VII. Le disciple en recherche : qui est-il ?
Nous pouvons, contrairement au paragraphe sur l'ancien,
brosser un portrait plus ou moins général du disciple car,
à première vue, chaque jeune animé par l'esprit du
désert, semble demandeur des mêmes préceptes. On observe
dans les différentes sources qu'à la différence des
anciens, les disciples sont généralement des personnages
anonymes. Cette présentation restera donc générale,
contrairement au chapitre suivant consacré à la relation entre le
maître et le disciple dont nous relèverons les traits principaux
dans les Conférences de Cassien.
Le disciple du désert est généralement
jeune. Pallade nous en fait prendre conscience lorsque Paul, un cultivateur de
soixante ans, demande à devenir moine et qu'Abba Antoine lui conseille
de partir parce qu'il est trop âgé pour le devenir. Selon Antoine,
il est trop âgé pour subir les tribulations du
désert72. Ce récit est sans doute destiné
à indiquer que la vie du désert doit être embrassée
tôt. L'acclimatement est délicat et ne semble pas convenir
à tous les tempéraments ni à toutes les santés.
Dans la bouche d'Antoine, cette anecdote a valeur d'autorité puisqu'il
représente la référence type de la vie monastique.
Le disciple est habité par un désir intense de
chercher Dieu. Ce désir doit être tel, dit Pallade, qu'il doit
exclure tous les autres73. Ce jeune ne veut pas du monde et le souci
de sauver son âme le submerge plus que tout. Son enthousiasme est
authentique, il est fougueux et curieux, zélé et assoiffé
d'apprentissage, impatient de débuter et de vivre en anachorète
comme les anciens qu'il s'en va consulter. Le disciple a hâte de vivre
à l'école du désert et de la découvrir dans ses
moindres détails, il ne semble éprouver aucune crainte au
début car son zèle est si fort qu'il se persuade qu'il est a
été conçu pour cela. Le disciple, comme tout jeune qui
ressent l'appel du Christ à se lancer à sa suite, se situe dans
une dynamique de conversion, il ne part pas au désert pour fuir le monde
ni pour vivre en marge d'une société qui lui fait peur, mais pour
y faire une rencontre, « La » rencontre. Au début, pas
d'acédie, mais pas d'apatheia non plus : le disciple se met
à l'écoute, heureux d'apprendre, exposant avec confiance sa
vulnérabilité aux conseils des anciens.
Cassien nous dit qu'il est « avide de
s'établir par les leçons d'un ancien sur un fond solide. »
(Coll. 1) Le disciple a parfois des surprises car ce qu'il attend du
désert ne correspond pas toujours à ce qu'il cherche, il est
alors déçu, découragé. On va à la vie
monastique par des chemins difficiles et ce que l'on enseigne aux jeunes ne
répond pas toujours à leurs attentes. Parfois, le disciple trop
empressé, en arrive à s'estimer supérieur
72 PALLADE in « Histoire lausiaque
» S0 n° 75 Bellefontaine 1999.
73 Ibid.
aux anciens au point d'offenser ses maîtres en leur
préférant directement l'enseignement du Christ74. Il
arrive donc que certains d'entre eux quittent le désert et mènent
alors un style de vie opposé à celui prescrit par les
Pères. D'autres encore s'éloignent des anciens en
prétendant que leurs enseignements n'ont plus de valeur à leurs
yeux et s'enfoncent assez vite dans des excès divers,
généralement dénigrés par les moines. Le disciple
qui accepte de se soumettre docilement à son maître le fait de bon
coeur et parce qu'il le souhaite profondément. Au désert,
l'ancien a toute la confiance du jeune qui se réfère à ses
dires, quémandant ses conseils quand besoin s'en fait sentir et
acceptant sans protester que toute discipline demande un maître. Le
disciple sait qu'à l'instar de Samuel, Dieu s'adresse aux jeunes et
qu'Il les éprouve en les soumettant à la direction d'un ancien
(Coll. 2.)
