III Du souvenir à la mémoire
« L'épreuve de la mémoire ou la
mémoire éprouvée »
Douleurs. Peur. Rancoeur--
Souvent les femmes acceptent de me rencontrer, mais peu
convaincues, il est arrivé que quelques unes fassent en sorte par la
suite d'éviter la discussion alors que d'autres m'invitaient à
revenir le plus possible... On se croisait, on se saluait, mais ça
n'était jamais le moment de se rencontrer vraiment. Elles avaient
très certainement peur ou ne le souhaitaient pas véritablement.
Peur de ressasser la douleur, peur de devoir dire des choses peut-être
tues depuis toujours (cf. terrorisme) ? Ou des conflits... Elles ne disaient
jamais qu'elles ne voulaient pas parler, ne disant jamais non. Alors, elles
s'échappaient...
Parler de soi, de son passé, c'est aussi revenir sur un
choix (ou non choix parfois), sur le pourquoi. Celui du départ, celui
d'un passé qui n'est plus, que sais-je... ! C'est devoir l'accepter. Ce
n'est pas le moment qui importe mais le fait de devoir reformuler ce qui a
provoqué un tel détachement, un si grand éloignement...
C'est parler de ruptures, de manques et de souffrances. Mais c'est aussi faire
resurgir le passé, peut-être encore très présent.
C'est aussi redonner une place à ceux qui sont restés.
Une autre m'a questionnée sur ce que j'allais lui
demander...elle était très méfiante et s'interrogeait sur
mes attentes. (D'ailleurs, on se retrouve soi-même toujours
confronté à ce genre de remise en question...mais c'est pour
quoi, au juste, que je fais cela...?). Son parcours était en effet
lourd, du poids de l'abandon, de l'errance, et de la souffrance. Son air
était dur, le timbre de sa voix marqué. Elle a pourtant
accepté de parler, peut-être plus pour se confier, et me livrant
ce qui la tourmentai personnellement aujourd'hui.
Des bribes. Des discours identitaires ?
Pourquoi ces bribes d'histoires ? Pourquoi ce parcours
raconté en filigrane ? Pourquoi des discours qui se ressemblent tous
?
Un détournement ? A travers ces discours (comme
à travers une certaine conduite : ce que l'on « fait voir »,
ou comment on manifeste sciemment ou pas...) il s'agit de faire valoir ou
dévaloir son identité, son origine, comme on le fait d'ailleurs
dans la vie de tous les jours avec les uns ou les autres selon pour qui et pour
quoi. Il s'agit de mettre en avant ce que l'on veut montrer, et aussi de
répondre aux attentes de l'autre... (Moi !) On mesure ce que l'on dit,
me semble-t-il, c'est sûrement en cela que les dires se ressemblent
parfois...
Que cachent ces stéréotypes, ou ces redondances
dans les discours sur les récits de vie ? Des difficultés qui
existent toujours ?une difficile adaptation ? S'agit-il de voiler une certaine
face de la réalité, tout en exposant certains aléas ?
S'intégrer dans la ville, faire sienne la
réalité, recréer des liens est encore une épreuve
aujourd'hui ?
On assiste à une idéalisation de l'origine, au
début. Est-ce parce que c'est ce que cherche l'ethnologue, et qu'on lui
livre d'abord ce qu'il est sensé vouloir entendre ? Ils pensent peut-
être que c'est ce que je vais valoriser en eux, en tant que destinataire
du récit, lors de la première rencontre. Peut-être aussi
ont-ils une image lumineuse de leur lieu d'origine, qui peut leur procurer une
certaine fierté... Mais en racontant leur vie, leur parcours...le
discours change. C'est la phase de "négativisme". Reparler de ses
origines est une occasion pour comparer, entre "ici" et "là-bas".
Montrer que « c'est mieux ici » en dévalorisant le
là-bas, justifie les raisons du départ et du non-retour, et les
confirme peut-être eux-mêmes dans le bien-fondé de leur
choix... Aisance pour raconter leur parcours dans Lima, mais
discontinuité dans le discours sur ce qui s'est passé avant
l'arrivée à Lima. Là, on perçoit la coupure et on
perd le fil de l'histoire. Deux vies bien distinctes existent, qui
s'enchevêtrent. A travers ces procédés, différents
visages se définissent selon l'interlocuteur et ce qui est le plus
opportun dans une situation donnée Enfin, une stratégie, ou un
détour, pour ne pas vivre dans la nostalgie du passé, ne pas en
souffrir...
De l'idéalisation au négativisme, entre
discours et discrimination
Quand on parle des origines...
