment développé la problématique de la
facticité, l'analytique existentiale ayant constamment donné le
privilège ontologique à la dimension du comprendre, et par
là même à l'avenir de l'existentialité. Or
« dans la tradition philosophique, commente Dastur, la
finitude a essentiellement été comprise à partir de ce que
l'on pourrait nommer, par contraste avec la mortalité de l'être
humain, sa natalité »123. Selon cette tradition, ce
n'est pas parce que l'homme est mortel, mais bien parce qu'
« il est créé, un "ens creatum
", qui n'est pas à l'origine de son propre être, qu'il ne
possède, comme le dit la métaphysique scolaire, qu'un "
intuitus derivatus ", une « intuition dérivée »,
c'est-à-dire un regard qui ne peut prendre en vue que le donné,
le déjà-là, alors que l' " intuitus originarius "
du créateur est ce regard qui est à l'origine même de
l'étant, qui le fait être »124.
L'homme en tant qu' « ens creatum » est
donc compris par la tradition comme dépendant nécessairement d'un
étant qui le précède. Heidegger, dans cette logique,
épouse la vision kantienne qui avait développé son propre
concept de finitude en le déterminant de manière
extérieure par opposition à un intuitus originarius, une
intuition
121 P. Ricoeur, Philosophie de la volonté II,
finitude et culpabilité, Aubier-Montaigne, Paris, 1988, p. 149.
122 M. Heidegger, Kant und das Problem der
Metaphysik, Vittorio Klostermann, Frankfurt, 1965 (sic), Kant et le
problème de la métaphysique, traduction française par
A. De Waelhens et W. Biemel, Gallimard, Paris, 1953 (sic), p. 284.
123 F. Dastur, Heidegger et le problème
anthropologique, op. cit., p. 38.
124 Idem.
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productrice. Mais la subtilité et l'originalité
ontologique de Heidegger se remarquent nettement dans sa démarcation de
Kant.
Si, pour le philosophe de Koenigsberg (Kant), l'homme
s'interroge sur le devoir, le pouvoir et l'espoir de sa raison ( <<
Que puis-je savoir ? >>, << Que dois-je faire ?
>> et << Que m'est-il permis d'espérer ? >>
parce qu'il est fini, et que sa finitude lui révèle l'existence
d'un être supérieur et extérieur duquel il dépend
(ce qui nous conduit à une finitude saisie de façon externe),
pour le philosophe allemand Martin Heidegger, au contraire, le Dasein en tant
qu'existant est fini, c'est-à-dire mortel : il est un être en
vue de la mort, ce qui implique que la finitude n'est pas un accident de
son essence << immortelle >> mais le fondement même de son
être : <<Plus originelle que 1'homme, lâche vertement
Heidegger et n'en déplaise à Kant et aux idéalistes, est
en lui la finitude du Dasein >>125. Cette finitude
<< interne >> qui est originelle au Dasein lui est justement
révélée par la mort. C'est elle qui porte le Dasein et le
pousse ainsi à avoir besoin de la compréhension de
l'être. La mort devient ici donc le terme indépassable de
l'existence de l'homme.
Ainsi, nous pouvons dire que Heidegger, une fois de plus, a
mis en évidence le lien entre la question de l'homme et l'ontologie
fondamentale, entre la finitude révélée par la mort et le
déploiement de l'horizon, de la compréhension de l'être. En
insistant sur la vraie essence de la mort, terme indépassable de
l'existence du Dasein, l'auteur nous montre que le problème de
l'être, loin d'être une pure spéculation est au contraire la
question la plus concrète.
125 M. Heidegger, Kant et le problème de la
métaphysique, op. cit., p. 285.
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CHAPITRE V : PORTEE DE LA PENSEE
HEIDEGGERIENNE
« Les penseurs, selon P. Valery, sont des
gens qui repensent et qui pensent que ce qui fut pensé ne fut jamais
assez pensé »126. Tel est ce qui pourrait justifier
l'objectif affiché de Martin Heidegger lorsqu'il entreprend avec
détermination de repenser l'homme dans son ontologie fondamentale. C'est
pourquoi ce chapitre, en tant qu'évaluation critique de l'étude
que nous avons menée sur sa pensée, consistera à faire
ressortir les points saillants et intéressants touchant l'homme dans son
ontologie fondamentale. Dans un premier moment, il s'agira de montrer que
l'étude de l'être en tant que tel, loin d'être une
spéculation pure et simple, nous ramène sur nous en tant
qu'être humain. Ensuite, nous verrons comment la réflexion sur le
Dasein dans une perspective ontologique contribue à mieux cerner les
enjeux de la mondialisation. Enfin, nous montrerons comment être-au-monde
et être-avec-autrui sont considérés comme des
impératifs pour une mondialisation humanisée.
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