La relation maà®tre disciple dans le monachisme primitif, d'après les écrits de Jean Cassien( Télécharger le fichier original )par Isabelle PEREE Strasbourg (Théologie Catholique) - Master de théologie 2009 |
Chapitre 2 : Portrait du moine et vie au désert.
Stromates26. « Voilà, oui voilà l'athlète véritable dans le stade magnifique de ce bel ordre du monde ; il porte la couronne de la victoire véritable sur toutes les passions. Le président des jeux est le Dieu Tout Puissant et le juge du concours et le Fils monogène de Dieu et le pancrace, le combat total, n'est pas contre le sang et la chair, mais contre les puissances spirituelles qui opèrent par le moyen de la chair, en produisant des affections passionnelles. » Cette comparaison a pour modèle la I.Cor 9, 24-26 mais Clément ajoute des allusions précises à l'organisation des concours d'athlètes dont la multiplication sous l'Empire marque la diffusion de l'hellénisme. En contexte chrétien, la comparaison est appliquée au martyre27. L'ascèse chrétienne est différente de l'ascèse philosophique déjà pratiquée par les philosophes grecs, il s'agit pour Clément, de la divinisation du chrétien par la grâce. L'ascèse est un combat. Le combat de l'athlète gnostique « est dirigé contre les puissances spirituelles qui opèrent par le moyen de la chair, en produisant des affections passionnelles 28. » Le but de l'ascèse chrétienne est la recherche de la vertu pour plaire à Dieu. Il nous paraît 26 Clément d'ALEXANDRIE in « Stromates VII » III, 20,4 SC 428. Cerf 1999. 27 Ibid. 28 Ibid. essentiel de prendre garde à ne pas faire dériver les pratiques ascétiques chrétiennes directement des usages païens car même si les ressemblances sont indéniables, les motivations sont différentes. Tandis que le sage païen, considéré comme un être divin, ne doit pas être vu en train de manger, le moine a honte de manger parce que son corps et sa fragilité humaine l'empêchent de se réunir à Dieu29. Le jeûne, les veilles, la continence et le travail favorisent la charité et la communion des coeurs. L'ascèse est souvent poussée à l'extrême chez les Pères et progresse encore au fur et à mesure des années de vie monastique. Les plus grands docteurs de l'époque ont été des ascètes. L'Histoire lausiaque indique que Macaire d'Alexandrie ne mangea rien de cuit durant sept ans et ne consomma que des salades sauvages et des graines trempées. « Après avoir parfaitement mis en pratique cette ascèse, il entendit encore parler de quelqu'un d'autre qui ne mangeait qu'une livre de pain [chaque jour]. Aussi, après avoir rompu son pain sec, il introduisit les morceaux dans des saïtes et décida de ne manger que ce que sa main pourrait en retirer. Et il nous racontait plaisamment : [J'attrapais bien assez de morceaux, mais je ne pouvais tous les retirer à cause de l'étroitesse de l'ouverture qui, comme un douanier, n'y voulait pas consentir.] Il conserva donc cette ascèse durant trois ans, mangeant chaque jour quatre ou cinq onces de pain, buvant de l'eau en proportion et, pour l'année, un setier d'huile 30. » Il est assez improbable que l'ascèse de Macaire ait été poussée si loin. Un homme peut-il tenir si longtemps en mangeant aussi peu ? Historique ou pas, cette anecdote nous renseigne sur l'importance de l'exercice continu, fort, voire exténuant. La vie du désert est apparemment rythmée par la pénitence et la componction, le moine y exerce son corps et son esprit en vue d'une certaine pureté. Dom Colombas dit que : «El monje debe sudar en su ascetismo, mostrarse viril y constante en los ayunos, en la guarda de la continencia, en trabajos incesantes 31.» « Par le jeûne, dira Clément, le moine évite tout ce qui est du domaine des passions, (...) les nourritures qui excitent les mauvais