B. L'Ecriture revisitée par les sentences du
maître.
Les moines lettrés recopiaient des passages de
l'Ecriture afin de s'en imprégner et de les apprendre. Ainsi, petit
à petit, ils s'appropriaient les textes et les transmettaient oralement
à leurs disciples. Il arrivait que des jeunes moines soient pourvus d'un
charisme particulier à recevoir et comprendre la Parole sans se la faire
expliquer. Un ancien, interrogé sur les raisons d'un tel charisme avait
répondu que l'on trouvait d'ordinaire plus d'eau dans les vallées
que sur les montagnes. Ainsi les âmes simples, promptes à se
mettre à la dernière place, plus désireuses de pratique
que de connaissance, obtiennent beaucoup plus aisément que les moines
orgueilleux, la connaissance des Ecritures105. Pour reprendre une
expression de D. Burton-Christie, les anciens « faisaient la
Parole106 ». Le langage pratique utilisé par les
moines pour décrire la manière d'approcher l'Ecriture indique
leur orientation de base envers le texte. Un ancien recommandait
généralement à ses disciples de « faire ce qu'il
est écrit ». Parfois, les paroles des anciens paraissent
presque équivalentes à l'Ecriture en tant que paroles nouvelles
de puissance, censées être entendues, mises en pratiques et
passées les uns aux autres. Chez les Pères du désert,
l'Ecriture existait pour être mise en pratique et ils l'ont incluse petit
à petit dans le tissu de leur vie.
D. Burton Christie précise que même si les
frères ne contestaient pas nécessairement l'autorité de la
Parole de l'Ecriture, ils voulaient entendre les mots bien fondés que le
maître donnerait. Une telle demande de la part des frères
reflète un rapport fluide entre les paroles de l'Ecriture et celles de
l'ancien et aussi entre les paroles bien fondées de l'Ecriture et celles
plus discrètes et plus intimes des anciens107. Certains
Pères citent davantage l'Ecriture que
106 D.BURTON-CHRISTIE in « The World in the desert.
» New-York/Oxford. 1993.
107 Ibid.
d'autres. Ainsi verrons-nous Abba Chérémon citer
cent soixante et onze passages bibliques dans l'un de ses enseignements, Abba
Nestéros quatre-vingt-trois passages, alors qu'Abba Isaac n'en citera
que vingt-six. Il arrive que les disciples ne puissent se consoler au moyen de
la Bible et que ce soient les paroles des anciens qui servent de remède
:
« Faites-les connaître (vos pensées) ;
comme prix de votre foi, la divine clémence est assez puissante pour
vous accorder le remède par le moyen de mes conseils. » (Coll.
17)
Il apparaît qu'au désert, la Parole prend vie
lorsqu'elle est parlée. Mêlée à l'expérience
des anciens, elle est vivante, dynamique pour le jeune en formation. Elle se
matérialise, s'incarne autrement et tout ce qui passe par la
médiation humaine prend vie. L'Ecriture est faite pour être
recréée, actualisée sans cesse, les Pères s'en font
les porte-parole et la complètent en l'adaptant à des situations
vécues pour initier les débutants. Leur exemple permet de
structurer la vie du jeune moine. L'expérience est du domaine de la vie
et non du raisonnement, ce ne sont pas seulement les états d'âme
dans la prière mais la pratique des commandements qui font
l'expérience.( Même si cette thèse est contredite à
plusieurs reprises lors de discours sur la prière et concernant les
priorités données à la contemplation sur l'action.)
L'Ecriture, elle, donne court à l'interprétation. Il y a donc un
risque plus ou moins important de trouble pour le jeune initié.
L'Ecriture passe par l'interprétation des Pères afin
d'éviter la déformation , voire les déviances. Certains
moines et a fortiori les plus jeunes, ne pouvaient aller
au-delà du sens purement littéraire des Ecritures, ce qui rendait
l'exercice dangereux. Dieu montre aux anciens ce qu'ils doivent faire, c'est le
charisme qui joue. La parole des Pères peut être davantage
compréhensible que l'Ecriture car elle est appliquée, en
perpétuel mouvement, adaptée à chaque demandeur. Tel
Père citera tel exemple à tel jeune. L'enseignement n'est pas le
même pour tous les disciples, il est individualisé selon
l'état d'avancée spirituelle du jeune moine. L'Ecriture est sans
cesse repensée, ré-appliquée en fonction des questions et
des besoins du novice. L'exemple des Pères semble plus
compréhensible que la Parole divine, pour le moine en formation. Les
sentences sont parfois exprimées de manière paradoxale,
provoquant par là, réflexion et obligation pour le novice de
trouver la réponse par lui-même.
Il arrive également au disciple de s'asseoir et de
regarder l'ancien, ce qui lui suffit pour comprendre et obtenir réponse
à sa question. Il est indispensable que l'ancien, avant d'enseigner, ait
expérimenté lui-même l'objet de l'enseignement, sans quoi
ses paroles n'auront aucune portée auprès du disciple.
Abba Nestéros l'explique :
« Il est constant que deux causes rendent inefficace
la doctrine spirituelle. Ou bien celui qui enseigne n'a pas
expérimenté ce qu'il dit ; et tous ses efforts pour instruire
l'auditeur ne sont qu'un vain bruit de paroles, ou bien c'est l'auditeur qui
est mauvais et rempli de vices ; et son coeur endurci demeure fermé
à la salutaire et sainte doctrine de l'homme spirituel. »
(Coll. 14)
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Cassien, par Paphnuce commente l'Ecriture et l'adapte à la
vie du désert (Coll.3) :
« Quiconque, après avoir renoncé au
monde, retourne à ses penchants d'autrefois et à ses passions
premières, crie par ses actes et ses pensées avec les Juifs :
Qu'il faisait bon en Egypte ! » (Ex 38,25)
L'Ecriture est citée et commentée de
manière pure, avec un interprétation propre à l'ancien.