Abba Daniel exprime très bien l'angoisse qui guette un
jeune moine au point que « la cellule devient insupportable. » (
Coll. 4) Le disciple y fait l'expérience de la tentation qui
l'éloigne parfois du but qu'il s'est fixé. Au désert, le
disciple est comparé à un petit enfant, comme l'explique Abba
Isaac de manière fort suggestive.
« ...nourri comme d'un lait fortifiant, l'esprit (du
jeune) grandit et s'élève peu à peu et par degrés,
des choses les plus humbles jusqu'aux plus élevées (...) » (
Coll. 10 )
Le disciple atteint la pureté lorsqu'il ne l'attend
plus de ses propres efforts, (Coll. 9 ) et c'est de cette façon
que l'on mesure l'état de sa croissance spirituelle, mais il n'y a pas
de laps de temps bien défini pour acquérir une vertu au
désert. Le disciple prend le temps qui lui convient, il reste en
mouvement, en chemin, vigilant dans sa dynamique de rencontres. Il est
conscient qu'il a toute la vie pour arriver à Dieu.
Le jeune moine a des amis et ils sont parfois plusieurs
à quérir les enseignements d'un même Père. Cassien
et Germain ne se quittent pas dans leur quête d'instruction, posant tour
à tour des questions aux anciens qu'ils rencontrent. On découvre
Germain interroger les Pères davantage que son ami Cassien qui se
contente d'écouter et de garder en mémoire les sentences des
anciens. Les disciples ne sont pas issus du même moule, les enseignements
sont personnalisés selon leur tempérament et l'intensité
de leur quête, comme nous le verrons par la suite.
Parfois, le jeune se contente de regarder plutôt que de
parler. Ce « silence si éloquent » du désert est pour
lui, un instrument utile à son éducation monastique. Le jeune
moine reste un être humain avec sa sensibilité et Cassien nous
partage dans la conférence d'Abba Abraham, que leurs coeurs tiraient
après leur famille qu'ils sont pressés de retrouver, ce qui
74 PALLADE in « Histoire lausiaque
» S0 n° 75. Bellefontaine 1999.
fait soupirer l'ancien qui les juge alors « lâches de
coeur » et il le leur reproche sans ménagement.
« C'est de corps seulement que vous avez entrepris ce
lointain voyage et vous êtes séparés de vos parents, au
lieu que vous deviez le faire en esprit ! » (Coll. 24)
En effet, la proximité de la famille, qu'elle soit de
corps ou d'esprit, semble être contre-indiquée pour le jeune
disciple car il ne pourrait s'en détacher totalement pour s'adonner de
manière absolue à la rencontre de Dieu. Ainsi le démontre
bien cet apophtegme :
« Un frère quitte le monde, distribue ses
biens aux pauvres, mais garde pour lui quelque chose. Il va trouver Antoine.
Celui-ci dit : « Si tu veux devenir solitaire, va dans tel bourg,
achète-toi de la viande et place cette viande autour de ton corps nu
puis viens ici. » Le frère fit ainsi, mais au sortir du bourg, les
oiseaux et les chiens se précipitèrent sur la viande ; les chiens
y mordirent à belles dents, entamant le corps du frère presque
autant que la viande. Le frère se présenta donc à Antoine
dans un état lamentable et le corps déchiré. Antoine lui
dit : « Ainsi en est-il de ceux qui disent avoir abandonné le monde
et y gardent pourtant des possessions. C'est de la même manière
qu'ils seront blessés par les combats des démons 76.
»
L'histoire pourrait paraître cruelle si elle
était véridique ! Elle a cependant valeur symbolique et
délivre un enseignement qui est de base au désert : celui de tout
quitter pour suivre le Christ. A ce sujet, les anciens se montrent
généralement sans mesure. Ils savent, par expérience,
qu'aucun moine n'est capable de se stabiliser dans la vie monastique s'il ne
s'est avant cela, dépouillé de ses biens et détaché
de ses habitudes.
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