CHAPITRE VI :
LIMITES ET PERSPECTIVES DE LA PENSEE DE
M. HEIDEGGER
Comme le disait Heidegger lors d'un séminaire du 05
septembre de 1937 à propos de Hegel, << toute pensée
authentique comporte une limitation essentielle. C'est seulement, ajoute-t-il,
quand on voit les limites qu'on voit le grand penseur
>>145. Et se tournant vers les séminaristes, il leur
déclare : << Quand vous verrez mes limites, vous m'aurez
compris. Je ne puis les voir. >>146 Dans la logique de
cet aveu, nous voulons à présent non pas critiquer, au sens
négatif du terme, la pensée de l'auteur dans son ensemble, mais
nous allons relever certaines ambiguïtés qui apparaissent dans sa
pensée au sujet de ses investigations ontologiques sur le Dasein. En
cheminant au sein de la pensée de Heidegger, nous avons constaté
d'une part qu'il existe un assujettissement du Dasein, et que d'autre part son
anthropologie s'inscrit en droite ligne dans celle des philosophes
immanentistes tels que Nietzsche, Feuerbach, d'où la
nécessité de faire un dépassement en redonnant à
l'homme son statut métaphysique.
VI.1. L'assujettissement du Dasein dans
l'ontologie heideggérienne
La notion du << Dasein >> dans l'ontologie
heideggérienne que nous venons de parcourir revêt quelques
difficultés majeures dont il convient ici de mettre en lumière
afin d'ouvrir d'autres perspectives. Beaucoup de critiques de Heidegger lui ont
reproché de se concentrer sur l'être en oubliant l'homme. Quant
à lui, il réplique en affirmant qu'une telle critique
relève d'un grand malentendu sur sa pensée et par
conséquent une telle critique est nulle et non avenue. En effet, ce que
nous nous sommes bien efforcé de montrer dans ce travail, c'est que la
nouvelle approche que Heidegger nous propose de l'essence de l'homme et qui le
conduit, dans son ontologie fondamentale, à abandonner les
appellations traditionnelles par lequel on le désigne, comme <<
homme >>, << sujet >> ou << conscience >>, pour
le terme, insolite à première vue, de Dasein, est
précisément rendue nécessaire par la tentative qui est la
sienne de redécouverte de l'idée la plus
145J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger.
Philosophie grecque, op. cit., p. 11. 146 Idem.
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originelle de la philosophie, à savoir le souci de
l'étant dans sa totalité. Sur ce Heidegger engage la
pensée sur la voie d'une tout autre expérience de l'être de
l'homme que celle qui commande aujourd'hui les représentations que nous
faisons des sphères éthique et politique. Mais la rupture
radicale qu'il opère avec l'anthropocentrisme qui régit depuis
son début la pensée moderne ne signifie cependant pas l'abandon
pur et simple de la question de l'homme.
C'est en substance ce que Heidegger expliquait au cours d'une
émission de télévision organisée en septembre 1969
à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire. Au professeur
R. Wisser qui lui demandait : « De quelle manière votre
philosophie peut-elle agir aujourd'hui à l'égard d'une
société concrète avec ses multiples tâches, soucis,
ses angoisses et ses espérances ? Ou bien ont-ils raison ceux de vos
critiques qui prétendent que Martin Heidegger s'occupe de l'être
avec tant de concentration qu'il a sacrifié la condition humaine,
l'être de l'homme en société et en tant que personne ?
»,147 Heidegger répondait sans sourciller :
« Cette critique relève d'un grand malentendu
! En effet, affirme-t-il, la question de l'être et le
développement de cette question (qui concerne le statut de l'être
humain) présupposent même une interprétation du
Dasein, c'est-à-dire une détermination de l'essence de
l'homme Et l'idée qui est à la base de ma pensée est
précisément que l'être ou le pouvoir de manifestation de
l'être a besoin de l'homme et, vice-versa, l'homme n'est homme que dans
la mesure où il se tient dans l'éclaircie de l'être. Par
là devrait être résolue la question de savoir dans quelle
mesure je ne m'occupe que de l'être en oubliant l'homme. On ne peut
poser, lâche-t-il contre toute attente, la question de
l'être sans poser celle de l'essence de l'homme. » 48
Certes, Heidegger a tâché de penser l'homme dans
sa totalité, et surtout dans sa trivialité quotidienne, mais ses
investigations ontologico-anthropologiques comportent des difficultés,
sinon des ambiguïtés qui méritent que nous nous y attardions
nécessairement. Penser le Dasein en rapport avec l'être sans les
confondre ni les séparer ni les opposer est sans nul doute un tournant
décisif qu'il a opéré dans l'histoire de
147 M. Heidegger, Cahier de l'herne, l'Herne,
Paris, 1983, p. 383.
