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La migration andine, rapport à la terre et conquête de la ville. Entre Huancavelica et la Vizcachera. De la Sierra à Lima.

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par Tiphaine POULAIN
Université Paris VII - Denis Diderot - Maitrise Ethnologie 2005
  

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III Du souvenir à la mémoire

« L'épreuve de la mémoire ou la mémoire éprouvée »

Douleurs. Peur. Rancoeur--

Souvent les femmes acceptent de me rencontrer, mais peu convaincues, il est arrivé que quelques unes fassent en sorte par la suite d'éviter la discussion alors que d'autres m'invitaient à revenir le plus possible... On se croisait, on se saluait, mais ça n'était jamais le moment de se rencontrer vraiment. Elles avaient très certainement peur ou ne le souhaitaient pas véritablement. Peur de ressasser la douleur, peur de devoir dire des choses peut-être tues depuis toujours (cf. terrorisme) ? Ou des conflits... Elles ne disaient jamais qu'elles ne voulaient pas parler, ne disant jamais non. Alors, elles s'échappaient...

Parler de soi, de son passé, c'est aussi revenir sur un choix (ou non choix parfois), sur le pourquoi. Celui du départ, celui d'un passé qui n'est plus, que sais-je... ! C'est devoir l'accepter. Ce n'est pas le moment qui importe mais le fait de devoir reformuler ce qui a provoqué un tel détachement, un si grand éloignement... C'est parler de ruptures, de manques et de souffrances. Mais c'est aussi faire resurgir le passé, peut-être encore très présent. C'est aussi redonner une place à ceux qui sont restés.

Une autre m'a questionnée sur ce que j'allais lui demander...elle était très méfiante et s'interrogeait sur mes attentes. (D'ailleurs, on se retrouve soi-même toujours confronté à ce genre de remise en question...mais c'est pour quoi, au juste, que je fais cela...?). Son parcours était en effet lourd, du poids de l'abandon, de l'errance, et de la souffrance. Son air était dur, le timbre de sa voix marqué. Elle a pourtant accepté de parler, peut-être plus pour se confier, et me livrant ce qui la tourmentai personnellement aujourd'hui.

Des bribes. Des discours identitaires ?

Pourquoi ces bribes d'histoires ? Pourquoi ce parcours raconté en filigrane ? Pourquoi des discours qui se ressemblent tous ?

Un détournement ? A travers ces discours (comme à travers une certaine conduite : ce que l'on « fait voir », ou comment on manifeste sciemment ou pas...) il s'agit de faire valoir ou dévaloir son identité, son origine, comme on le fait d'ailleurs dans la vie de tous les jours avec les uns ou les autres selon pour qui et pour quoi. Il s'agit de mettre en avant ce que l'on veut montrer, et aussi de répondre aux attentes de l'autre... (Moi !) On mesure ce que l'on dit, me semble-t-il, c'est sûrement en cela que les dires se ressemblent parfois...

Que cachent ces stéréotypes, ou ces redondances dans les discours sur les récits de vie ? Des difficultés qui existent toujours ?une difficile adaptation ? S'agit-il de voiler une certaine face de la réalité, tout en exposant certains aléas ?

S'intégrer dans la ville, faire sienne la réalité, recréer des liens est encore une épreuve aujourd'hui ?

On assiste à une idéalisation de l'origine, au début. Est-ce parce que c'est ce que cherche l'ethnologue, et qu'on lui livre d'abord ce qu'il est sensé vouloir entendre ? Ils pensent peut- être que c'est ce que je vais valoriser en eux, en tant que destinataire du récit, lors de la première rencontre. Peut-être aussi ont-ils une image lumineuse de leur lieu d'origine, qui peut leur procurer une certaine fierté... Mais en racontant leur vie, leur parcours...le discours change. C'est la phase de "négativisme". Reparler de ses origines est une occasion pour comparer, entre "ici" et "là-bas". Montrer que « c'est mieux ici » en dévalorisant le là-bas, justifie les raisons du départ et du non-retour, et les confirme peut-être eux-mêmes dans le bien-fondé de leur choix... Aisance pour raconter leur parcours dans Lima, mais discontinuité dans le discours sur ce qui s'est passé avant l'arrivée à Lima. Là, on perçoit la coupure et on perd le fil de l'histoire. Deux vies bien distinctes existent, qui s'enchevêtrent. A travers ces procédés, différents visages se définissent selon l'interlocuteur et ce qui est le plus opportun dans une situation donnée Enfin, une stratégie, ou un détour, pour ne pas vivre dans la nostalgie du passé, ne pas en souffrir...

