IV. Les quinze Pères des Conférences.
Nous présenterons les Pères dans l'ordre des
conférences, donc en respectant celui
donné par Cassien. Il ne s'agit cependant pas de
l'ordre de visite aux anciens puisque sont cités d'abord les
Pères de Scété où Cassien séjourna en
dernier lieu. Il ne se dégage pas, à première vue, de
logique dans la présentation des récits. Cassien ne justifie
nullement l'ordre de la présentation qu'il choisit. On peut juste
supposer que, Scété étant considérée par lui
comme supérieure aux autres communautés d'anachorètes, il
ait eu hâte de présenter les discours de ceux qu'il
considérait comme les moines les plus parfaits. Ces moines sont
Daniel,
23 Sr MARIE-ANCILLA in « Saint Jean Cassien,
sa doctrine spirituelle. » La Thune/ Marseille. 2002
Sérapion, Théodore, Sérénus,
Isaac, Théonas et Abraham. Ces personnages décrits par Cassien
sont apparemment mentionnés dans certains apophtegmes, pour autant qu'il
s'agisse bien des mêmes. Il est cependant mal aisé
d'établir un rapprochement sûr à propos de ceux que l'on
pense porter le même prénom. Nous ne pouvons donc pas nous
prononcer de manière certaine quant à leur historicité.
Certains de ces prénoms sont également cités dans
l'Histoire lausiaque, mais rien ne nous dit qu'ils correspondent
à des personnages existants.
Pour Cassien, les Pères du désert incarnent la
règle de vie de l'Evangile et persistent dans cet esprit, malgré
un affadissement indéniable de l'Eglise à cette époque.
Leur objectif est de mener une existence conforme à celle des
Apôtres en fuyant l'existence relâchée du monde. Pour
Cassien, les Pères réalisent la perfection de l'Eglise primitive
et selon lui, la relation individuelle du maître au disciple semble
supérieure à la formation collective. La soumission aux
préceptes évangéliques se ramène donc
essentiellement à l'observance des consignes des anciens et Cassien nous
donne une leçon d'obéissance dans la tradition des Pères
du désert. Il nous indique de manière éclairante, que le
père spirituel, cet ancien que le disciple recherche, est indispensable
à la formation de tout moine. Sans celui-ci, le jeune disciple est
incapable de tenir au désert. Tout comme les Apôtres ont suivi le
Christ, le jeune moine suit son ancien et se soumet entièrement à
lui. Même si certaines anecdotes de la vie au désert sont parfois
racontées de manière pittoresque ou énigmatique, les
anciens livrent à leurs novices le mot d'ordre qui leur est
demandé. Celui-ci, parfois déguisé par la
métaphore, finit toujours par être trouvé par le disciple.
Cassien poursuit un objectif en nous partageant ses textes : celui de glorifier
l'obéissance et d'exhorter les futurs jeunes moines à la
rechercher à tout prix, en s'y exerçant avec l'aide d'un
ancien.
Moïse : Abbé* du désert de
Scété. Il est dit de lui qu'il se distinguait par le parfum de
son ascèse et de sa contemplation. Il est de nature inflexible et
n'ouvre sa porte qu'à ceux qui cherchent Dieu d'un coeur contrit.
* Le titre d'abbé, c'est-à-dire de
père, était plutôt réservé à ceux que
de longues années de vie monastique, leur sainteté et leur
expérience avaient dotés, pensait-on, d'un véritable
charisme pour la formation des jeunes. Cassien, au contraire, le donne assez
indifféremment24.
Moïse entretient Cassien et Germain par deux discours :
1. « Du but et de la fin du moine ». 2. « De
la discrétion. » ( T1 Coll. 1 et 2)
24 J.CASSIEN in « Conférences.
» T1. SC 42. Paris 1955. P.78. (Notes infrapaginales.)
Paphnuce : Abbé de
Scété. Il se consacra à la solitude sur les conseils
d'Antoine le Grand. Sa patience, son amour de la solitude lui valent le surnom
de Bubale. Il maintient son ascèse jusqu'à
quatre-vingt-six ans passés. Parfait dans la contemplation et l'action,
il est aussi doué de la grâce de prophétie. Il est
prêtre de l'une des quatre églises de Scété et fut
le seul à recevoir les lettres de Théophile contre les
anthropomorphites.
Il fait un discours que Cassien nomme : « Des trois
renoncements. » (T2 Coll. 3)
Daniel : Abbé de Scété,
choisi pour diacre puis promu à l'honneur de la prêtrise par
Paphnuce. On dit de lui qu'il était un héros de la philosophie
chrétienne et un exemple d'humilité pour ses frères. Sa
conférence porte sur « la concupiscence de la chair et de
l'esprit. » (T1. Coll. 4)
Sérapion : Moine anthropomorphite de
Scété. Cassien le décrit comme très
âgé et extrêmement discret. Il entretient les visiteurs sur
« les huit principaux vices. »
(T1. Coll. 5)
Théodore : Abbé des Kellia.
Cassien le décrit comme un homme d'un mérite singulier dans la
vie ascétique. Il apparaît, dans son enseignement, comme un homme
lettré. Théodore fait un récit sur « le meurtre
des saints » car un homicide venait de s'accomplir. Des brigands
sarrasins avaient massacré des frères. (T1. Coll. 6)
Sérénus : Abbé de
Scété, remarquable par sa sainteté et sa parfaite
chasteté, reflétant la paix, d'où son nom. L'admiration de
Cassien et Germain envers lui est immense. Sérénus entretient les
jeunes moines sur « la mobilité de l'âme et des esprits
du mal et sur les principautés. » (T1. Coll. 7 et T2 Coll.
8)
Cassien précise que Sérénus les accueillit
avec un festin de roi.