désirs(...) (Stromates. II. XX. 126) Pallade raconte qu'un certain Héron, jeune homme à la vie pure, s'était lancé dans une ascèse exigeante, mais l'orgueil avait pris possession de lui au point qu'il s'estima supérieur aux Pères, offensant même le bienheureux Evagre. Finalement, ce disciple ne put se stabiliser dans sa cellule et tomba dans la négligence32. Ces anecdotes, sans doutes racontées pour édifier les jeunes moines et les encourager à se surpasser, n'ont pas grande valeur historique mais méritent d'être mentionnées de façon à donner une idée générale de la mentalité du 29 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400. Cerf 1994. 30 PALLADE in «Histoire lausiaque » S0 n°75. Bellefontaine 1999. 31 G.M. COLOMBAS : «El concepto del monje y vida monástica hasta fines del siglo V.» (Article in Studia Monástica) Vol 1. Montserrat/Abadia. Barcelona. 32 PALLADE in «Histoire lausiaque » S0 n°75. Bellefontaine 1999. désert à l'époque des Pères. Pour les anciens, la pratique ascétique est inspirée par Dieu. Celle-ci est un exercice (ao-lcio-zc), une épreuve d'endurance comme Saint Paul aime à le dire (1Co 9, 24-27.) Cet exercice fixe la barre très haut : il faut toujours rester maître de soi, être capable de prier sans cesse et aimer ses ennemis. C'est le Christ lui-même qui assiste l'ascète dans sa lutte contre les démons et c'est à lui qu'il doit la victoire et non pas à ses propres forces 33. La finalité de l'ascèse ne doit jamais être occultée, son but est bien l'amour de Dieu et du prochain, elle ne peut donc être animée d'un désir humain de paraître même s'il appert que pour des motifs spirituels, il arrivait aux anachorètes de pousser parfois leur ascèse jusqu'à une négligence extrême du corps 34. L'ascète vit dans la puissance de l'Esprit. Dès lors qu'il est mû par l'Esprit, il devient un lrvevpavzlcoc. Comme tel, il accomplit des miracles et de ce fait, prend rang parmi les prophètes et apôtres. Pour la même raison, il devient directeur d'âmes35. Les anciens acceptent que les natures des hommes soient variées et n'exigent jamais des autres ce qu'ils sont incapables d'accomplir eux-mêmes, ils sont adeptes de la maîtrise du corps, de la maîtrise de soi en général, ils peuvent aller jusqu'à s'infliger des pénitences s'ils le jugent nécessaire parce qu'ils ont franchi des limites qu'ils se sont eux-mêmes fixées. L'ascèse est un exercice extérieur et intérieur. Les jeûnes et les veilles relèvent du combat intérieur alors que la garde de la langue et la lutte contre les tentations appartiennent aux luttes intérieures. Macaire, parce qu'il a écrasé un moustique qui l'avait piqué et qu'il s'est donc fait justice lui-même, se condamne à habiter le marais de Scété durant six mois, « où les moustiques sont comme des guêpes et percent même la peau des sangliers36. » Même si cet exemple n'est sans doute destiné qu'à expliquer aux frères jusqu'où l'on peut pousser l'ascèse, il est tout de même éclairant quant à l'idée de l'intensité des privations dont s'infligeaient les Pères. Le moine se délivre du désir, il s'en détache petit à petit, afin de laisser toute la place à l'amour de Dieu, à l'intimité qu'il cultive avec le Créateur. Le désir est une passion et l'ancien en a peur. Ce qui fait la vraie richesse du moine, dira Abba Moïse, « c'est le zèle déployé durant la jeunesse et les labeurs portés. » ( Coll. 2 ) Entendons par « labeurs », les pratiques ascétiques en général. L'ancien pousse l'ascèse jusqu'à ne pas montrer qu'il s'y livre. Cassien relate qu'Abba Sérénus ne manquait jamais de laisser tomber une goutte d'huile dans sa collation dans le but de supprimer les compliments que sa pratique susciterait chez les 33 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400 Cerf. 1994. 