Le rapport aux origines semble avoir plusieurs facettes,
telles des identités que l'on cherche à orienter... Parler de ses
origines est souvent difficile, mais différentes pratiques assez
ostentatoires les révèlent bien mieux : les fêtes par
exemple où chacun est fier de se montrer, mais aussi le fait d' «
avoir réussi » les incite à. ne plus renier leur
ascendance.
Dans l'entre-soi, entre gens venant du même endroit,
l'origine peut se manifester. A la Vizcachera, le cas des
huancarnos119 est plus parlant : tous les gens
extérieurs à ce groupe se rendent compte de leur
cohésion... D'autres, ne semblent pas forcément chercher à
se "rallier" avec leur paisanos, mais savent toujours qui vient de
où. De là, quels rapports en découlent ? Je n'en sais que
trop peu... Sûrement des rapprochements. Mais a contrario aussi,
comme le soulignait Genobeba, des relations distantes, ou des
rivalités (comme envers les gens du nord, les norte» os :
qui "s'y croient" entre eux, parce qu'ils auraient plus
d'argent...)...Lila montre, à sa manière, qu'elle n'est pas
tellement liée aux gens de Huancayo, alors qu'elle vient aussi de
là-bas. Elle prétend ne pas participer aux fêtes de sa
terre... On aurait presque l'impression qu'elle n'est pas tout à fait du
même monde qu'eux...une distinction sociale ? (Eux sont
profesionales120, le mari est comptable, c qui est rare
à la Vizcachera). Un jour, alors que nous allions allumer la
lumière de son "autre" terrain (son rituel de tous les soirs), nous
avons croisé un "paisano" qui s'est enquis de sa participation
à la fête de leur province, ce week-end. Alors ?
Le sens. Pourquoi idéaliser les origines ? Pourquoi les
dissimuler, pourquoi en avoir honte ? On constate l'idéalisation de la
Vizcachera dans les discours initiaux (le fait d'être uni, d'être
entre gens sains etc..) ; cela passe par une mythification du lieu d'origine,
puis par une phase de dévalorisation afin de mieux justifier sa
présence ici et se convaincre qu'ici c'est mieux. On dissimule certaines
choses qui nous défavorisent (mais ne fera-t-on pas ?). Un jeu
d'identités se déploie où l'autre dans sa
différence, rappelle que même si l'on n'est pas issu du même
endroit, les aspirations, le souci de construire sont identiques.
L'appartenance à une communauté est primordiale pour ces gens qui
s'organisent collectivement et solidairement.
119 Gens du département de Huancayo
120 On développera plus loin tout ce qu'on
entend par le fait d'être «profesional », et non pas
un eampesino ou quelqu'un sans éducation...
L
Cette nouvelle identité leur permet de s'affirmer en
ville. Idéaliser ses origines permet peut- être de montrer son
meilleur profil à l'interlocuteur intéressé.
Le sentiment de honte est aussi courant et ils adoptent alors
une attitude de repli. On le comprend facilement quand on sait la
discrimination dont sont victimes les « migrants » Habitués
depuis la colonisation du Pérou à être
dénigrés, dominés ou sous le joug, ne pratiquent-ils pas
eux-mêmes l'auto-ségrégation ?
Les liméniens, ou autres migrants de la ville (qui
constituent la majorité hétéroclite de la population)
diraient qu'ils renient leur culture... S'agit-il vraiment de cela ? Ou ne
serait-ce pas plutôt une stratégie d'adaptation, qui certes, ne
passe pas directement par une pleine acceptation de soi, de son
identité, mais par la recherche d'autres visages plus acceptés et
surtout, de moyens qui permettront à la ville un meilleur essor. Ils en
soutirent ce qui leur est nécessaire mais ils savent aussi lui tourner
le dos... Faire valoir en soi et dans ses origines et ses
particularités, ce qui mérite de l'être selon la
situation.
La discrimination est un honteux spectacle que l'on peut voir
à toutes les échelles... Venir de la Sierra, peu glorieux...
Habiter à la Vizcachera, un peu arriéré !...même
pour les proches habitants du quartier (des quartiers voisins) qui viennent eux
aussi d'un "là-bas"... Certains ne pensent-ils pas, en leur for
intérieur : mais qui sont ces campesinos qui vivent à
côté de la chancheria ?! Les habitants de la Vizcachera disent
ressentir ce dédain. En outre, certains en pâtissent, même
de la part de membres de leur famille qui à ce jour, ont mieux
"réussi" et en profitent pour asseoir une certaine
supériorité... (Bien que les liens, à travers la ville,
entre les gens d'une même famille soient très forts et constituent
un réel soutien manifesté dès l'arrivée d'un membre
et perpétué par une solidarité très vivace...).