De l'idéalisation au négativisme, entre discours et discrimination

Quand on parle des origines...

Le rapport aux origines semble avoir plusieurs facettes, telles des identités que l'on cherche à orienter... Parler de ses origines est souvent difficile, mais différentes pratiques assez ostentatoires les révèlent bien mieux : les fêtes par exemple où chacun est fier de se montrer, mais aussi le fait d' « avoir réussi » les incite à. ne plus renier leur ascendance.

Dans l'entre-soi, entre gens venant du même endroit, l'origine peut se manifester. A la Vizcachera, le cas des huancarnos119 est plus parlant : tous les gens extérieurs à ce groupe se rendent compte de leur cohésion... D'autres, ne semblent pas forcément chercher à se "rallier" avec leur paisanos, mais savent toujours qui vient de où. De là, quels rapports en découlent ? Je n'en sais que trop peu... Sûrement des rapprochements. Mais a contrario aussi, comme le soulignait Genobeba, des relations distantes, ou des rivalités (comme envers les gens du nord, les norte» os : qui "s'y croient" entre eux, parce qu'ils auraient plus d'argent...)...Lila montre, à sa manière, qu'elle n'est pas tellement liée aux gens de Huancayo, alors qu'elle vient aussi de là-bas. Elle prétend ne pas participer aux fêtes de sa terre... On aurait presque l'impression qu'elle n'est pas tout à fait du même monde qu'eux...une distinction sociale ? (Eux sont profesionales120, le mari est comptable, c qui est rare à la Vizcachera). Un jour, alors que nous allions allumer la lumière de son "autre" terrain (son rituel de tous les soirs), nous avons croisé un "paisano" qui s'est enquis de sa participation à la fête de leur province, ce week-end. Alors ?

Le sens. Pourquoi idéaliser les origines ? Pourquoi les dissimuler, pourquoi en avoir honte ? On constate l'idéalisation de la Vizcachera dans les discours initiaux (le fait d'être uni, d'être entre gens sains etc..) ; cela passe par une mythification du lieu d'origine, puis par une phase de dévalorisation afin de mieux justifier sa présence ici et se convaincre qu'ici c'est mieux. On dissimule certaines choses qui nous défavorisent (mais ne fera-t-on pas ?). Un jeu d'identités se déploie où l'autre dans sa différence, rappelle que même si l'on n'est pas issu du même endroit, les aspirations, le souci de construire sont identiques. L'appartenance à une communauté est primordiale pour ces gens qui s'organisent collectivement et solidairement.

119 Gens du département de Huancayo

120 On développera plus loin tout ce qu'on entend par le fait d'être «profesional », et non pas un eampesino ou quelqu'un sans éducation...

L

Cette nouvelle identité leur permet de s'affirmer en ville. Idéaliser ses origines permet peut- être de montrer son meilleur profil à l'interlocuteur intéressé.

Le sentiment de honte est aussi courant et ils adoptent alors une attitude de repli. On le comprend facilement quand on sait la discrimination dont sont victimes les « migrants » Habitués depuis la colonisation du Pérou à être dénigrés, dominés ou sous le joug, ne pratiquent-ils pas eux-mêmes l'auto-ségrégation ?

Les liméniens, ou autres migrants de la ville (qui constituent la majorité hétéroclite de la population) diraient qu'ils renient leur culture... S'agit-il vraiment de cela ? Ou ne serait-ce pas plutôt une stratégie d'adaptation, qui certes, ne passe pas directement par une pleine acceptation de soi, de son identité, mais par la recherche d'autres visages plus acceptés et surtout, de moyens qui permettront à la ville un meilleur essor. Ils en soutirent ce qui leur est nécessaire mais ils savent aussi lui tourner le dos... Faire valoir en soi et dans ses origines et ses particularités, ce qui mérite de l'être selon la situation.

