V. Obéissance mutuelle et expérience du
maître.
A. Obéissance mutuelle.
La richesse de l'expérience de l'ancien,
c'est-à-dire la multitude d'aventures physiques et spirituelles qu'il
traverse, peut rendre sa manière d'enseigner difficile. Comment retirer
de cet enchevêtrement d'épisodes l'essentiel à transmettre
? Certains Pères ne le peuvent et s'en excusent, d'autres prennent le
temps de réfléchir et de faire le ménage dans leur
tête avant de se lancer dans une explication. Quoi qu'il en soit, il
ressort assez fréquemment dans les récits de Cassien que les
Pères du désert arrivent, dans un langage assez
compréhensible pour le débutant, à parler de leur
expérience sans écraser les novices sous des discours
démoralisants. Ils paraissent discerner ce qui doit être dit, ce
qu'il est prioritaire de transmettre avant tout autre chose.
L'expérience du maître, c'est donc aussi se faire compagnon du
disciple, de manière à l'accompagner de la façon la plus
féconde possible.
D. Burton Christie explique que les disciples se voient
adresser des paroles adaptées à leurs besoins et à leurs
soucis particuliers, des paroles de salut, de puissance, de
vérité, d'assurance et même de tendresse. Les
réponses à leurs questions ne sont ni générales, ni
universelles mais plutôt concrètes et représentent des
clés précises pour ouvrir les portes particulières
à des individus spécifiques. Les enseignements des anciens ont
une qualité pratique et existentielle112.
A notre sens, l'expérience du maître repose elle
aussi sur une forme d'obéissance au disciple. Qui dit
obéissance, dit respect et pour mener une âme sur le chemin de
Dieu, l'ancien acceptera quelquefois de pénétrer l'état
d'esprit du jeune avant de l'amener doucement mais fermement vers son propre
mode de raisonnement. Ainsi, Abba Antoine qui répondit à des
moines venus quémander une parole :
« Les Saintes Ecritures suffisent à notre
enseignement, mais il est beau de nous exhorter mutuellement dans la foi et de
nous animer par des discours. Vous, mes fils, vous apportez à votre
père ce que vous savez ; moi, votre aîné, je vous livre ce
que l'expérience m'a appris
113. »
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112 D.BURTON CHRISTIE in « Word in the desert
» New York/Oxford 1993.
113 Athanase d'ALEXANDRIE in « Vie et conduite de notre
père saint Antoine » Trad. Benoît Lavaud, S0 n° 28
Bellefontaine 1979.
Avant de faire bénéficier le jeune de sa propre
expérience, Cassien nous indique que l'ancien suit ce dernier au rythme
de son tempérament. Il est impensable que le disciple se mette, du jour
au lendemain, à vivre au rythme du père spirituel qu'il s'est
choisi, ce serait pure folie. En somme, le maître attend que le coeur du
disciple soit prêt à l'écouter et soit disposé
à accueillir ce qu'il aura à lui enseigner. C'est essentiellement
durant cette attente que le maître se fera disciple, c'est-à-dire
qu'en délivrant un exemple d'obéissance par sa patience et son
attente, il sera en quelque sorte, le « disciple du disciple »
ou plus encore, le « disciple avec le disciple ». C'est par la
patience donc, que l'enseignement se révélera fécond. On
trouve dans les Apophtegmes davantage que chez Cassien, des exemples
où le maître reconnaît la supériorité de son
disciple :
« (...) puis, il tomba aux pieds de son disciple et lui
dit : c'est toi qui es mon père et moi ton disciple, car nos âmes
à nous deux ont été sauvées par ta façon de
faire 114. »
On pourrait presque parler d'une pédagogie d'alliance
qui fait du maître un accompagnateur proche du jeune moine en recherche.
Cette proximité du maître et du disciple les met sur un pied
d'égalité sur le plan de la réception du message divin et
donc de l'obéissance qu'ils se doivent mutuellement face à Dieu.
A-J. Festugière, dans sa traduction de l'admission de Paul le Simple par
Abba Antoine, met en exergue un point suggestif qui nous éclaire sur
l'obéissance monastique.
« Paul, après avoir obéi
aveuglément à Abba Antoine, reçut d'en haut la grâce
de chasser les démons, à tel point que les démons
qu'Antoine ne pouvait expulser, il les envoyait à Paul et c'est lui qui
les expulsait 115. »
Cette narration nous démontre d'une part que le
maître n'est pas sans faille et d'autre part, que lui-même reste
« en chemin » jusqu'à la fin de son parcours monastique au
point de laisser au disciple la possibilité de le dépasser en
vertu. Cet exemple est sans doute livré dans un but didactique, afin
d'encourager les disciples à persévérer au-delà
d'une simple obéissance de base en tentant d'atteindre la perfection.
Ici, une fois encore, le disciple, par son obéissance parfaite,
dépasse le maître au point d'effectuer un acte que l'ancien ne
peut pas accomplir. Cassien nous enseigne une notion liée à
l'obéissance mutuelle : celle qu'en enseignant les autres, on s'enflamme
au désir de la perfection. (Coll. 22) C'est donc, à
notre sens, en redevenant disciple, que le maître deviendra plus parfait.
Cette « obéissance mutuelle » deviendra, par la suite, une
ligne de conduite typiquement monastique.
114 Dom L.REGNAULT in « Abba, dis-moi une parole !
» Solesmes 1984.
115 A-J. FESTUGIERE in « Les moines d'Orient : Historia
monachorum in Aegyto. » Cerf 1964.
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