CHAPITRE I :
LES RACINES DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE DE MARTIN
HEIDEGGER
Les thèmes existentiels qui sous-tendent la philosophie
de Heidegger sont fournis par la description des situations existentielles de
l'homme inaugurée par Kierkegaard et Husserl, pour ne citer que
ceux-là. Décrire, telle est l'orientation générale
de la phénoménologie dans laquelle viendra s'inscrire Heidegger
avec une perspective ontologique. Ce qui se montre est l'objet des
enquêtes phénoménologiques, encore que ce qu'il y a de plus
profond et de plus essentiel ne soit pas toujours ce qui se livre au premier
regard, mais soit même fréquemment recouvert ou voilé. La
phénoménologie bien comprise doit alors chercher à le
découvrir et à le dévoiler. C'est la tâche à
laquelle s'attellent les deux penseurs sus-mentionnés dont leur
influence sur le cheminement de la pensée de Heidegger sera
considérable. Kierkegaard et Husserl ont marqué de leur sceau
indélébile la pensée philosophique de Heidegger. Leur
influence est relative à la conception de l'existence et à la
méthode phénoménologique.
I.1. A la racine du terme existence : Kierkegaard,
le penseur de l'existence
Sören Kierkegaard, aux dires de ses commentateurs, s'est
voulu un « philosophe anti-philosophe »4. Il n'est pas un
philosophe systématique. Au triomphalisme hégélien du
système, il oppose le primat de l'homme existant. Pour lui, l'homme
existant ne reçoit pas sa signification de l'histoire universelle dans
laquelle il est situé. C'est l'homme existant seul qui compte en face de
la transcendance. L'existence, c'est l'irréductible, le non
catégorisable, le rapport intime et non conceptuel à la
transcendance. Contre la pensée abstraite et le système,
où tout apparaît sous la forme de la nécessité,
Kierkegaard fait surgir l'existence, discontinue, qualitative,
étrangère à la rationalité du concept, liée
à la subjectivité et à l'homme. Cette existence est
surtout perçue comme une tâche à accomplir.
4 D. Huisman et A. Vergez, Histoire des
philosophes illustrée par les textes.250 textes fondamentaux des
présocratiques à Hans Jonas, Nathan, Paris, 1996, p. 250.
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I.1.1. L'existence comme une tâche ardue
à accomplir
Nous ne pouvons élucider la complexité de la
pensée kierkegaardienne de l'existence sans faire au préalable
état d'une distinction essentielle : le danois dispose de deux concepts
pour expliquer le terme existence, à savoir Tilvaerelse et
Existents5. Le premier étant d'origine danoise et le
second d'origine latine. Dans sa perspective toute différente, la
pensée kierkegaardienne se meut à l'intérieur d'une
distinction qui donne au concept d'existence une dualité que le
français ne clarifie pas aisément. La proposition exprimée
par Kierkegaard << 1'homme est un existant >>6
est en effet indéterminée tant que l'on n'a pas
décidé s'il était existant au sens danois du terme ou dans
son acception latine.
Exister pour l'homme en un sens éminent ne se dit ni de
l'être, ni de la seule existence de fait qui convient en
général à toutes les réalités mondaines,
mais au mouvement qui le conduit vers l'existence à partir de son
existence de fait : << 1'homme est en ce sens le seul existant
à qui est impartie la tâche d'exister >>7.
Cette proposition signifie que l'homme ne se borne pas à constater qu'il
est ainsi et pas autrement, s'il peut se trouver comme existence et se
distinguer ainsi des autres réalités qui sont sans savoir qu'ils
sont, il ne peut devenir un existant ; il ne peut avoir son existence en propre
comme une tâche dans l'exigence d'avoir à être ce qu'il
est.
<< Exister, affirme Kierkegaard, ce n'est
rien du tout, et bien moins encore une difficulté. [...J Exister
vraiment, c'est-à-dire imprégner de conscience son existence que
l'on domine pour ainsi dire de la distance de l'éternité tout en
étant précisément en elle et encore dans le devenir : en
vérité la tâche est ardue >>8.
Mais comment l'homme est-il appelé à exister ?
Comment sera-t-il lui-même ? Pour le philosophe danois, la réponse
à cette question est sans équivoque. Il y a trois façons
fondamentales d'exister pour l'homme : existence esthétique, existence
éthique et existence religieuse.
5 O. Cauly, Kierkegaard, PUF, (coll.
«Que sais-je?»), Paris, 1991, p. 43.
6 S. Kierkegaard, L'existence. Textes traduits par
P.-H. Tisseau et choisis par J. Brun, PUF, Paris, 1967, p. 32.
7 Ibidem, p. 36.
8 Ibidem, p. 47.
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I.1.1.1.Le stade esthétique
Au stade esthétique, l'homme vit dans
l'immédiateté. Il ne s'est pas encore choisi en tant que moi. Il
vit dans et de l'extérieur, dans et du sensible, selon la devise:
<< il faut jouir de la vie ». Don Juan en est la figure
littéraire et musicale. Ce dernier vit dans le plaisir de l'instant,
sans pourtant parvenir à se satisfaire. Comme dans la réalisation
de cette forme d'existence l'homme dépend de l'extérieur,
c'est-à-dire de ce qui n'est pas en son pouvoir, le sentiment
fondamental de l'existence esthétique, bien qu'inavoué, se
révèle en effet comme désespoir à l'idée que
les conditions de cette existence pourraient lui être enlevées.
Aussi Don Juan est-il condamné à cumuler les conquêtes et
à courir après le temps. << Il paraît donc,
dit Kierkegaard, que toute conception esthétique de la vie est
du désespoir et que chaque individu qui vit esthétiquement est
désespéré, qu'il le sache ou non ».9
Son désir d'absolu échoue à trouver satisfaction dans le
plaisir. A cause de cette insatisfaction permanente liée à ce que
nous pouvons appeler le <<dilettantisme existentiel à
l'épicurienne », Kierkegaard préconise qu'il faut faire un
saut existentiel et qualitatif dans le stade éthique.
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