Isaac : Abbé de Scété. Sa
conférence est longue, nous dit Cassien, au point qu'il a
düretrancher quelques-uns des développements du vieux
moine. Cassien, par ce discours,
satisfait aux ordres de l'évêque Castor,
l'évêque Léonce et le frère Helladius. Cet
enseignement est important puisqu'il traite de la prière et qu'il est
réparti par Cassien en deux conférences distinctes portant le
même titre : « De la prière. » (T2. Coll. 9 et
10)
Chérémon : Solitaire du
désert de Panephysis. Plus que centenaire, il marche sur les mains.
D'une humilité extrême, il soupira à la requête de
l'entretien en leur demandant comment il aurait la présomption
d'enseigner aux autres ce qu'il ne pouvait faire lui-même. C'est pour
cela, expliquera-t-il qu'il n'a jamais voulu former de disciples et il ajoute
cette phrase concluante : « La parole du maître n'a force et
autorité, que si la vertu de ses actions l'imprime au coeur de celui qui
écoute. »
Cheremon les entretient alors à trois reprises :
1. « De la perfection. » 2. « De la
chasteté. » 3. « De la protection de Dieu. » (T2. Coll.
11, 12 et 13)
Nesteros : Abbé du désert de
Panephysis. Homme remarquable d'une science consommée, nous dit Cassien.
Nesteros les entretient par deux discours.
1. « De la science spirituelle. » 2. « Des
charismes divins. »
(T2. Coll. 14 et 15)
Joseph : Abbé d'un désert
proche de Panephysis. Sa cellule était distante d'environ six milles de
celle de Nesteros. Sorti d'une illustre famille et citoyen distingué de
sa ville natale, il savait le grec. Cassien nous indique qu'il les entretenait
en grec ce qui les empêchait d'avoir recours à un
interprète. Cela laisse également supposer que la langue
parlée par les Pères était donc bien l'égyptien et
non le grec. Il leur fait deux discours.
1. « De l'amitié. » 2. « Des
déterminations absolues. »
(T2. Coll. 16 et 17)
Piamun : Abbé et prêtre des
anachorètes proches de Diolcos. Cassien le décrit comme un
être joyeux et accueillant qui mit beaucoup d'intérêt
à savoir d'où venaient les visiteurs et dans quel but ils avaient
gagné l'Egypte. Il leur fait un discours sur « les trois
espèces de moines ». (T3. Coll. 18)
Jean : Après avoir passé vingt
ans au désert, il vint humblement se soumettre à la discipline
cénobitique dans le monastère de l'Abbé Paul, près
de Panephysis qui abritait plus de deux cents moines. Il est choisi pour
présider à la diaconie. Jean est d'une humilité admirable,
dit Cassien. Il entretient ses visiteurs sur « la fin du
cénobite. » (T3. Coll. 19)
Pinufe : Il gouverne en qualité
d'abbé et de prêtre un monastère considérable,
près de Panephysis. Il est d'une grande humilité. Il les
entretient sur « la fin de la pénitence. » (T3. Coll.
20)
Théonas : Abbé de
Scété. Il fait le récit de sa conversion à la vie
monastique. Il est élu pour présider la diaconie et deviendra un
abbé illustre près de Panephysis. Théonas fait trois
récits aux visiteurs :
1. « Du repos de la Pentecôte. » 2. «
Des illusions de la nuit. » 3. « De l'impeccabilité. »
(T3. Coll. 21, 22 et 23)
Abraham : Abbé d'un monastère
près de Panphysis. Cassien clôture avec lui ses vingtquatre
conférences. L'ancien dévoile plusieurs des erreurs des deux
jeunes moines concernant la rupture avec la famille qui leur manque. On peut
déduire par ce qu'il dit que ses origines sociales étaient
plutôt élevées :
« Nous ne sommes pas tellement destitués de tout
secours du côté de nos parents. Il n'en manque pas qui se feraient
une joie de nous entretenir de leurs biens. » (T3. Coll. 24)
Cette présentation peut nous éclairer sur les
traits communs aux différents Pères. Il apparaît que
l'humilité prédomine indiscutablement. Toutefois, chaque moine a
sa personnalité propre, tout comme ses charismes personnels. L'un est
prêtre, l'autre diacre, le suivant simple frère. L'un est
méfiant, l'autre est accueillant, un autre encore est de nature
curieuse. L'un est intellectuel, l'autre contemplatif, le troisième plus
actif. Cela nous indique que l'appel au désert pouvait toucher n'importe
quel homme et cette présentation nous éclaire sur l'importance
pour le disciple de trouver le « bon maître », celui qui
correspondra le mieux, non seulement à son tempérament mais
également aux attentes personnelles de sa foi. Les chercheurs C.
Badilita et A. Jakab relèvent que « pour un certain nombre de
moines, embrasser le monachisme représentait une promotion sociale
inespérée25 », comme l'affirme Abba Abraham
:
« ... Peut-être l'obscurité de leur
naissance ou leur condition servile les eussent-elles rendus méprisables
pour leur bassesse, même aux gens de la classe moyenne, s'ils
étaient restés dans la vie séculière. Mais la
milice du Christ les a anoblis (...) » (Coll. 24)
Nous pensons cette vie érémitique fortement
idéalisée par Cassien qui affirme qu'elle est même apte
à élever un homme de condition servile.
25 C. BADILITA et A. JAKAB in « Jean Cassien
entre l'Orient et l'Occident. » Beauchesne/Polirom. 2003.
La vie au désert pour Cassien, touche donc le sommet de
la perfection et ces Pères qu'il interroge sont considérés
par lui comme des saints. On le verra même mettre dans la bouche de son
ami Germain, l'appellation « Votre Béatitude » lorsque
celui-ci s'adresse à Abba Abraham.
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