148 Idem
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l'ontologie. Mais sa pensée sur le Dasein, comme nous
l'avions dit, renferme des limites.
En parcourant ses chemins de pensée, nous nous sommes
rendu compte que Martin Heidegger, dans ses réflexions sur le Dasein a
fait preuve d'une subordination ou mieux d'une soumission intrinsèque du
Dasein, pour ne pas dire ontologique, à l'être. Dans cette
espèce d'assujettissement du Dasein à l'être, il manque
quelque chose de fondamental à l'homme, qu'il faut souligner ici avec la
même hargne dont il a critiqué la métaphysique dans son
ensemble : la liberté. A cet effet, nous convoquerons ici deux auteurs
majeurs, J. Habermas et K. Wojtyla, pour mener notre critique.
La position de Heidegger relative au problème
traditionnel de la liberté, telle qu'elle résulte d'Etre et
temps où elle n'est jamais exposée de façon
systématique, est fort problématique. Cette question de la
liberté est pour lui le problème fondamental de l'ontologie, un
problème renversé de façon radicale lors d'un cours
professé en 1930. Déployer la question de la liberté
humaine, enseigne Heidegger, c'est se trouver fondamentalement ailleurs, en un
lieu dans lequel << aucune science, ni aujourd'hui, ni demain, ni
jamais, n'est en mesure de s'installer >>149. La
liberté, aux dires de F. de Towarnicki en commentant la pensée de
Heidegger, << n'est plus une qualité parmi d'autres que
posséderait l'homme, mais c'est bien plutôt elle qui le
possède >>150. A ce niveau, nous sommes en droit
de nous demander ce que devient l'être humain dans une telle conception
de la liberté. Force est donc de constater ici que l'homme est
dépossédé de sa dimension essentielle qu'est la
liberté. En effet, l'homme étant déjà
possédé ne peut plus s'autodéterminer, ni opérer un
quelconque choix vis-à-vis de la liberté essentialiste. L'homme
n'a pas à faire un choix pour affirmer sa liberté, mais il est
appelé à se laisser posséder, à se soumettre. Et
c'est à juste titre que J. Habermas peut affirmer qu'en esquissant une
définition essentialiste de la liberté
<< Heidegger rejette le concept
existential-ontologique de la liberté. Le Dasein n'est plus
considéré comme l'auteur des projections du monde à la
lumière desquelles l'étant à la fois se montre et se
dérobe ; la productivité de l'ouverture au monde créatrice
de sens est au contraire attribuée à l'être
luimême >>151.
149 M. Heidegger, cité par F. de Towarnicki, << Une
métamorphose de la liberté >>, dans Magazine
littéraire, Hors-série, op. cit., p. 36.
150 Ibidem, p. 37.
151 J. Habermas, Der philosophische Diskurs der Moderne,
Le discours philosophique sur la modernité, traduction
française par C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Gallimard, Paris, 1988,
p. 181.
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Prise dans cette optique ontologique et reportée
à l'échelle de notre condition, la liberté humaine,
d'après les explications données par De Waelhens sur la
pensée de Heidegger,
<< peut être considérée comme
nulle. Elle n'est pas une arme à nous forger un destin supérieur,
comme le libre arbitre de la tradition chrétienne. Elle se réduit
à une connaissance intérieure, sans porter sur la
réalité ultime de l'existence. Elle n'est qu'un choix entre
l'acceptation de cette condition telle qu'elle est ou l'illusion touchant notre
destin. Elle demeure incapable de rien faire qui puisse nous dégager de
cette condition ou nous préparer à un état de
dignité supérieure >>152.