34 Ibid. 35 A.J FESTUGIERE :« Les moines d'Orient in «Historia monachorum in Aegyto. Cerf 1964. 36 PALLADE in «Histoire lausiaque » S0 n°75. Bellefontaine 1999. autres et qui risquerait de le mener à l'orgueil. Ainsi, en public, il ajoutait de l'huile dans sa collation, alors qu'en solitude, il n'en mettait pas. (Coll. 8) Saint Jérôme, dans la « Vie d'Hilarion », disciple d'Antoine Le Grand, nous rend compte de l'extrême austérité de ce jeune frère qui ne se nourrissait que de quinze figues par jour, après que le soleil se fut couché. On ne peut cependant pas affirmer l'historicité de ce récit. « Harlow et Smith ont étudié la corrélation entre sources littéraires et sources archéobotaniques et en ont conclu que le régime des moines était plus diversifié que les sources littéraires ne le laissaient croire 37. » Le jeûne a une grande valeur chez les Pères même si l'on rencontre dans la Bible des passages qui semblent contredire la nécessité de cet exercice : Eccl 2 :24, Eccl 3 : 2-13, Eccl 9 :7. Cependant, Saint Paul nous rappelle à l'ordre dans ces passages 1Co 8,8, 1Co 10,31 et Ro 14 oül'ascèse, pour lui, semble plutôt secondaire. L'essentiel réside dans le fait de pratiquer ces actions pour la gloire de Dieu. Les Ecritures sont la base de la vie ascétique, Antoine y fera appel comme guide dans toutes les actions :
Le discours sur le jeûne se trouve renforcé par le fait que Jésus ait jeûné quarante jours au désert afin de vaincre le démon. De ce fait, même si l'on peut imaginer que les repas des Pères n'étaient pas aussi caricaturaux que les textes les dépeignent, ils étaient toutefois mesurés et frugaux. Le but du jeûne est tourné vers un projet d'équilibre et non d'anéantissement du corps du moine, cependant, malgré l'estime que les Pères éprouvaient pour le jeûne, celui-ci n'était pas toujours placé en tête sur la liste des bonnes oeuvres. Il apparaît à travers les divers écrits ( apophtegmes ou autres) que certains préfèrent, et de loin, l'obéissance au jeûne, comme Pambo qui trouve louable d'obéir à son ancien depuis vingtdeux ans. «... parce que ce frère-là a dit non à sa volonté égoïste et qu'il a fait la volonté d'un autre 39. » Pachôme, lui, recommande à son disciple Théodore de ne s'en tenir qu'aux préceptes de l'Eglise en matière de jeûne, quant à l'abbé Hyperichios, il disait : « Mieux vaut manger de la 37 www.encyclopedie-universelle.com 38 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400 Cerf. 1994. 39 J-C. GUY in « Paroles des anciens » Seuil/Points. 1976. viande et boire du vin que dévorer la chair de votre frère en le dénigrant40. » Un écrit dira que « le jeûne fait triompher la primauté du spirituel41. » Ces sentences nous dépeignent de façon éloquente l'esprit dans lequel étaient formés les moines, même si elles sont sans nul doute quelque peu exagérées pour forcer l'attention sur ce que doit être un « bon moine ». Il apparaît que l'ascèse spirituelle, au désert, dépasse amplement l'ascèse corporelle. Abba Isaac se montre très explicite à ce sujet :
Il nous semble évident à travers les textes découverts que l'ascèse corporelle ne peut être vécue qu'en parallèle étroit avec l'ascèse spirituelle. Le moine ne vivra pleinement « dans l'Esprit » que s'il exerce son corps avec persévérance. Les textes cités plus haut servent à prévenir les commençants qu'au désert comme ailleurs, les moines restent des hommes et que même dans le dépouillement le plus total, le risque de vouloir paraître existe et doit être combattu par la vigilance et donc une ascèse encore plus active. L'ascèse de l'ancien au désert est différente de celle du Christ. L'ascèse du Christ est son combat dans la mission, tandis que celle du moine est son retrait dans la solitude et ce retrait est à lui seul ascétique. Toute