C'est le cas de Genobeba vis-à-vis de ses soeurs, et d'autres qui
prétendent ne plus beaucoup voir leur fratrie « ils ne viennent
pas ici », ou « eux se réunissent et font leurs
fêtes »... Bref, des liens se dénouent, peut-être
momentanément pour en construire de nouveaux ? Mais ces petites
concurrences entre les membres d'une famille ne sont rien et n'empêchent
pas cette vigoureuse solidarité de se manifester lorsque le besoin s'en
fait ressentir. Cette discrimination se fait surtout du dehors, de la part des
« autres », ceux qui ne sont pas "nous", pas comme nous.
B
E
r
L
Entre honte et reniement, on hésiterait. Et au
deçà, vient l'idéalisation ?! Certes, ils sont victimes de
cette discrimination qui leur inflige ce sentiment de honte et ce comportement
de dissimulation...Mais cette attitude serait-elle tactique ? Peut-être
pour ne pas subir cette "contamination", mais être acteur de sa vie, pour
ne pas être « avalé » par la nouvelle
société. La honte serait-elle due aux rapports sociaux qui
régissent la capitale, ces facettes de reniement, plutôt à
un choix d'adaptation pour mieux étayer les raisons de ce départ.
Idéaliser, cela permet de rêver et de choisir comment donne rune
place aux origines ?
Conquérir la ville, c'est s'investir soi-même et
acquérir ce que l'on est venu chercher
Mais c'est aussi adopter ce qui permet de s'adapter. S'adapter
ne signifiant pas s'oublier, mais peut-être savoir osciller entre le soi
et l'autre... On ne peut vivre quelque part sans s'adapter, d'une façon
ou d'une autre. Ou sinon, ce doit être la détresse, ou le repli
sur soi...
Peut-être que les déplacés du
terrorisme n'ont pas eu les clés pour s'adapter, car il n'y a
pas eu de désir et une mémoire trop marquée, le temps fait
néanmoins son oeuvre, quoique. Il y a l'habitude, le changement, la
force des choses, et peut-être même, une rupture nécessaire
(inconsciente ou pas) avec le passé ?
Les questions de mémoire et d'identité
amènent nécessairement à celles de la transmission. Qu'ont
transmis et que transmettront ces migrés à leurs enfants ? Selon
les générations, la transmission se jonc différemment.
Ceux qui ont migré il y a longtemps, semblent avoir transmis davantage
de leur culture à leurs enfants. Les plus récentes migrations ont
là-bas été touchées par la "criollizacionn
(terme repris des liméniens). La télévision et le
passage des tous ces migrants dans leurs terres ont déjà fait
changer les habitudes.
L'identité, c'est celle du lieu d'origine, mais c'est
aussi celle qui fait ce que l'on est, à quoi, à qui l'on se
réfère et inversement
j
« Vamos a mi tierra121 »
Du discours idéal à la coupure : le non
retour
Les propos agrémentés sont récurrents
dans les premiers échanges. Mais en approfondissant, très vite
j'ai pu y percevoir une certaine rupture avec leur lieu d'origine, et une
absence de retour régulier.
Est-ce dû à un si profond changement ? Une
impossibilité (économique notamment)? Un désir de rupture
pour aller de l'avant ?
De la question du retour
Beaucoup d'auteurs décrivent les voyages de retour des
migrants comme un phénomène inexorable et lourd de
conséquences. Des liens étroits se nouent entre les
communautés andines et leur "diaspora" liménienne ou
internationale, et les retours des migrés leur apportent de nouvelles
perspectives, de nouvelles images ou même de nouvelles valeurs ... Et ce,
même si certains reviennent parfois « en visiteurs » chez eux,
de manière plus détachée (en tant que membre à part
entière de la communauté ou en tant qu'émigré,
Sayad122 soulève la question pour le cas algérien, sur
la façon ostentatoire dont les émigrés participent aux
fêtes religieuses et travaux de la communauté) Mais surtout,
ceux-ci influent sur le départ de nouveaux émigrés...
Généralement, la migration n'interrompt pas les liens familiaux
ni même communautaires parfois...