Cette position de Heidegger est conditionnée, voire
déterminée, par le fait que << l'homme est un pro-jet
jeté par l'être lui-même au monde
>>153. Nous voyons là comment notre auteur
dépouille l'être humain de sa capacité à
s'autodéterminer. En refusant ainsi à l'homme d'être
maître et auteur de ses actes, l'auteur de la Lettre sur
l'humanisme nous conduit à une sous-humanisation sinon à une
déshumanisation de l'homme. Car, si l'homme ne peut pas exercer sa
liberté en tant que sujet libre et autonome, en tant qu'auteur et
acteur, il descend en deçà de son humanité, il
réintègre son animalité. Soit il est purement et
simplement un objet dont l'être dispose et use pour son
dévoilement, soit il est contraint de se soumettre sans rechigner. Or,
et selon cette affirmation très forte de K. Wojtyla :
<< La personne est [...J le sujet réel de ses
actes, et dans son action, elle est non seulement sujet mais aussi auteur
acteur. La découverte de la liberté à la racine des actes
de la personne nous permet de comprendre encore plus à fond l'homme
comme sujet dynamique >>154.
L'homme est sujet dynamique, et dans la dynamisation de son
propre sujet, il dépend de lui-même. Cela veut dire que la
signification fondamentale de la liberté de l'homme nous fait voir en
elle avant tout cette autodépendance particulière qui va de pair
avec l'autodétermination155, l'autopossession et non pas la
possession de l'homme par l'être.
Si la liberté est une condition sine qua non
de créativité, car un esprit soumis ou assujetti ne peut en
aucune façon inventer ou créer, alors l'assujettissement
maintient
152 A. de Waelhens, La philosophie de Martin Heidegger, op.
cit., p. 262.
153 M. Heidegger, << Lettre sur l'humanisme >>, in
Questions III, op. cit., p. 87.
154 K. Wojtyla, personne et acte, op. cit., p. 124.
155Ibidem, p. 142.
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l'homme dans la dépendance radicale. Pour ce qui est de
la pensée de Heidegger, en affirmant que la liberté n'est pas une
arme à nous forger le destin et qu'elle n'est qu'une illusion, notre
auteur admet par là même que le Dasein ne peut aller
au-delà de luimême et recherche une réalité
transcendante ultime qui sera le terme de ses recherches. Ce n'est que dans ce
sens que nous apercevrons comment la conception anthropologique
heideggérienne s'enracine dans l'immanence.
VI.2. L'anthropologie heideggérienne : une
anthropologie immanentiste
Heidegger a toujours refusé d'être rangé
parmi les philosophes athées. Cependant, la question de la vie
post-mortem est quasiment mise en épochè dans sa
pensée. Pour lui, en effet, la thématique de la vie du Dasein
après la mort relève de la métaphysique de la vie qui
consiste à faire des spéculations sur des réalités
dont nous n'avons aucune expérience :
« Si la mort est déterminée comme
« fin » du Dasein, c'est-à-dire
comme fin de l'être-au-monde, affirme Heidegger, cela
n'entraîne nulle décision ontique sur la question de savoir si
« après la mort » un être
différent, supérieur ou inférieur, est possible, si le
Dasein « continue à vivre », voire si, se
« survivant », il est « immortel
» »156.
Dans cette affirmation, nous pouvons relever d'une part que
pour lui, le vrai monde de l'homme, contrairement à la position de
Platon, se trouve dans l'immanence. Car, si pour le père de
l'idéalisme, le véritable monde de l'homme est le monde
idéel et que le monde terrestre représente un danger pour lui,
pour le penseur de l'être, c'est tout à fait le contraire : il
faut enraciner l'homme dans l'ici-bas. En ce sens que pour l'homme, comprendre
l'être en tant que tel, c'est exister ici-bas, c'est élire
domicile sur la terre. Non pas que l'ici-bas, par les vicissitudes qu'il
comporte, les épreuves qu'il impose, élève et purifie
l'homme et le rende à même d'acquérir une
réceptivité à l'égard de l'être. Non pas que
l'ici-bas ouvre une histoire dont le progrès seul rendrait pensable
l'idée de l'être. L'ici-bas ne tient son privilège
ontologique ni de l'ascèse qu'il comporte, ni de la civilisation qu'il
suscite. Déjà dans ses soucis temporels s'épelle la
compréhension de l'être. L'ontologie ne s'accomplit pas dans le
triomphe de l'homme
156 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p.
247.