sa vie est axée sur cette ascèse plus ou moins rigoureuse selon le tempérament de chacun. Certains veillent la moitié de la nuit, d'autres la nuit entière, certains jeûnent jusqu'à la tombée du soir, d'autres ne mangent que tous les deux jours. La prière officielle comprend à peu près soixante psaumes le jour et cinquante la nuit, elle s'accompagne du travail des mains pour empêcher l'endormissement. Les Pères n'ont que des vêtements de fortune ainsi que des cilices pour mortifier leurs chairs et lutter contre les passions. Pour reprendre une expression de Dom Louis Leloir, on peut dire que : « l'ascèse est le renoncement à la facilité de laisser libre cours à toutes les tendances égoïstes (...) 42 » 40 Ibid. 41 Un moine : « L'ermitage » Martingay/Genève. 1969. 42 Dom L.LELOIR in « Désert et communion. » S0 n°26. Bellefontaine.1978. Même si l'ascèse n'est pas exclusivement une opposition radicale à ces tendances, elle reflète tout de même chez le moine un rapport dépréciatif aux plaisirs mondains. Les Pères rejettent complètement le plaisir. L'esprit humain ne peut plus contrôler le corps qui est un être de Dieu, l'âme y étant enfermée. Pour les Pères, le diable tente de faire chuter l'âme, donc le plaisir vient du diable. Il y a fascination de la domination du corps chez les moines du désert. En réprimant une envie de manger, le moine rend son corps apte aux efforts, l'obéissance rend l'âme plus souple aux changements qui pourraient survenir dans la vie. L'ascèse éloigne du péché puisqu'elle empêche l'homme de se refermer sur lui-même, de tout ramener à lui et donc de se couper de Dieu. Son but ne consiste pas à supprimer l'émotion, mais à l'apprivoiser et la dominer afin que les passions canalisent cette énergie au service de l'amour divin de manière exclusive. Pour l'anachorète, il est essentiel que les frères, animés par un esprit de pénitence, fassent des efforts de purification et qu'ils laissent l'Esprit Saint les initier aux divins Mystères. Dans l'ascèse monastique antique, le moine accorde à son corps juste ce qu'il faut pour ne pas mourir. Tout comme le martyr est parfois appelé athlète, ce titre convient aussi à l'ascète qui lutte contre les démons43. Cependant, il nous paraît qu'en réprimant ses besoins, le moine attise ses désirs dont le principal pour lui est de s'approcher de Dieu et l'ascèse renforce ce rapprochement. Mais il faudra faire attention à ce que l'ascèse trop sévère ne mène pas à l'orgueil, et pour cela, elle devra être pratiquée à l'abri du regard des autres. (Coll. 8) Quoi qu'il en soit, la lutte semble être permanente, même chez les anciens expérimentés, pour contrer le faste séculier. Il semble aussi que l'ascèse se situe au niveau des « affaires qui sont hors de nos atteintes et qu'il nous est impossible de traiter. » (Coll. 9) Abba Cheremon précise qu'il est utile au jeune frère de souffrir les passions car s'il maîtrise trop vite l'exercice, il risque de s'en attribuer les mérites. Cheremon ajoute que cela seul est déjà une ascèse consistante que celle de ne pas s'enorgueillir. (Coll. 11) Par le jeûne, le moine prend conscience que tout ce qu'il possède vient de Dieu et que cette privation le dépossède de lui-même, petit à petit. Le jeûne le débarrasse des assauts du démon et l'aide à tenir bon dans l'épreuve et l'attente du retour du Christ. (Mc 2,8) Jésus lui-même avait jeûné quarante jours et quarante nuits après son baptême (Mt 3,2) et avait recommandé à ses disciples de se parfumer la tête et de se laver le visage (Mt 6,17) de manière à ce que les autres ne les voient pas jeûner, ce qui impliquait que l'ascèse devait rester secrète afin de n'attendre de récompense que de Dieu seul. 43 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine » SC 400. Cerf. 