Les compagnies de bus abondent, et des véhicules
circulent tous les jours, rarement vides... Pour se rendre dans la partie
centrale des Andes, si l'on ne voyage pas avec une compagnie spécifique
qui démarre du centre ville, il suffit de se rendre au terminal de l'est
de Lima, le terminal Wanka, à El Agustino, déjà
sur la carreterra centra1123, et, de monter dans un bus,
jusqu'à ce qu'il se remplisse... et ce, à toute heure de la
journée... ! Tant de gens transitent entre Lima et la Sierra / Selva (il
en est de même pour le Nord, le Sud, qui ont leurs terminaux
respectifs... et même chaque sous région...C'est d'ailleurs
souvent sur la route que l'on arrête un bus en pleine lancée...
!).
Le retour en tant que visite
Il est vrai que beaucoup retournent
régulièrement dans leurs terres d'origine, une ou plusieurs fois
dans l'année, pour les fêtes patronales, ou autres
festivités locales. Certains participent même à
l'organisation de celles-ci, en s'engageant à être mayordomo,
lorsque leurs économies le permettent... (Ils dépenseront,
mais gagneront en prestige !) D'autres vont régulièrement visiter
leurs proches, "là-bas". Souvent, le retour est lié à des
évènements : le décès ou la maladie d'un proche,
l'anniversaire d'un parent, etc. Parfois, à l'âge de la retraite,
certains retournent vivre là-bas, après tant d'années
d'absence... Ils possèdent toujours des terres, des "chacras",
et reviennent juste pour « sembrar y cosechar » (semer
et cultiver). Ceux sont souvent les plus âgés !
121" Allons dans ma terre".ou "Allons chez moi !" et
implicitement : "On y va 7!"
122 Sayad Abdelmalek, La double absence. De l'illusion de
l'immigré aux souffrances de l'émigré. Seuil.
123Pour sortir de Lima, trois axes. La
panamericana norte, la panarnericana sur, et la
carreterra central... déterminent les cônes de Lima car les
émigrés sont venus s'installer le long de ces routes. Ce
sont donc des
d
routes-repères pour les quartiers (« j'habite au
Km "tant" de la panaméricaine... »), et aussi pour la sortie vers
la province... La carreterra centra/ est celle qui sort de Lima et
s'en va vers l'est de Lima, soit vers le centre du Pérou.
Un enfant de la Vizcachera me contait ses voyages à
Huancayo : « j'y vais pour accompagner ma grand-mère, quand
elle va semer ». Une jeune femme racontait que sa maman allait tous
les ans, pour la fête de « Tous les Saints » (la Toussaint 0,
sur la tombe de sa mère. Il y a aussi tous ceux qui viennent
étudier à Lima et repartent pour les vacances... Ou, inversement,
d'autres sont "envoyés" pour les vacances chez des parents, à
Lima... Parfois, ce sont les vieux parents qui vont à Lima rendre visite
à leurs enfants, bien qu'ils ne restent que peu de temps car «
no les gusta Lima » ("ils n'aiment pas Lima")... Retour de tout
style, beaucoup de transit.
Cependant certains n'y retournent guère et la
dernière fois remonte à très longtemps ; ils en
rêvent, l'imaginent (un voyage dans la mémoire ?) ; seul un
évènement exceptionnel le déclenche (par exemple le
mauvais état de santé de la mère de Cirila).
Et puis certains qui jamais n'y sont retournés...
faut re',.er absolument. De importe quoi.
F.Yautre chose et d'autre part
Re\.er à nimporte quel priN
Rè-,'er, cest \ dejà
C'est pfri-tir un peu
Patrick Dederckl:''
La réalité du retour et des liens --A la
Vizcachera
Lorsque je commence à introduire le thème
(étant considérée comme un ethnologue assoiffé de
culture ou un étranger curieux de connaître la richesse du pays!?)
: « D'où venez-vous ? », leur regard s'illumine... «
Varnos?! » (« On y va ? »). Comme si ce lieu d'origine
était très proche, que l'envie d'y aller était vive et
immédiate...Ou, comme s'il fallait un projet, une invitation, pour enfin
y retourner...
Plusieurs fois, Dominga lançait un "vamos !?",
à la fin de nos conversations, et nous évoquions la
possibilité d'aller dans le département de Cusco, pour les
fêtes du mois d'août... Mais entre temps, elle avouait,
après avoir parlé de son lieu d'origine : « je n'y vais
plus ». La dernière fois qu'elle y est allée remonte
à 7 ans, lorsque son frère avait eu un accident, elle lui avait
rendu visite à Cusco, mais n'était même pas allée
jusqu'au village. La dernière visite dans son village remonte elle,
à 13 ans, en raison du décès de sa mère... Je lui
demande si elle irait ailleurs ou pourrait retourner vivre "là-bas".