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sur sa condition, mais dans la tension même oü
cette condition s'assume. A cet effet, affirme L. Ferry, « Nous voici
reconduits [...J au primat d'une pensée "terrestre", d'une vision du
monde qui se veut débarrassée des "illusions" de la transcendance
>>.157 Autrement dit, dans son ontologie dite
fondamentale, Heidegger non seulement approfondit mais surtout radicalise le
matérialisme afin de poursuivre la logique « déconstructrice
>> jusqu'à son terme158 ; son ontologie fondamentale
n'est rien d'autre qu'une anthropologie immanentiste qui ne mobilise en
réalité aucune véritable transcendance,
c'est-à-dire une transcendance verticale. Cela ne conduit-il pas
Heidegger en fin de compte à une divinisation de l'humain,
conséquence logique d'une néantisation du divin ?
C'est ici que nous pouvons relever le parfum de l'agnosticisme
ou du scepticisme qui se dégage donc de cette déclaration. Si
pour Heidegger, l'interprétation ontologique de la mort « vue
de l'en deçà passe avant toute spéculation ontique sur
1'au-delà >>159, nous pouvons dès lors nous
demander si nous ne sommes pas finalement dans un « agnosticisme
fondamentalement ontologique >>, dans un scepticisme métaphysique
mitigé, ou mieux dans un dogmatisme ontologique.
Bien plus, lorsque nous abordons le statut de la transcendance
chez Heidegger, tout porte à renforcer notre argumentation. Certes, il y
a chez l'auteur, une sorte d'émergence du Dasein hors du néant,
mais cette émergence n'a rien de commun avec le mouvement classique vers
les hauteurs. En effet, nous apercevons une nouvelle forme de la transcendance,
tout à la fois intérieure à ce monde-ci et distincte
cependant d'une pure immanence qui serait opacité. Nous sommes là
en présence d'une description de l'immanence en termes de «
transcendance horizontale >>, qui est en fait le renversement de la
transcendance classique (verticale) ; c'est une transcendance dans l'immanence,
une transcendance boiteuse. C'est ce qui explique même l'essence du
Dasein heideggérien : l'essence de l'homme, il faut le rappeler,
réside dans son eksistence, l'essence de l'ek-sistence,
c'est la mort, et l'essence de la mort consiste à dévoiler
à l'homme qu'il est fini, et que sa réalité d'être,
c'est d'être en vue de la mort. Essence, ek-sistence, finitude
et mortalité sont ainsi liées et ce qui les lie, c'est l'acte de
transcendance, c'est-à-dire émergence et dépassement de
soi vers son propre avenir et
157 L. Ferry, Qu'est-ce qu'une vie réussie ?,
Essai, Bernard Grasset, Paris, 2002, p. 417.
158 Idem.
159 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p.
248.
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sa propre mort. Ainsi, nous avons apprécié la
cohérence des idées de Heidegger, la pertinence de son
anthropologie ontologique, la force de son argumentation, mais son
péché impardonnable réside à ce moment
précis : vouloir empêcher l'homme d'être
métaphysique, enfermer l'homme dans l'immanence pure et simple
relèverait d'un matérialisme pur et dur. L'aspect
matérialiste de la pensée de Heidegger n'a pas non plus
échappé à L. Ferry :
<< Depuis un siècle maintenant, affirme-t-il,
les penseurs les plus puissants, de Nietzsche à Heidegger en passant par
Freud, Marx ou Weber, n'ont cessé d'annoncer la « mort de Dieu
», d'analyser la sécularisation du monde et les processus qui
conduisaient inexorablement, dans l'univers moderne, à 1'érosion,
puis aux retraits des dispositifs religieux ; mais leur pensée qui n'a
cessé de s'humaniser jusqu'à culminer dans un matérialisme
radical >>160.
Ceci nous amène à nous demander une fois de plus
comment un grand penseur, sinon le << penseur majeur de notre
siècle >>, selon l'expression d'A. Boutot, comment Heidegger,
ce métaphysicien de haute facture parce qu'il s'est fait le
défenseur acharné de la métaphysique, peut-il manquer d'
<<intelligence métaphysique >>161 et
vouloir enfermer l'homme dans le matérialisme ? Une telle erreur est
inadmissible, car elle << déconstruit >> l'homme,
d'où la nécessité de lui redonner son statut
métaphysique.
VI.3. Perspective métaphysique
<< Les penseurs, selon P. Valery, sont des
gens qui repensent et qui pensent que ce qui fut pensé ne fut jamais
assez pensé >>162. Tel est ce qui pourrait
justifier l'objectif affiché de Martin Heidegger lorsqu'il entreprend
avec détermination de repenser l'homme dans son ontologie
fondamentale.