1994. Le travail manuel est également du domaine de l'ascèse. Le moine doit alterner travail et prière, mais rien ne l'empêche de prier en travaillant. Cet équilibre entre les deux paraît sain. Abba Pambo44 remerciait Dieu, au moment de mourir, de n'avoir jamais mangé son pain gratuitement, de l'avoir gagné par son travail, ce qui nous fait comprendre que les Pères du désert ne voulaient pas mendier. Abba Achille45 qui tressait des paniers le faisait pour ne pas mécontenter Dieu et risquer de s'attirer le reproche de ne pas avoir travaillé. Le travail manuel procurait une fatigue, donc une paix corporelle plus grande. Travailler était aussi un signe d'humilité et le signe d'une union avec le monde. D.J. Chitty parle d'un «... travail manuel (...) monotone consistant à tresser des cordes et à fabriquer des nattes, des paniers et des sandales avec des feuilles de palmier et des joncs : ce type d'activité finit par constituer l'occupation principale des moines, une occupation s'accordant excellemment avec leur devoir de la prière continuelle 46. » Le travail manuel poursuit donc deux buts : gagner son pain et donner aux nécessiteux, mais la finalité ascétique du travail manuel est surtout d'éviter l'oisiveté qui, au désert, est source de déséquilibre mental. Pour Cassien, le travail chasse l'acédie. La prière quant à elle, est continuelle au désert, elle ne s'arrête jamais. Abba Isaac dit qu'elle est « un effort vers l'immobile tranquillité de l'âme et une pureté perpétuelle. » (Coll. 9) La prière est ce qui motive l'ancien à affronter le labeur et l'ascèse. Elle est « physique » chez le moine, il se prosterne, récite, lève les bras vers le ciel, se tient debout. Il est indispensable de débarrasser l'âme de tout sentiment qui l'anime (joie, tristesse, peur...) avant de prier, sinon la prière sera vaine. Le moine a l'expérience de la prière, il sait que s'il demande des choses inadéquates concernant sa vie au désert, il ne sera pas exaucé. Abbé Cheremon dit à ce propos : « De là vient que, très souvent, si nous demandons des choses nuisibles au lieu de ce qui nous serait bon, Il (Dieu) se montre lent à exaucer nos prières, ou ne les exauce pas du tout. » ( Coll. 13) Dieu doit prendre toute la place. Abba Isaac recommande ceci : « ...affranchir l'âme de tout vice terrestre et de la libérer de la lie des passions afin de la rendre à sa naturelle subtilité. » (Coll. 9) Pour lui, il y a quatre formes de prière : - le cri du pécheur qui implore le pardon de ses fautes ; - le voeu pour ceux qui cherchent la vertu ; 44 Paterica arméniens 1,22. (in D.Leloir in « Désert et communion » S0 n° 26. Bellefontaine. 1978.) 45 Paterica arméniens : 10,7. (in D.Leloir in « Désert et communion » S0 n° 26. Bellefontaine. 1978.) 46 D-J. CHITTY in « Et le désert devint une cité. » S0. N°31. Bellefontaine.1980. - l'intercession pour ceux qui prient pour autrui ; - la contemplation pure de ceux qui ne demandent plus rien car ils ont obtenu la paix. Abba Isaac établit une hiérarchie entre ces quatre formes de prière, la première étant celle des débutants alors que la dernière celle des plus avancés, des anciens. « ... (Ces anciens) qui ont arraché de leur coeur l'épine douloureuse du remords (...)