«Ailleurs ? ...si c 'était possible ! » mais
là- bas : « Les enfants ne peuvent pas s'adapter...
»
D'autres, bien sûr, n'ont pas coupé les ponts :
« J'y vais quand l'envie me prend !!», dit cette dame de la
Oroya125. Elle a des animaux chez elle qu'un parent lui a offert la
dernière fois qu'elle y est allée...
Des gens n'y étant pas retournés depuis
longtemps, il y en a, ô combien... ! Pourtant, ils ne montrent pas la
rupture d'emblée, laissant souvent imaginer que c'est "tout près"
d'eux (affectivement) et dans le temps. Cette attitude correspond finalement
à ces premiers discours,
124 Patrick Declerck, Les
naufragés. Plon, terres humaines.
125 La Oroya (département de Junin)
est un important pôle minier, raffinerie
des autres mines alentours. Elle se trouve à seulement 5
heures de Lima, à plus de 4000m d'altitude...
idéalisants. Comme quelque chose qui vit toujours, quelque
part. Une rupture, que l'on occulte...
L'attache tend à s'estomper lorsque les liens ne sont
plus. Lorsqu'ils ne s'entretiennent plus. Ou lorsqu'ils n'existent plus, car la
majorité est partie « Pourquoi j'irais ? Il n'y a plus personne
là-bas, je n'ai personne à aller voir...
»
De multiples obstacles spatiaux, économiques et
temporels ...
« Ça me manque parfois... parfois l'endroit,
parfois la nourriture... Je n y suis pas encore retournée »
Rosa est à Lima depuis 8 ans après un petit
périple dans la Sierra, après qu'elle et son époux aient
quitté la zone minière, pour fermeture (toute sa famille semblait
avoir un travail en relation avec la mine). Elle est très vite
arrivée à la Vizcachera par l'intermédiaire de sa cousine
Milagro... «Maintenant ça n'est ni mieux, ni pire !
»
La distance...
Il faut néanmoins tenter de reconstruire les conditions du
retour.
Pour les gens qui venaient de loin, cela signifiait
entreprendre un très grand voyage : peu de routes, des conditions
climatiques rudes, des villages sans accès routier (il est important de
rappeler que beaucoup de villages ne sont toujours pas accessibles par les
routes...c'est à la force de ses jambes que l'on s'y rend I). De plus,
aller dans une province assez retirée pouvait prendre bien plus de 2
jours... (Même encore maintenant).
C'est ce que Cirila évoque lors de son
pénible retour au village, où elle ne s'était pas rendue
depuis 30 ans, trente années ! La marche, la pluie, la
difficulté, la maladie, ainsi que la peur s'y ajoutant... Un coût
important. Aujourd'hui cela peut sembler plus facile, mais le temps est
passé, le retour s'est éloigné... Augusta évoque
cette difficulté qui renforce la distance... Douze ans qu'elle n'y
était pas allée ! «Le billet de voyage était trop
cher, il n'y avait pas de téléphone ni
d'électricité [...] et l'argent qu'on a, c'est tout juste pour
les déplacements et pour manger .1 » Quelle émotion en
y allant, avec sa fille, dernièrement !
C'est un peu comme s'il s'agissait d'aller dans un autre pays
; ou comme pour nous, à une certaine époque où
l'accès était plus difficile... L'éloignement est presque
à l'aune de celui qui séparerait deux continents. Encore que :
ceux-ci ont parfois plus de possibilité de communiquer s'ils
possèdent les moyens multimédias d'aujourd'hui ! La distance
géographique, le manque de routes et de moyens de communication peuvent
s'avérer être un fossé trop profond... Et pourtant : oui,
des gens retournent chez eux, malgré les pluies et glissements de
terrains.
La pauvreté
Le manque d'argent est une raison souvent
mentionnée...Les gens ne pensent pas au retour, il y a d'autres
préoccupations ! Pour certains, c'est la pauvreté, le combat
quotidien pour pouvoir manger. Peu à peu, une masure s'est construite,
c'est d'abord ce qui importe. Le retour n'est pas envisageable...
Retour dans la mémoire. Peur et douleur.
Les souvenirs... Le terrorisme... La peur. Peur de retrouver des
lieux que l'on a du fuir. Peur de se remémorer l'horreur et la
souffrance.
La crainte du retour. Tout simplement liée à un
là-bas, lointain. Un univers que l'on ne connaît plus. Des routes
vertigineuses, dangereuses. Est-ce vraiment ce danger-là ? Où
sont-ce leurs mots (excuses) pour dissimuler les raisons profondes de cette
peur... ?
