IV. Originalité de la transmission au désert.
A. L'enseignement.
A l'inverse des paroles lapidaires d'Abba Antoine, les
enseignements des anciens transmis par Cassien peuvent se montrer très
abondants, comme Abba Isaac qui, avant de les entretenir sur la prière,
leur fait des discours sur divers usages. (Coll. 9) Abba
Sérénus, lui, se montre très humble quant aux explications
qu'il est invité à donner : « J'y répondrai
cependant selon mes moyens et dans l'ordre que vous avez vous-même
suivis. » (Coll. 8)
Certains pères n'enseignent qu'avec réticence.
L'Histoire lausiaque nous démontre que Abba Paphnuce «
était modeste au point de voiler sa vertu prophétique
101 ». Les entretiens durent souvent tard, nous indique Cassien et
l'ancien qui y met fin en proposant une prière commune, un repas, ou
simplement le repos à ses disciples infatigables. Les Pères
transmettent l'enthousiasme en même temps que leurs paroles, à tel
point que les disciples se réjouissent d'être au lendemain pour
continuer l'audition des enseignements. Les anciens ne dévoilent pas
tout à la fois, l'instruction est progressive. Cassien explique qu'Abba
Isaac leur avait d'abord appris l'excellence de la prière avant
d'expliquer par quel procédé et quelle
101 PALLADE in « Histoire lausiaque » S0
N° 75 Bellefontaine. 1999.
vertu intime elle pouvait devenir continuelle. Les
enseignements sont des cadeaux donnés, des secrets transmis, ils se
livrent à petites doses et dans un ordre calculé. Tout donner
à la fois ne serait pas positif pour le jeune, incapable encore de tout
assimiler d'un coup.
Les fréquences de la relation sont difficiles à
saisir. Certains disciples, nous révèlent les
Apophtegmes102, vivent avec leur maître, alors que
d'autres, se déplacent pour leur rendre visite. Il appert que pour
Cassien et Germain, il s'agit d'un enseignement exceptionnel, celui
donné à deux visiteurs de passage au désert. Les
Pères ne connaissent pas les deux jeunes moines, ils ne sont pas leurs
disciples. Ces deux frères font « un stage », dirions-nous
aujourd'hui, ils ne sont pas décidés à rester au
désert ni à se mettre sous la direction d'un maître bien
précis. La preuve est que les deux disciples sont eux-mêmes
très différents. On voit Germain prendre davantage la parole que
son ami et poser beaucoup de questions, alors que Cassien
bénéficie certes de l'enseignement, mais de manière plus
passive. Cela peut laisser supposer que, s'ils restaient au désert, leur
choix concernant le maître ne serait pas axé sur les mêmes
critères, et donc que les Pères seraient différents pour
chacun d'eux.
L'enseignement peut se faire en marchant, comme le fait Abba
Nestéros qui les accompagne à la cellule d'Abba Joseph et
parcourt avec eux six milles [+ /- 9, 5 Km]. (Coll. 15) Cette
transmission de l'enseignement est bon enfant, sans règle, où,
anciens comme jeunes, s'adaptent au contexte du moment. On peut relever
l'intérêt suscité par les anciens de transmettre leur
savoir aux plus jeunes. Le silence est de mise au désert, cependant,
dans le cas d'Abba Nestéros, même en dehors de l'ermitage, en
marchant vers une autre cellule, le vieillard est intarissable et poursuit
infatigablement son discours. Le Père du désert peut être
prolixe lorsqu'il s'agit d'édifier, comme si seul cet instant lui
permettait de parler aux autres moines. Il se réfère à
l'Ecriture qui stipule que la mort et la vie sont au pouvoir de la
langue et qu'il n'évitera pas le péché en parlant
beaucoup, (Prov 18,21) excepté pour enseigner la parole de Dieu et
transmettre la voie du désert. Il arrive fréquemment que les
anciens se citent entre eux pour servir d'exemple aux jeunes moines.
L'humilité fait que, généralement, les
autres frères sont cités en exemples dans des actes vertueux
alors que les anecdotes qui relatent des traits de caractères
négatifs sont attribués au Père qui donne l'enseignement.