(et qui) tranquilles désormais, se prennent à repasser, dans une âme très pure, les munificences et les miséricordes que le Seigneur leur a faites dans le passé. (...) » (Coll. 9) Selon les sources que Cassien nous procure, la prière est le plus souvent récitée en solitaire dans la cellule ou parfois, devant celle-ci. Lorsque les anciens reçoivent des visiteurs, il leur arrive de prier avec leurs invités en respectant leur horaire coutumier. On lit à plusieurs reprises qu'un Père interrompt sa conférence pour inviter ses visiteurs à réciter la prière avec lui. Le dimanche, les anachorètes se réunissent pour la prière commune qui se compose d'une eucharistie et de psalmodies. Il semblerait que les anciens placent sur un même pied d'égalité la prière, l'ascèse et la charité fraternelle ; toute leur vie de moine doit embrasser leurs oeuvres qui pour eux, est la manière de gagner leur vie comme n'importe quel homme. La prière de l'ancien est sincère, confiante, vigilante et sobre. Pallade dit qu'Abba Paul de Phermé avait trois cent prières de règle et pour cela ramassait autant de cailloux qu'il conservait dans le pli de son vêtement, et il en jetait à chaque prière. Il arrive que les Pères récitent douze prières et douze psaumes lorsqu'ils prient ensemble 47mais en ce qui concerne la prière personnelle, ils restent assez secrets. Les Pères adoptent plus volontiers le terme de « prière fréquente » que de « prière continuelle » alors qu'il nous est dit qu'ils priaient en tous temps : au repos, en travaillant et même en enseignant un disciple, faisant de cette oraison une véritable « respiration » vers Dieu. La spiritualité des Pères était axée sur l'attente du retour du Christ et les moines se tournaient vers l'Est pour prier, car c'est de l'Orient que devait venir le Sauveur. Abba Arsène se mettait le soir en prière. «... le dos tourné au soleil, il ne terminait sa prière que lorsque le soleil reprenant sa course, venait, le dimanche matin, le frapper au visage. Le soleil représentait pour lui l'éclat du Christ ressuscité, mais tout autant, celui du Christ revenant dans sa gloire, à la fin des temps 48. » Abba Isaac dit que : 47 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0 n° 75 Bellefontaine 1999. 48 D. L. LELOIR in : « Désert et communion. » S0. N°26. Bellefontaine. 1978. « la prière se modifie à tout instant selon le degré de pureté où l'âme est parvenue, suivant aussi sa disposition actuelle, que celle-ci soit due à des influences étrangères ou spontanées (...) on prie différemment suivant que l'on a le coeur léger ou alourdi de tristesse ou de désespoir (... ) » (Coll. 9) Cassien nous informe par ces textes, de l'éducation donnée aux novices quant aux différentes dispositions du coeur pendant la prière. Celle-ci est plus féconde si le coeur est débarrassé de ce qui l'encombre. C'est un élément important dans la vie du moine que Cassien essaie de dégager et de transmettre. Une fois encore, les Pères, considérés par lui comme de saints hommes, sont arrivés à cette tranquillité d'âme (apatheia) nécessaire à l'oraison. Il compare la prière au pain : (il s'agit d'un besoin quotidien) et cite l'exemple d'Antoine qui restait si longtemps en oraison que les premières lueurs du soleil le surprenaient dans son extase. Mais il enseigne également que les prières doivent être fréquentes et courtes afin d'éviter la distraction. (Coll. 9) Concernant l'aumône, Abba Pinufe reprend les paroles du Siracide pour expliquer qu'elle éteint le péché comme l'eau éteint le feu. (Sir 3,33) L'aumône est une obéissance et porte remède aux blessures. (Coll. 20) Elle n'est apparemment mentionnée que par Abba Pinufe. (Coll. 20) III. L'hesychia.Ce terme, assez difficile à traduire, signifie à la fois la quiétude, le repos intérieur et extérieur. Il s'agit d'un exercice constant de la « présence de Dieu49». Le moine répète sans cesse : « Dieu, viens à mon aide ! » et libéré, parvient à la lumière de Dieu et de l'intimité du coeur, le reflet en quelque sorte de Dieu lui-même. Face aux hérésies qui niaient la divinité du Christ, les Pères étaient les preuves vivantes, pneumatophores, par qui l'Esprit de Dieu se manifestait sans doute et c'est dans l'intimité de la prière, secrète, discrète, silencieuse, qu'ils faisaient l'expérience de la