Le passé, les proches, qui ne le sont plus. Un choix de
rupture pour ne pas revivre le passé ? Pour surmonter les maux
peut-être ne faut-il pas regarder en arrière, et ne plus retourner
dans le lieu de ce passé...
Anecdotique ? Le lien aux animaux...
Des enfants de migrés parlent de leurs parents qui y
retournent. Pour revoir la communauté. Pour aller voir leurs terres,
leurs animaux, dont d'autres s'occupent maintenant. «Mais ils
reviennent très vite, pour leurs animaux d'ici ». Inversement
! Ce lien aux animaux, si fort dans la Sierra126 où il faut
toujours être là pour s'en occuper et les nourrir, se transpose
à Lima, par les chanchos. Une autre disait : «Mon père
aime plus ses animaux que nous ! Il passe plus de temps avec eux Quand il part
là-bas, il revient très vite, car ses animaux lui manquent.
»
Retourner vivre là-bas ?
Quant au retour définitif, en vue de
s'y installer de nouveau, il ne semble ni envisagé ni envisageable pour
un grand nombre...Il en est tout de même qui diront, « parfois
ça me manque... parfois, je pense à retourner là-bas,
mais... ». Toujours ce "mais", qui anticipe et empêche
ce retour... Si toutefois on évoque de beaux projets liés
à un retour éventuel, ils n'en restent pas moins utopiques.
Evoquer fait voyager... Et parfois des projets, concrets.
Mais enfin, pourquoi penser à revenir alors que
l'on a décidé de partir, alors que l'on a emprunté une
autre voie ?... Certains sont venus volontairement, d'autres accidentellement
(en visite à un proche, puis restés...), certains n'ont
pas eu le choix. Même pour eux, le retour n'est pas évident. Des
programmes de "repeuplement" ont été mis en place. Outre les
difficultés sur place ("là-bas"), il en est pour qui y retourner
est une trop lourde épreuve, le passé reste trop marqué
par les souffrances et les peurs, les pertes trop importantes et la
construction du quotidien déjà bien établie à Lima
même avec des conditions très difficiles (dues au manque d'aides
allouées à ce jour.)
Les enfants, un leitmotiv ?
«Je reste pour mes enfants, ici. Pour qu'ils soient
éduqués, yu 'ils puissent avoir leurs chances. Parce que
là-bas, eux, ne s'habitueraient pas... »
Dans un quartier de Lima, un autre homme, d'âge moyen,
venant de Canin --dans une province du département de Lima (dans la
partie Sierra), expliquait comment ses parents avaient voulu que leurs enfants
partent, pour qu'ils ne vivent pas les mêmes difficultés qu'eux
dans le village... De la chacra, on ne pouvait plus rien espérer
La migration est, le plus souvent, un départ
irréversible. Partir, c'est quitter, même si des
liens demeurent ici et là-bas. La migration n'a pas de lieu
précis et délimité. En effet, elle ne
126 Les gens mettent le bétail aux
premières places de leurs préoccupations. On entend souvent dire
que c'est tout leur capital. L'activité d'élever en tant que tel,
n'est pas si anodine non phis. Elle semble créer un rapport assez fort
avec les animaux, une place importante dans le rapport au inonde et aux
choses.
s'arrête pas dans le lieu d'arrivée, tout comme la
mémoire ne s'est pas éteinte dans le lieu de départ. Elle
n'est pas un clivage avec un avant et un après, les liens restent
permanents, c'est la famille entière dans toute son histoire et ses
territoires qui permet souvent ces ubiquités. D'ailleurs, il n'y
a pas une arrivée, mais de multiples arrivées en divers lieux,
des lieux de l'appartenance, des lieux de l'entre-deux, parfois du non sens.
Des lieux de l'oubli, des lieux de la mémoire.... De multiples
débuts, alors, s'amorcent. Et toujours, une quête, un but commun :
s'installer, trouver un terrain. Construire son lieu de vie. Réussir...
Trouvent-ils un terme à leur long périple par l'acquisition d'un
chez soi ? Certaines étapes semblent générer des
sentiments de satiété. Mais cela n'est-il qu'un étape ?
Comment se construit l'identité et le sens au-delà ? Quels
changements dans la vie, véhiculés par le discours ?
Discours et représentation. Transfert de valeurs ?
Du changement.