Paphnuce passe d'une citation à l'autre en les liant fort habilement
mais son expérience personnelle n'y est pas mêlée, ce qui
pourrait nous indiquer que Cassien dépeigne l'ancien comme ayant
davantage de qualités exégétiques que pédagogiques.
On remarque après lecture des trois premières conférences
(dans l'ordre que présente Cassien) que chaque Père a sa
spécialité dans la manière d'enseigner son disciple.
Paphnuce privilégie le commentaire alors que Moïse semble
préférer la formation directe du maître à disciple
même s'il met en garde tout de même contre la mauvaise
interprétation des textes et du risque de se détourner de leur
sens profond. (Coll. 2) Abba Isaac cite son expérience comme
enseignement mais renvoie toujours à l'Ecriture et s'appuie sur les
exemples du Christ. (Coll. 10) I.Gobry pense que la vie monastique
exige un délicat apprentissage et Antoine prodigue maints avis sur ce
sujet. Il ne faut pas s'encombrer de livres : l'Ecriture suffit. Il est bon de
ne pas garder pour soi les trésors qu'on y découvre ; aussi les
moines sont encouragés non seulement à écouter les
leçons des anciens mais aussi à s'exhorter mutuellement. «
Il est utile de ne pas suivre l'exemple d'un seul car le Christ est seul
parfait (...)nous devons donc profiter de ce qui est édifiant dans
chacun des frères qui brillent par leurs vertus 108.
»
Les Pères étaient hostiles à toute
recherche rhétorique ; les mots de leur prière sont simples et
les mots de l'enseignement le sont également109. Dans la
formation dispensée au disciple, il doit y avoir la part de Dieu mais
aussi la part de l'homme. L'enseignement des anciens est simple comme leur
prière, mais il procure la vie parce qu'il est mouvement. Certains
d'entre les Pères du désert ont éprouvé, devant la
difficulté des Ecritures, un réflexe de crainte. Un frère
demandait à Abba Poemen si, obligé d'entretenir un compagnon, il
pouvait lui parler des Saintes Ecritures et Poemen répondit :
108 I.GOBRY in « De Saint Antoine à Saint
Basile » Fayard 1985.
109 Dom L.LELOIR in « Désert et communion
» S0 n° 26 Bellefontaine 1978.
« Mieux vaut te taire mais si tu n'en es pas capable,
parle des sentences des anciens et non des Ecritures, car les paroles des
Ecritures sont graves et entraînent des afflictions (...)Il ne s'agit
donc pas de les utiliser à tort et à travers (...) parce que si,
en raison de leur obscurité, les chrétiens ne s'entendent pas sur
leur interprétation, elles les diviseront, au lieu de les unir
110. »
Dom L. Leloir nous conforte dans notre étude en
précisant que la lecture de la Bible par les Pères du
désert, pour ceux qui y avaient accès, était
extrêmement personnelle et vivante, adaptée aux situations
précises qu'ils vivaient, au milieu dans lequel ils étaient
placés et aux conditions d'existence que celui-ci leur créait.
Les anciens abordaient l'Ecriture avec réserve, ils refusaient et
décourageaient les frères à en parler. Ils estimaient
généralement au-delà de leurs compétences le fait
d'informer sur la signification de l'Ecriture et le fait de l'expliquer ne
pourrait pas être plus clair qu'une tentative humble de la pratiquer.
Quand quelqu'un demanda à Abba Amoun s'il valait mieux
parler des sentences des pères que de l'Ecriture, il répondit :
« Vous devriez parler des sentences des Pères, c'est moins
dangereux 111. »
Les deux visiteurs demandent à Abba Daniel ce qu'est
cette joie ineffable qui les emplit parfois lorsqu'ils sont retirés au
fond de leur cellule, alors qu'à certains moments, ils sont
plongés dans l'angoisse. L'ancien répond par un enseignement
appris de « leurs pères. » Les citations scripturaires
viennent plus tard dans le discours, mais elles ont elles-mêmes
été citées par les Pères de qui parle Daniel.
(Coll. 4) Germain demande un éclaircissement de la
pensée de l'apôtre et Daniel continue ses citations et
commentaires de l'Ecriture. Ses commentaires lui sont personnels. On devine
derrière les explications de Cassien, que l'ancien a
expérimenté la Parole de l'Ecriture. Il insiste cependant sur le
fait qu'il s'agisse d'une « exhortation monastique » puisqu'il traite
de chasteté, de jeûnes sévères, de veilles et de
prières ininterrompues dans la solitude effrayante du désert.
Daniel parle de « l'Esprit pédagogue ». Son discours est donc
bien celui d'un moine qui s'adresse à d'autres moines moins
expérimentés. Il s'agit d'un long discours et non pas d'un
apophtegme, mais le but est identique : toucher et enseigner de son
expérience en revisitant la Parole, les disciples venus chercher un
enseignement ou un précepte basé sur l'expérience.
D'Abba Sérénus, on apprend qu'il connaissait le
Pasteur d'Hermas, dont il dit qu'il a « une doctrine très
complète », ce qui veut dire que plusieurs Pères avaient une
connaissance
110 Paterica Arméniens : 11, 3R : III,132. ( in D.Louis
Leloir : « Désert et communion. » S0 n°26.
Bellefontaine.1978.)
111 D.BURTON CHRISTIE in « Word in the desert
» New York/Oxford 1993.
livresque certaine, dépassant même celle de la seule
Ecriture Sainte (Coll. 8) et qu'ils pouvaient donc également
s'en inspirer.
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