VI.4. Perspective hétérologique
lévinassienne
La pensée de Martin Heidegger, comme nous l'avions
montré, est essentiellement ontologique. C'est la raison pour laquelle
son anthropologie est abordée sur le plan ontologique, en ce sens que le
Dasein est pensé dans son rapport avec l'être. Cette ontologie
dont il est question n'est pas pour autant restée statique. C'est ainsi
qu'elle aboutira avec Emmanuel Levinas à l' «
hétérologie ». Ce terme qui vient de deux mots grecs «
heteros », (l'autre) et « logos », (science ou
discours) du point de vue philosophique de Lévinas signifie donc
pensée qui prend pour objet de réflexion l'autre ou
l'altérité. Dès lors, dans son discours dit
hétérologique, ce n'est plus l'ontologie qui occupe la place
centrale, mais c'est l'éthique.
VI.4.1. L'éthique comme philosophie
première
E. Lévinas, dans son hétérologie, cherche
à donner un contenu qui l'affranchira de la subordination à
l'être. C'est pourquoi il développe une critique
sévère contre l'ontologie heideggérienne. Les ouvrages
dans lesquels il expose sa critique sont Totalité et
Infini171, Autrement qu'être ou au-delà de
l'essence172. Pour lui, la totalité est une
catégorie où l'autoposition du moi caractérisée par
la conscience du soi tend à prendre et comprendre l'Autre en le ramenant
à soi-même en vue de la parfaite coïncidence de soi avec soi.
C'est ainsi que l'ontologie, essence de la métaphysique, nie le sens de
l'Autre. La philosophie qui pense l' Etre aboutit à forger un
système intellectuel que Lévinas remet en cause, puis qu'il nie
l'Autre théoriquement avant de le
171 E. Levina, Totalité et Infini. Essai sur
l'extériorité, éd. Martinus Nijhoff, la Haye, Paris,
1971.
172 E. Lévinas, Autrement qu'être ou
au-delà de l'essence, La Haye Nijhoff, Paris, 1974.
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faire concrètement173. Par sa critique,
Lévinas donne congé à l'Etre afin de prévaloir
l'Autre. Il aboutit à un véritable renversement de perspective
posant l'éthique au commencement de tout. La philosophie occidentale
dominée par l'ontologie réduit et annule la distance objective
qui sépare l'Autre du même, du sujet à l'objet. En effet,
l'Autre n'apparaît en ontologie que grâce à un
troisième terme qui se trouve dans le sujet connaissant. C'est la raison
humaine qui neutralise l'Autre et l'englobe. La neutralisation de l'Autre tel
qu'il s'établit en vue de le connaître est déjà une
réduction. C'est surtout contre l'ontologie dite fondamentale
élaborée par Heidegger que Levinas confronte sa pensée
hétérologique afin de redonner un regain d'intérêt
à l'éthique.
En effet, Heidegger distingue l'être de l'étant,
ce qu'il appelle la << différence ontologique » et
que l'ontologie classique n'a pas su mettre en lumière. L'étant
désigne pour lui tout ce qui est en tant qu'il a une
réalité ; c'est ce qui est représentable, objectivable ;
c'est ce qu'il nomme << seiendes ». Mais de tous les
étants, il existe un qui possède la primauté
ontico-ontologique, en ce sens qu'il est capable de s'interroger sur
lui-même et sur son être, cet étant Heidegger le baptise
sous le terme de Dasein. L'être, par contre, est le <<
Sein », c'est-à-dire le fondement ou la
vérité de l'étant. Lévinas voit dans cette
conception heideggérienne où << le sujet est absorbé
par l'être » une domination de l'ontologie qui exige que
l'éthique lui soit subordonnée.
« Le primat de l'ontologie heideggérienne ne
repose pas sur le truisme : "pour connaître l'étant, il faut avoir
compris l'être de 1'étant ', affirmer la priorité de
l'être par rapport à l'étant, c'est déjà se
prononcer sur l'essence de la philosophie, subordonner la relation avec
quelqu'un qui est étant, à la relation avec l'être de
l'être de l'étant qui, impersonnel, ne permet de saisir la
domination de l'étant »174.
En affirmant le primat de l'être sur l'étant,
Heidegger couronne l'impérialisme de l'ontologie sur
l'hétérologie et surtout sur l'éthique qui englobe
celle-ci et, partant toute la philosophie occidentale. Or cette transcendance
heideggérienne, celle de l'être par rapport à
l'étant et au Dasein ne convainc pas, car la lumière de
l'être chez
173 Le problème des relations de Heidegger avec le
nazisme ne réside pas tant dans l'établissement des faits que
dans leur interprétation et leurs liens avec l'euvre du philosophe.
C'est une difficulté qui est entretenue par le silence même de
Heidegger. Pour preuves de cette négation de l'Autre, bien vouloir
consulter les documents les plus troublants qui sont certainement ceux qui
touchent à l'antisémitisme : Cf. D. Rabouin << Heidegger et
le nazisme : quelle affaire ? », in Magazine littéraire, op.
cit., pp. 46-48.
174 E. Levinas, cité par B. Vergely, Textes
essentiels de la philosophie, Larousse, Paris, 1994, p. 116.