« Là-bas, il faut marcher. Il faut se lever
très tôt pour emmener les animaux. Le travail est dur. Il n'y a
pas de transport... » Des conditions qui ont changé et une
réalité avec laquelle on a coupé, que l'on n'est plus
prêt à affronter... Mors, qu'y ont-ils gagné, quelles
améliorations recherchées ? Mais surtout, qu'en disent-ils ?
La dichotomie "ici"-"là-bas" ou l'alternance des
discours
Dominga «Je ne me réhabituerai pas, je crois
...Dans l'environnement d'ici, on ne sou e pas. Là-bas, de 4h du matin
à 7 h du soir, on travaille ! Très vite, les affaires s'usent. A
la campagne, nous semons, nous pacageons (faisons paître) ...Nous allons
au collège tous les jours et nous nous occupons des animaux...Les
conditions sont meilleures ici Mon fils m'a dit lorsqu'il en est revenu :
« là-bas, oit souffre beaucoup... »
Son frère est encore là-bas et c'est lui qui
s'occupe des terres. Là-bas, il n y a pas de téléphone.
C'est seulement maintenant qu'ils vont mettre la lumière ».
Néanmoins, Dominga ici aussi se lève très
tôt...à la même heure, pratiquement ! Elle doit se rendre
à la Parada pour acheter les ingrédients qu'elle cuisinera le
matin pour les vendre ensuite sur le marché : des plats cuisinés,
chauds... L'après-midi, elle recommencera son rituel : laver, couper les
herbes, éplucher les légumes, pré cuire... Et pour
finalement déplorer : « on vend peu »...
Si l'on parle de la souffrance du passé, celle du
présent est encore là, plus équivoque.
Les avatars de la situation, qui ne répondent toujours pas
à l'eldorado espéré... : « Lima todo es plata
»... « Là-bas, ils ont leurs produits... »
«A Lima, il y a beaucoup de pollution, ainsi que de
poussière, de délinquance... Là- bas, l'air est pur, tout
est vert ».
Pourtant, on se réfère toujours à ce qu'il y
a de mieux, de plus attractif, de possible à Lima: « A Lima, au
moins il y a chi travail... »
« On peut toujours faire quelque chose » « Il
y a de tout f »
En effet, ils trouvent à Lima une diversité
alimentaire qu'ils ne connaissaient pas, tout en regrettant l'abondance des
produits des terres de la Sierra... Toujours cette même
contradiction. Toujours, l'ambivalence. Dichotomie "ici",
"là-bas", mais ambiguïté... Jeu de discours, probablement.
Tout n'est pas noir ou blanc, l'une et l'autre se confondent, se rejettent, se
méprisent et se désirent. On oscille entre les deux, se complait
dans un certain « entre-deux »... Confusion ou stratégie.
Celle qui peut arranger selon la situation. Mais aussi, peut-être,
"l'univers de l'entre-deux", entre départ et retour, comme ouverture
culturelle, mais aussi un sorte de déchirure, d'expulsion identitaire,
témoignage d'un non lieu, d'un être en
contradiction127.
A la Vizcachera, trouve-t-on une sorte de compromis
entre la Sierra (certaine tranquillité, sorte d'entre-soi) et la ville
(la ville est là : à deux pas, avec tout ce que l'on est venu y
chercher !) ? Mais peuvent-ils accéder à ce qu'ils en attendaient
? Cela ne repose-t-il pas plutôt sur une foi en ce que demain sera
meilleur, dans l'incertain du quotidien ? C'est probablement ce qui anime leur
résistance et qui fait qu'ils parviennent à avancer, pas à
pas...
"Là-bas, il n'y a pas de travail".
Du rapport au travail
On considère qu'il n'y a pas de travail dans
les Andes ; qu'être paysan, ce n'est pas "travailler", bien que
le travail de la terre soit le plus "trabajoso",
le plus pénible et fatiguant.
Bourdieu128, évoque le changement du rapport au travail dans
"le déracinement", celui des paysans (algériens) à leur
terre... N'est-on pas face à un phénomène comparable ?
En effet, les discours sur la Sierra rappellent toujours que
là-bas, les conditions sont difficiles, que l'on n'a plus rien, la terre
ne donne plus rien. Pas de travail, alors c'est à Lima qu'on vient en
chercher. Le travail de la chacra n'est plus. Il n'apporte que
les produits nécessaires à la "survie". Pas de
réelle rémunération. Pas de reconnaissance : paysans sous
payés, exploités (pour ceux qui n'ont pas de terre)? Et puis, des
attraits, des modèles qui changent. Un jour on se dit
qu'on ne veut plus de cette "pauvreté" là, celle du champ et des
rudes conditions de travail, et pour ceux pour qui ce n'est pas
l'activité, celle de petits boulots tellement mal payés. Cette
pauvreté, cette engrenage duquel il faut sortir : "salir adelante",
"sobresalir" : s'en sortir, aller de l'avant... Pauvreté et
idée de progrès. Avancer. Aller vers du mieux, du meilleur. Un
lendemain prometteur ?