La métaphysique dans sa quête radicale se
présente comme ultime intentionnalité de la philosophie, car elle
nous propose un discours fondamental au sens étymologique grec du terme.
Autrement dit, elle recherche le fondement de toute réalité, ce
que les Grecs appellent l' << Arché ». En cela, nous
pouvons dire que toute philosophie doit s'achever dans la métaphysique
parce que celle-ci se présente comme
160 L. Ferry, op. cit., p. 446.
161 J. Granier, L'intelligence métaphysique,
Cerf, Paris, 1987.
162 J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger. Philosophie
grecque, op. cit., p. 17.
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le nom propre de celle-là; la vocation authentique de
la philosophie consiste à donner du sens. Or, nous ne pouvons donner du
sens qu'en recherchant le fondement de toute réalité, et cette
recherche du fondement ne peut se faire que sous l'égide de
l'être. Ainsi, il convient d'affirmer ici que la vocation
véritable de la métaphysique est la recherche du fondement sous
l'égide de l'être. A ce titre, Martin Heidegger au XXè
siècle, c'est-àdire à l'heure de l'émergence des
tendances sociologisantes de la philosophie, au moment où la philosophie
devient science sociale et le philosophe sociologue, a raison de focaliser son
attention particulièrement sur la métaphysique. Il est
légitime de comprendre les critiques virulentes qu'il adresse aux
sciences163 en général et à la philosophie
occidentale ou à la métaphysique occidentale en particulier.
Il est vrai qu'il a eu cette intuition, qu'il a saisi cette
importance capitale de rappeler que la philosophie doit retrouver son origine,
son fondement. Cependant, Heidegger n'est pas allé jusqu'au bout de son
ambition philosophique. Analogiquement, nous pouvons dire qu'à l'exemple
de l'homme de l'existence inauthentique qui transforme le carrefour en point
d'arrivée, qui ne réussissant pas à sortir de la
croisée des chemins, dépose ses bagages et décrète
qu'il a atteint sa destination, Heidegger est finalement, avouons-le, cet homme
qui ne sait où il va ou plutôt cet homme qui oublie sa destination
lorsqu'il rencontre des difficultés sur son itinéraire. C'est
l'homme qui ne cherche à résoudre aucun problème mais qui
transforme toutes ses difficultés en solutions. Au terme de ses
investigations philosophiques, il a atterri dans la forêt de l'ontologie
en oubliant la métaphysique même. Devons-nous accepter cet oubli
de la métaphysique ? L'oubli de la métaphysique n'est-il pas
finalement l'oubli de l'homme lui-même dans ses fins ultimes ?
En effet, l'ontologie heideggérienne est la science de
l'être de l'étant. C'est la philosophie de l'être de
l'étant. Or, l'être, selon l'expression aristotélicienne,
se dit de façon plurielle. Ainsi, l'ontologie fondamentale de Heidegger
ne peut être métaphysique
163 Pour M. Heidegger, << La science ne pense
pas » et elle << ne peut pas penser », in Was
heisst Denken ?, 1954, Qu'appelle-t-on penser? PUF, 4è
éd., Paris, 1973, p. 26. Cette phrase à caractère choquant
veut en effet signifier que la science ne se pose pas la question des
questions, c'est-à-dire la question fondamentale de la
métaphysique : << Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non
pas plutôt rien ? ». Cette question, explique Heidegger,
<< s'impose à nous comme occupant le rang, d'abord parce qu
»elle est la plus vaste, ensuite parce qu'elle est la plus profonde, enfin
parce qu'elle est la plus originaire ». En d'autres termes, cette
question demande : << Quel est le fondement ? Be
quel fondement l'étant est-il issu ? Sur quel fondement
se tient l'étant ? Vers quel fondement l'étant
se dirige-t-il ? », in M. Heidegger, Einfürung in die
Metaphysik, 1952, Introduction à la métaphysique,
traduction française par G. Kahn, Gallimard, Paris, 1967, pp. 14-15.
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dans son sens premier. Son ontologie qui en fait est une
anthropologie ontologique ne mobilise qu'une transcendance intra-mondaine,
sinon elle devrait parvenir à s'interroger sur Dieu et sur la vie
post-mortem de l'homme en se situant en dehors de l'ordre physique. C'est
la raison pour laquelle il faut un dépassement de cette anthropologie
heideggérienne afin de redonner à l'homme son statut
métaphysique. Mais qu'est-ce que la métaphysique ? Qui est
l'auteur de la métaphysique ?
