VI. Description de l'ancien et situation dans l'Eglise.
Le Père du désert apparaît comme un homme
libre, fidèle à l'Ecriture et au Christ,
attaché à l'ascèse et pratiquant la
charité sans mesure. Socrate de Constantinople décrit Macaire
d'Alexandrie comme quelqu'un d'avenant.
« ...souriant à l'égard de ceux qu'il
rencontrait et (qui) plaisantait avec les jeunes qu'il initiait à
l'ascèse 66. »
Sur le plan physique, on dépeint certains Pères
comme étant petits et glabres à cause de la rigueur
ascétique. Cassien nous fait une belle description d'un vieillard de
Panéphysis qu'il s'en va visiter avec Germain. (Coll. 21)
Pallade décrit Abba Paphnuce comme quelqu'un
d'illettré, qui récitait les divines Ecritures de mémoire
et qui ne possédait qu'une seule tunique. Sérapion, lui,
était bon lettré, nous dit Pallade. S'agit-il des Pères
qu'a visités Cassien ? On ne le sait, mais ceux-ci, lettrés ou
non, ont généralement une connaissance aiguisée des
Ecritures qu'ils citent de manière courante et selon les circonstances
lorsqu'eux-mêmes, parfois, tombent à cours d'argument devant une
question difficile. Etre « illettré » ne signifie pas
nécessairement analphabète mais peut aussi vouloir dire que
certains anciens n'étaient pas instruits dans la sagesse profane
même s'ils possédaient une sagesse spirituelle 67.
Toutes les réponses aux questions humaines se trouvent dans l'Ecriture
et les anciens s'en inspirent pour prier, aider ou encore pour enseigner. Les
Pères reçoivent des personnes venues de loin et les
guérissent au nom de Dieu.
66 Socrate de CONSTANTINOPLE in « Histoire
ecclésiastique. » (T. IV-VI.) SC.477. Cerf 2004.
67 Athanase d'ALAXANDRIE in « Vie
d'Antoine » SC 400 Cerf. 1994.
Ainsi Macaire qui libère une « si grande
quantité de démoniaques qu'il est impossible d'arrêter un
chiffre68 », ou qui guérit une jeune fille
paralysée depuis de nombreuses années en lui faisant des onctions
vingt jours durant avec de l'huile sainte avant de la renvoyer chez
elle69. Ces miracles, même s'ils n'ont aucune preuve
historique, nous démontrent que les méthodes de guérison
font toujours référence au Christ, les Pères ne
s'attribuent aucun miracle, ils opèrent sans aucune prétention.
Il s'agit bien du Christ qui accomplit l'oeuvre par leurs mains. Paul le Simple
raconte qu'Abba Antoine, Père des moines souvent cité par les
anciens, s'adresse au démon en l'interpellant fermement :
« Tu sors ou je vais le dire au Christ !
70»
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Cette parole veut dire que le Christ était
présent dans chaque geste de la vie quotidienne et que les Pères
se reportent à son exemple et à sa parole. Certains miracles
ressemblent à ceux du Nouveau Testament, ainsi le moine Elie qui menait
une vie très sainte, raconta que manquant de pain, il pria et en trouva
trois en rentrant dans sa cellule. Même après en avoir
donné aux hôtes qui étaient vingt, il en resta encore dont
il fit usage pendant vingt-cinq jours. Ces anecdotes sont-elles historiques ou
composées en vue de l'édification des jeunes moines ? Personne ne
le sait, mais il est sans doute question ici d'une leçon de
charité : n'est-ce pas parce que Elie voulait nourrir ses frères
moines (comme le Christ ses disciples et la foule) que les pains se
multiplièrent ? Le miracle n'est-il pas le fruit de l'intention ? Le
moine se situe dans une dynamique de foi et c'est sans doute le message que
cette anecdote veut faire passer. La foi entraîne le miracle. Pour les
Pères, les pauvres le sont à cause de l'injustice des hommes,
ainsi les oeuvres de charité et de miséricorde, dira Abba
Moïse « (...) sont nécessaires en cette vie tant que
règne l'inégalité des conditions. » (Coll. 1)
Les anciens aiment se citer entre eux. Les plus
zélés servent de modèles à la formation des
commençants. C'est Abba Antoine, la référence par
excellence des Pères que ceux-ci citent le plus souvent, mais il y a
d'autres exemples, comme Piamun qui fait référence à
Paphnuce (Coll. 18.) Le moine, nous l'avons déjà dit,
fait « profession » au désert dans tous les sens du terme.