Présence qui les illuminait tout entier, corps et âme. L'hesychia n'est pas qu'un simple recueillement, c'est un état d'esprit et la conscience constante que Dieu est présent, non seulement dans la cellule mais dans le coeur de l'ancien. Seul, un moine entraîné en fait l'expérience et arrive ainsi à se déifier dans le Christ, son modèle. Ce point culminant de la prière, aboutissement des années d'ascèse, représente le quatrième degré dont parle Abba Isaac lorsqu'il explique l'existence des différentes sortes de prières à Cassien et Germain. Il s'agit, en somme, d'atteindre la contemplation en acquérant le 49 A.GUILLAUMONT in « Aux origines du monachisme chrétien. » S0 n°30. Bellefontaine.1979. calme et la sérénité. On ne s'isole et on ne garde le silence qu'en vue de la contemplation de Dieu, la déification, qui est le but du chrétien50. Abba Arsène avait demandé à Dieu de l'éclairer sur l'endroit où il vivrait le mieux sa vocation et avait reçu cette réponse : « Fuis, tais-toi , vis dans l'hesychia51. » Et Abba Macaire disait, lui : « Personne ne peut avoir l'hesychia de l'âme s'il ne s'est d'abord assuré celle du corps52i Le renoncement au monde sera d'abord la fidélité à un endroit bien défini. « Aucune herbe ne pousse, dit un ancien sur une route souvent foulée aux pieds et cela même si l'on sème et re-sème. Il en est de même pour nos pensées. Si, au contraire, tu vaques à l'hesychia et t'imposes tous les retranchements, toutes les oeuvres spirituelles germeront et fleuriront en toi 53. » Luc Brésard dit que l'hesychia n'est pas un but en soi, le but c'est la charité et l'hesychia est le moyen d'arriver à ce but. C'est une disposition qui favorise l'épanouissement de la charité54. L'hesychia n'est donc pas une méthode, mais une manière d'être qui requiert un désir intense de rencontrer Dieu et c'est Abba Isaac qui en fera découvrir la signification à Cassien et Germain : « ... voici ce modèle destiné à vous instruire, cette formule de prière que vous cherchez. Tout moine qui vise au souvenir continuel de Dieu, doit s'accoutumer à la méditer sans cesse et pour cela, chasser toutes les autres pensées ; car il ne pourra la retenir que s'il s'affranchit entièrement des soucis et des sollicitudes corporels. C'est un secret que les rares survivants des pères du premier âge nous ont appris, et nous ne le livrons de même qu'au petit nombre des âmes qui ont vraiment soif de le connaître. Afin donc de vous tenir toujours dans la pensée de Dieu, vous devrez continuellement vous proposer cette formule de piété : Mon Dieu, venez à mon aide ; hâtez-vous de me secourir ! Ce n'est pas sans raison que ce court verset a été choisi particulièrement de tout le corps des Ecritures. Il exprime tous les sentiments dont la nature humaine est susceptible ; il s'adapte heureusement à tous les états et convient en toutes les sortes de tentations. » (Coll. 10) Il s'agit d'un élément important dans l'oeuvre de Cassien qu'il nous transmet assez longuement dans la dixième conférence. La méditation quasi incessante qu'est l'hesychia , ne sera, à notre sens, jamais vraiment retransmise à ce point dans le monachisme occidental, même si l'on y trouve une considération similaire de la prière contemplative. C'est une théorie nouvelle pour Cassien qui se dit même « frappé d'étonnement » par cette prière fréquente, mais courte, récitée par les Pères. 50 B.CHEDOZEAU in « L'érémitisme et l'organisation de l'espace chrétien. » (Conférence donnée à Montpellier le 30 mai 2005.) 51 Paterica arméniens : 2,12 : I,92. (in D.Leloir in « Désert et communion » S0 n° 26. Bellefontaine. 1978.) 52 Ibid 53 Ibid 54 L. BRESARD, Abbaye de Cîteaux : http:// users.skynet.be/am012324/studium/bresard. |
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