Notons qu'il n'y a pas réellement du marché du
travail à Lima. C'est encore une fois le réseau qui fonctionne :
les possibilités dépendent souvent des liens (parrainage,
famille, voisins, etc.) qui permettent de « passer l'info » et de
favoriser une connaissance.
127 Jaillit], Robert. Exercice d'ethnologie.
128 Bourdieu, Pierre. Le déracinement La mise de
l'agriculture traditionnelle en Algérie. Editions de
minuit. 2002
Des représentations ...
« Ils fies migrants] arrivent dans
un style de vie violent, désordonné. Dans leur lieu d'origine,
tout était très tranquille, très ordonné... Ici les
gens sont "acriollisados129 ", les gens sont "vivos" »
n
Lima
|
Sierra
|
Monde criollo
|
Monde serrano
|
Possibilités (travail,
éducation...)
|
Pas de possibilité /
pauvreté
|
Education
|
Pas d'éducation
|
Travail
|
Pas de travail
|
|
-travail plus fastidieux
|
Supériorité --mieux
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Honte / Fierté
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"Todo es plata"
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On a ce qu'on produit
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Monnaie
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Bétail -terres (abondance mais
carence)
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Désordre
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Tranquillité
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Pollution
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Pureté
|
Délinquance
|
|
Présence de l'Etat
|
Absence de l'Etat ("I'Etat n'arrive pas
ici")
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Beauté
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Triste
|
Anonymat
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Chismes (commérage)
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Dépensier
|
Ethique capitaliste 15°
(investissement)
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Viveza (attitude de profit) "être
vivo"
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Harmonie --
|
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Famille
|
Pourquoi systématiser dans un tableau ? Pour illustrer
cette dichotomie que les gens semblent inculquer, pour donner un sens au
départ. La première partie représente plutôt les
visions endogènes, qui sont souvent confirmées dans les
représentations générales. Celles du dessous, les
commentaires des autres liméniens. Mais c'est aussi la vision de ceux
qui de loin posent leur regard : tantôt idéal, tantôt
obscur... C'est aussi toute l'ambivalence ressentie. La fierté de ses
origines, mais aussi la honte, selon les situations. On entend aussi beaucoup
de jugement de valeur des uns et des autres sur leurs semblables. Selon le
point de vue, on entendra dire que les paysans de la Sierra sont
"fainéants" (par les gens des bourgades andines) ou très
travailleurs (les gens extérieur au monde de la Sierra). Etc.
Il est évident que selon les protagonistes, et donc les
rapports entretenus, la vision change.
129 Être «criollisé » :
Assimiler cette façon d'être en ville._ Ces criollos,
habitants de la côte et aussi façon d'être
sur la côte... et dans certaines conduites (d'arrogance, racisme, de
diversion et dépenses...) déteignent sur
la forme d'être en ville ? On a souvent ce sentiment que
les gens voient les gens de la Sierra comme des gens "purs" mais qui se
pervertissent en ville (ou qui en souffrent). Soit parce qu'ils deviennent
aussi "vivos"(profiteur), soit parce qu'ils vivent dans un monde de vivos,
où l'on profite des autres sans pitié...
13° On dit souvent que le bétail
représente le capital des gens de la Sierra, c'est la seule chose qui
ait de la valeur. Ce serait pour cette raison qu'ils en mangent peu...
On dépeint souvent, dans la littérature
socio-anthropologique, les qualités d'entrepreneurs des migrants
d'origine andine, par l'émergence de capacités capitalistes
andines (éthique de travail, capitalisation...), mais qui repose sur la
richesse des liens sociaux.
Aussi leurs propres mécanismes culturels sont le point
de départ de leur organisation. Cela correspond un peu à ce que
développe S. Latouche"' au sujet de l'Afrique et de «
liceconornie vernaculaire », forme d'économie qui a
été "réenchâssée" dans le social ; s'il y
crise du système, elle repose sur celui du lien social.
C'est à partir de cela qu'ils constituent de
véritable réseaux entre ville et campagne : la Sierra se rend
présente à Lima et ce mouvement a des conséquence sur les
villages.
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