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Heidegger n'est finalement lumière de personne si bien
que la dimension éthique est véritablement absente de la
pensée. L'ontologie de Heidegger, nous dit Lévinas,
« était une ontologie sans éthique. Et
le problème était de sortir de cette ontologie et faire de
l'éthique la philosophie première. Et pour cela, il fallait
toujours être en état de déconstruction de la
prétention hégémonique de l'ontologie
heideggérienne. [...J Au fond, Heidegger ne pouvait pas produire une
éthique. Son ontologie est donc une sorte d'a-moralisme fondamental
»175.
Sortir de l'impérialisme de l'ontologie et restaurer
l'hétérologie grâce à une pensée
éthique, telle sera la tâche à laquelle s'attelle
Lévinas. Si l'ontologie comme philosophie première est source
d'injustice, si l'ontologie heideggérienne qui subordonne le rapport
avec Autrui à la relation de l'être en général
demeure dans l'obédience de l'anonyme176, alors, il faut
désormais replacer l'éthique au devant de la scène
philosophique, sinon il faut appeler éthique philosophie première
au sein de laquelle le visage de l'autre retrouvera sa notion ontologique.
VI.4.2. Le visage de l'autre comme une notion
ontologique
Lorsque Lévinas opte pour une interversion des termes
de l'ontologie, il souligne en même temps les termes qui diront la
déformation ou la concrétisation de cette autre ontologie et de
la notion d'infini qu'elle promeut. Cette nouvelle ontologie promeut la notion
de l'infini dans le fini, le plus dans le moins, le parfait dans l'imparfait...
Un infini qui se vit comme désir, non pas comme un désir
qu'apaise la possession de ce qui est désiré, mais comme le
désir que ce qui est désiré suscite au lieu de le
satisfaire177. Un désir parfaitement
désintéressé, il est bonté. La bonté devrait
naître dès lors qu'on est en face d'un visage qui appelle à
notre indulgence et nous assigne à une attitude de bienveillance et de
sollicitation. Ce visage qui est la transcendance d'un infini est une
expression. Comme le dit Lévinas, « le visage apporte une
notion de vérité qui n'est pas le dévoilement d'un Neutre
impersonnel, mais expression »178. La notion de visage
propre chez Lévinas ouvre ainsi de nouvelles perspectives vers une
notion de sens antérieur à ma Sinngebung,
c'est-à-dire mon
175 E. Lévinas, cité par S. Malka, Emmanuel
Lévinas. La vie et la trace, éd. J.-C. Latès, Paris,
2002, p. 206.
176 Vergely, op. cit., p. 113.
177 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.
cit., p. 42.
178Ibidem, p. 43.
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interprétation. Elle signifie
l'antériorité de la philosophie de l'étant sur
l'être, et une antériorité qui n'en appelle pas au pouvoir,
ni à la domination, mais qui concourt à l'accueil et à la
sauvegarde du moi179.
Lévinas restaure ici la notion de l'immédiat qui
est proche de l'interpellation ; l'immédiat qui est le
face-à-face. Ainsi, entre une philosophie de transcendance qui situe
ailleurs la vie à laquelle l'homme accèderait, et une philosophie
de l'immanence où l'on se saisirait de l'être, il y a lieu
d'établir avec l'autre une relation non totalitaire qui donne lieu
à l'idée de l'infini. Une telle relation, selon Lévinas,
n'est rien d'autre que la métaphysique180. De ce fait,
l'histoire ne serait plus le plan privilégié où se
manifeste l'être dégagé des particularismes des points de
vue dont la réflexion porterait encore des tares. Pourtant il existe
cette autre possibilité de l'être d'être autrement
audelà de l'essence. Il s'agit pour l'homme non pas d'être le
<< berger de l'être >>, ni d'être un <<
être-pour-la-mort >>, mais essentiellement un
<<être-pour-autrui >>181 ; à l'être
ou à la mort, il y a substitution de l'homme (altérité)
sur lequel l'homme est appelé à veiller, à devenir en
quelque sorte << le gardien de son semblable >>. La
conséquence majeure des élaborations philosophiques n'ayant pu se
départir de cette logique d'enfermement, de pouvoir, de domination et de
totalitarisme est qu'elles ont élaboré de mauvaises ontologies.
Lévinas parle à cet effet de << méontologie
>>182. Et pour sortir de cette méontologie, le
<< penseur de l'autre >>, pour nommer ainsi Lévinas par
analogie à Heidegger qui fut appelé << penseur de
l'être >>, envisage de poser une éthique au-devant de
l'ontologie afin d'opérer un retournement radical de l'ordre des choses
et de la philosophie elle-même. Celle-ci ne sera plus perçue comme
<< amour de la sagesse >>, mais << sagesse de l'amour au
service de l'autre >>183 homme. Cette sagesse au service
de l'autre homme n'est rien d'autre que ce que Lévinas nomme la
responsabilité << asymétrique >>.
179 E. Lévinas, Totalité et Infini, op.
cit., p. 44
180 J. Debès, Lévinas, l'approche de
l'autre, éd. De l' Atelier/éd. Ouvrières, Paris,
2000, p. 46.
181 J. Rolland, Emmanuel Lévinas. L'éthique
comme philosophie première, Actes du Colloque de Cerisyla-Salle, 23
août-2eptembre 1986, Cerf, Paris, 1993, p. 52.
182 Ibidem, p. 54.
183 E. Lévinas, Autrement qu'être ou
au-delà de l'essence, op.cit., p. 20.
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