Abba Moïse explique ce qu'est cette profession du moine : une
carrière et pas seulement un voeu. (Coll.1) Le Père du
désert travaille à la pureté du coeur comme un laboureur
moissonne son champ ou un soldat prend les armes. Sa fin n'est autre que le
Royaume de Dieu. La spiritualité du désert semble forte et on
verra quelquefois les anciens
68 PALLADE in «Histoire lausiaque»
S0 n°75. Bellefontaine 1999
69 Ibid.
70 Ibid.
pratiquer l'ironie, comme Abba Piamun, (Coll.18) afin
de susciter le questionnement chez leurs frères. La sentence monastique
est toujours exprimée de manière équivoque, son intention
est de susciter le questionnement chez le disciple.
Le statut des Pères du désert est vocation. Les
anciens sont « présence » au désert et leur sagesse est
principalement inspirée de l'expérience. Le moine vit au
désert et il y reste physiquement, certes, mais le désert est
dans l'Eglise et le moine en est le témoin à sa façon. On
peut observer que pour des solitaires que l'on penserait rustres, leur
sociabilité est grande et principalement tournée vers les plus
faibles. Si la propre clôture de l'anachorète est celle du corps,
la priorité de certains tend vers la charité et c'est en cela que
l'on reconnaît l'ancien comme un disciple du Christ. Le moine part du
principe que pour convertir le monde et alléger sa souffrance, il doit
d'abord se convertir lui-même. La fin du moine est de vivre dans le
Royaume de Dieu, son but est la « pureté du coeur » sans
laquelle il serait impossible d'atteindre cette fin considérée
comme la « céleste récompense ». La pureté du
coeur est donc le terme unique de l'action du moine et de ses désirs.
(Coll.1) « Le Père du désert a le don
pneumatique de convertir les coeurs », dit
Festugière71.
On observe incontestablement que plusieurs anciens parmi ceux
qu'interroge Cassien sont imprégnés de culture grecque. Socrate
est connu d'Abba Chérémon qui se livre à une comparaison
édifiante entre le philosophe et le moine du désert.
Les philosophes grecs « se retiennent uniquement de
consommer leurs passions, en se faisant violence ; mais le mauvais désir
et la volupté du vice ne sont point bannis de leur coeur. » ( Coll.
13)
Abba Chérémon se servait de cet exemple,
parfaitement intégré, pour instruire Cassien et Germain sur la
différence entre chasteté (pureté du coeur) et continence
(abstinence sexuelle.)
Dans le discours d'Abba Nestéros, il est question
d'herméneutique où l'ancien se livre à un véritable
cours sur la science spirituelle, détaillant avec beaucoup de verve les
trois genres de celle-ci : la tropologie, l'allégorie et l'anagogie.
(Coll.14) Cassien nous informe effectivement que ce moine est d'une
« science consommée » et son second discours sur les charismes
divins nous le confirmera. (Coll.15) Certains Pères ne manquent
pas d'humour, ils gardent leur calme, ne perdent pas contrôle devant
l'adversité, sachant à tout propos, trouver réponse
à toute question posée, ce qui nous conforte dans l'idée
qu'ils peuvent être empreints d'une culture raffinée.
71 A-J. FESTUGIERE in « Les moines
d'Orient« in « Historia Monachorum in Aegyto ».
Cerf 1964.
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