Depuis Aristote jusqu'à Heidegger, il est fort de
constater que la métaphysique a connu de profondes transformations
terminologiques. Il existe un ordre dans les changements qui ont
bouleversé la signification de ce concept. Reconstruire cet ordre peut
d'ailleurs être passionnant et suggestif pourvu que nous ne nous
laissions pas enfermer dans une histoire des doctrines, mais tâcher de
dégager la ligne à partir d'une idée de la
métaphysique dans son essence. Cependant, nous ne pouvons faire
l'historique de ce concept à cause du cadre restreint qui nous est
réservé dans cette section de notre travail. En outre, au lieu de
chercher tout d'abord l'essence, c'est-à-dire ce qu'est la
métaphysique, il serait judicieux de mettre au premier chef la question
de l'origine de l'interrogation métaphysique ; autrement dit, il faut
essayer de découvrir son auteur. A notre avis, la question de l'essence
se subordonne à la question d'imputation.
En abordant ce problème de manière frontale, J.
Granier affirme que l'auteur de la métaphysique est le «
moi >>164, c'est-à-dire l'homme-philosophe.
Ceci dans la mesure où il est le seul habilité à
s'interroger sur la métaphysique et par conséquent sur sa
destinée. Car, l'homme, aux dires du Pr Daniel Payot dans la
présentation du livre du Pr Michel Kouam, La philosophie, un art de
vivre. A l'école de la sagesse antique, « est une
entité métaphysique et spirituelle >>165.
Ainsi, après avoir assigné son origine au moi, l'auteur de
L'intelligence métaphysique entreprend de définir la
métaphysique comme « une discipline égotiste
>>, et « une production égotiste
>>166. Voilà une affirmation très forte qui
suscite en nous des interrogations. Si en philosophie les questions sont plus
importantes que les réponses et que chaque réponse suscite une
nouvelle problématique, il convient donc de nous interroger sur cette
affirmation très
164 J. Granier, Intelligence métaphysique,
op. cit., p. 15.
165 M. Kouam, La philosophie, un art de vivre. A
l'école de la sagesse antique, Prologue du Pr Daniel
Payot, Imprimé à Douala (Cameroun) par Opit
Graphics Int., 2006, p. 5.
166J. Granier, Intelligence
métaphysique, op. cit., p. 15.
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capitale de J. Granier. Qu'est-ce qui peut bien être
à l'origine de cette production égotiste ? En d'autres termes,
pourquoi ce << besoin métaphysique >> est-il ontologiquement
inscrit en l'homme ? Les réponses à ces questions
formulées peuvent être différentes selon la perspective de
tel ou tel homme, tel ou tel auteur. Pour notre part, nous allons convoquer
Régis Jolivet dans cet espace de dialogue métaphysique afin de
nous aider à dépasser le regard que Heidegger porte sur
l'homme.
L'expérience quotidienne peut nous permettre de montrer
que la motivation de cette production égotiste, de cette interrogation
métaphysique, c'est l'épreuve de la discordance entre l'homme et
le monde. A notre avis, c'est le conflit entre l'homme et le monde physique qui
oblige celui-là à chercher, au-delà de celui-ci, l'espoir
d'une réconciliation, et lui ouvre ainsi le champ nouveau de la
pensée métaphysique. << L'homme, aux dires de R.
Jolivet, est métaphysique par essence >>167.
Cela signifie qu'il porte en lui quelque chose qui ne peut être
ramené à la nature ou au monde physique. Ce << quelque
chose >> d'irréductible au physique, c'est cette dimension
spirituelle de lui-même qui refuse de se soumettre aux conditionnements
spatiotemporels. Aussi vrai que l'homme est constitutivement spirituel, aussi
vrai qu'il est foncièrement habité par un furieux désir de
vivre et que le monde phénoménal (selon l'acception kantienne) se
présente ici comme obstacle majeur à la réalisation de ce
désir, seul le monde meta-physique peut lui offrir cette
possibilité de satisfaire ce besoin de transcender le monde sensible et
d'accéder au monde de l'invisible pour s'accomplir. Dans cette logique,
l'auteur de L'homme métaphysique dit :
<<Placé ou jeté dans un monde qui
l'accable, sans le satisfaire, [...J et devant lequel il éprouve des
sentiments d'étonnement, d'admiration et d'inquiétude, l'homme
apparaît animé par un besoin d'infini, ou plus exactement, par un
dynamisme infini, qui le pousse ou l'attire constamment au-delà de ce
qu'il voit, saisit ou imagine, sans terme assignable
>>168.