Abba Antoine reste la référence de tous les Pères et se
trouve cité le plus souvent. Aucun jeune formé au désert
ne peut faire abstraction de cet ascète hors pair, premier de tous les
moines, que l'on considère déjà comme un saint.
102 J-C. GUY in « Paroles des anciens »
Points/Seuil 1976.
Les anciens mettent les jeunes en garde contre les
incompréhensions du début concernant le contenu de leur
enseignement.
Abba Piamun dit :
« Il peut arriver que, sur l'heure, vous ne
saisissiez pas le sens profond ou le principe de telle parole, de telle
conduite. N'en soyez point ébranlés et ne vous lassez pas de vous
y conformer.» (Coll. 18)
Cassien veut expliquer que la confiance envers le maître
doit être totale. Même si le disciple ne saisit pas l'importance de
l'enseignement donné, il lui faut dépasser le doute et se fier au
maître. Il doit se laisser guider, écouter humblement et tenter
d'imiter les anciens assurant que celui qui se fie davantage à son
jugement qu'à celui des Pères n'entrera jamais dans la
vérité. Le disciple vient consulter le maître mais devra
apprendre à vivre seul face à Dieu. Dieu seul est son vrai
vis-à-vis. Le maître propose une vie d'amitié avec le
Christ et pour cela, le disciple doit « renaître », se
dépouiller de ses vieux habits du monde pour revêtir ceux de la
nouvelle vie, un peu comme on voit Jésus le proposer et l'expliquer
à Nicodème, en lui proposant de juger les choses non selon la
chair, mais selon l'Esprit. (Jn 3,7) Cela oblige le jeune moine à se
poser face à Dieu en toute sincérité. L'espérance
du novice se fonde sur cette parole de Matthieu 18,3 :
« Si vous ne retournez pas à l'état des
enfants, vous ne pourrez pas entrer dans le Royaume des Cieux. »
Mais paradoxalement, il faudra une grande maturité au
disciple pour redevenir enfant. Il doit à la fois se
désapproprier les biens qu'il a laissés, mais également se
désapproprier luimême. Et cela semble bien difficile...
La lecture de l'Evangile est considérée par
Antoine comme un oracle personnel104. Les anciens se
réfèrent souvent à l'Ecriture lorsqu'il est question
d'enseigner le jeune. Toutefois, il arrive que le maître revisite de
ses propres paroles ce que l'Ecriture transmet, par crainte d'une mauvaise
compréhension de la part du disciple. Ainsi Abba Sérénus
dira :
« Lorsque l'Ecriture s'exprime avec une clarté
parfaite, nous n'avons pas à craindre d'être affirmatifs à
notre tour ni d'exprimer avec assurance notre sentiment. Mais pour ce que
l'Esprit Saint y a mis de plus voilé, afin de fournir matière
à la réflexion et au travail, et dont il a voulu que nous ne
puissions juger que sur de simples indices et par conjectures, c'est en
avançant pas à pas que l'on doit s'en entretenir et avec
précaution, de manière que celui qui parle étant libre
d'affirmer ou non, celui qui écoute le soit aussi de donner ou de
refuser son assentiment. » ( Coll. 8)
104 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie d'Antoine »
SC 400. Cerf. 1994.
Cassien nous démontre à travers les textes que
les Ecritures se découvrent plus clairement par l'expérience des
vérités qu'elles renferment. (Coll. 10) Cet «
oracle personnel » dont parle Athanase dans la Vie d'Antoine est
considéré comme délicat pour les jeunes disciples, chez
Cassien. Un novice n'a pas encore suffisamment d'expérience pour aborder
seul la compréhension juste de l'Ecriture. Elle ne peut devenir «
oracle personnel » que chez un moine averti, capable d'intégrer
sans risque de mauvaise interprétation, ce qu'il y a à
comprendre. Cela nous a paru une notion importante chez Cassien que celle de
l'Ecriture retransmise par le maître. C'est ce que nous aborderons dans
le paragraphe suivant.
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