En ce sens, l'infini est moins le terme d'un mouvement jamais
achevable vers un avenir toujours ouvert, que la puissance de contester sans
cesse, comme insuffisante, précaire et limitée, toute
réalisation et toute valeur données. Ainsi, contrairement
à Heidegger qui pense que l'au-delà du monde sensible ne peut
faire l'objet d'aucune investigation philosophique parce que le propre
d'être de l'homme consiste à être voué
167 R. Jolivet, L'homme métaphysique, Librairie
Arthème Fayard, Paris, 1958, p. 9.
168 Ibidem, p. 14.
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à la mort, et que l'interprétation ontologique
de la mort « vue de l'en deçà passe avant toute
spéculation ontique sur l'au-delà >>169 ,
nous pensons qu'il est impératif de revenir à la
métaphysique, notamment à la métaphysique de la vie qui
prend en compte comme objet de réflexion et de méditation la vie
humaine dans son intégralité. C'est dans cet horizon que J.
Granier définit la métaphysique en tant qu'une discipline
égotiste « qui veut penser ce qui est au-delà de
l'expérience naturelle. [Car], elle mobilise une transcendance, elle est
dépassement vers... >>170. Et nous pouvons ajouter
qu'à cause de l'audace et de la radicalité de l'intelligence, il
serait moins prétentieux de définir la métaphysique comme
un discours radicalement rationnel qui se veut un dépassement du
naturel, du sensible vers un outrepassement. Dès lors la perspective
ontologique de Heidegger apparaît donc limitée,
dépassée ; elle n'est qu'une dérivée de la
métaphysique à cause de son refus délibéré
de prendre comme objet de réflexion la vie post-mortem.
En somme, il faut rappeler ici que dans l'ontologie
fondamentale, Heidegger assujettit le Dasein à l'être en le
dépouillant de sa liberté. Selon lui, la liberté humaine
est un leurre, elle ne permet nullement à l'homme de forger son destin.
La liberté ontologique est plus libre que la liberté de l'homme.
Et pour que ce dernier réalise son essence, il est appelé
à se soumettre à l'être. D'où l'assujettissement du
Dasein chez notre auteur. La deuxième limite que nous avons
relevée consiste à savoir que dans sa conception anthropologique,
le philosophe allemand enracine l'homme dans l'immanence. Il s'agit d'une
anthropologie immanentiste, en ce sens qu'elle refuse
délibérément toute ouverture sur le monde supra-sensible.
Cela se remarque aisément par le fait que l'auteur ne se
préoccupe pas de la vie de l'homme après la mort. Celle-ci, quand
bien même elle est une dimension constitutive de l'existence du Dasein,
souligne Heidegger, ne doit pas faire l'objet d'une recherche pour savoir si le
Dasein survit ou non après qu'il meurt. Dès lors, il nous
apparaît salutaire pour l'être humain de dépasser cette
ontologie de Heidegger par une perspective métaphysique. En effet, la
métaphysique, en tant que pensée fondamentale sans fond,
pensée qui pense l'au-delà de l'expérience naturelle,
d'une part mobilise la transcendance verticale, et d'autre part elle consacre
la destination de l'homme. Il s'agit de s'interroger sur la destination ultime
de l'homme. En ce moment, il est légitime de nous demander si l'homme en
tant qu'il est
169 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 248.
170 J. Granier, op. cit., p. 12.
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métaphysique par essence ne doit pas considérer
la métaphysique comme une forme de méditation permanente sur sa
vie aussi bien dans le monde physique que dans le monde nouménal, au
sens kantien du terme. En d'autres termes, pour que l'homme parvienne à
surmonter sa précarité ontologique, la discordance qui existe
entre lui et le monde physique, contrairement à la position de
Heidegger, ne faut-il pas que la métaphysique se prolonge et
s'achève dans la religion ou dans la théologie où Dieu
sera considéré comme objet de réflexion étant
donné que l'homme a horreur de l'abstraction ?
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