La discrimination est un honteux spectacle que l'on peut voir à toutes les échelles... Venir de la Sierra, peu glorieux... Habiter à la Vizcachera, un peu arriéré !...même pour les proches habitants du quartier (des quartiers voisins) qui viennent eux aussi d'un "là-bas"... Certains ne pensent-ils pas, en leur for intérieur : mais qui sont ces campesinos qui vivent à côté de la chancheria ?! Les habitants de la Vizcachera disent ressentir ce dédain. En outre, certains en pâtissent, même de la part de membres de leur famille qui à ce jour, ont mieux "réussi" et en profitent pour asseoir une certaine supériorité... (Bien que les liens, à travers la ville, entre les gens d'une même famille soient très forts et constituent un réel soutien manifesté dès l'arrivée d'un membre et perpétué par une solidarité très vivace...). C'est le cas de Genobeba vis-à-vis de ses soeurs, et d'autres qui prétendent ne plus beaucoup voir leur fratrie « ils ne viennent pas ici », ou « eux se réunissent et font leurs fêtes »... Bref, des liens se dénouent, peut-être momentanément pour en construire de nouveaux ? Mais ces petites concurrences entre les membres d'une famille ne sont rien et n'empêchent pas cette vigoureuse solidarité de se manifester lorsque le besoin s'en fait ressentir. Cette discrimination se fait surtout du dehors, de la part des « autres », ceux qui ne sont pas "nous", pas comme nous.

B

E

r

L

Entre honte et reniement, on hésiterait. Et au deçà, vient l'idéalisation ?! Certes, ils sont victimes de cette discrimination qui leur inflige ce sentiment de honte et ce comportement de dissimulation...Mais cette attitude serait-elle tactique ? Peut-être pour ne pas subir cette "contamination", mais être acteur de sa vie, pour ne pas être « avalé » par la nouvelle société. La honte serait-elle due aux rapports sociaux qui régissent la capitale, ces facettes de reniement, plutôt à un choix d'adaptation pour mieux étayer les raisons de ce départ. Idéaliser, cela permet de rêver et de choisir comment donne rune place aux origines ?

Conquérir la ville, c'est s'investir soi-même et acquérir ce que l'on est venu chercher

Mais c'est aussi adopter ce qui permet de s'adapter. S'adapter ne signifiant pas s'oublier, mais peut-être savoir osciller entre le soi et l'autre... On ne peut vivre quelque part sans s'adapter, d'une façon ou d'une autre. Ou sinon, ce doit être la détresse, ou le repli sur soi...

Peut-être que les déplacés du terrorisme n'ont pas eu les clés pour s'adapter, car il n'y a pas eu de désir et une mémoire trop marquée, le temps fait néanmoins son oeuvre, quoique. Il y a l'habitude, le changement, la force des choses, et peut-être même, une rupture nécessaire (inconsciente ou pas) avec le passé ?

Les questions de mémoire et d'identité amènent nécessairement à celles de la transmission. Qu'ont transmis et que transmettront ces migrés à leurs enfants ? Selon les générations, la transmission se jonc différemment. Ceux qui ont migré il y a longtemps, semblent avoir transmis davantage de leur culture à leurs enfants. Les plus récentes migrations ont là-bas été touchées par la "criollizacionn (terme repris des liméniens). La télévision et le passage des tous ces migrants dans leurs terres ont déjà fait changer les habitudes.

L'identité, c'est celle du lieu d'origine, mais c'est aussi celle qui fait ce que l'on est, à quoi, à qui l'on se réfère et inversement

j

« Vamos a mi tierra121 »

Du discours idéal à la coupure : le non retour

Les propos agrémentés sont récurrents dans les premiers échanges. Mais en approfondissant, très vite j'ai pu y percevoir une certaine rupture avec leur lieu d'origine, et une absence de retour régulier.

Est-ce dû à un si profond changement ? Une impossibilité (économique notamment)? Un désir de rupture pour aller de l'avant ?

De la question du retour

Beaucoup d'auteurs décrivent les voyages de retour des migrants comme un phénomène inexorable et lourd de conséquences. Des liens étroits se nouent entre les communautés andines et leur "diaspora" liménienne ou internationale, et les retours des migrés leur apportent de nouvelles perspectives, de nouvelles images ou même de nouvelles valeurs ... Et ce, même si certains reviennent parfois « en visiteurs » chez eux, de manière plus détachée (en tant que membre à part entière de la communauté ou en tant qu'émigré, Sayad122 soulève la question pour le cas algérien, sur la façon ostentatoire dont les émigrés participent aux fêtes religieuses et travaux de la communauté) Mais surtout, ceux-ci influent sur le départ de nouveaux émigrés... Généralement, la migration n'interrompt pas les liens familiaux ni même communautaires parfois...

Les compagnies de bus abondent, et des véhicules circulent tous les jours, rarement vides... Pour se rendre dans la partie centrale des Andes, si l'on ne voyage pas avec une compagnie spécifique qui démarre du centre ville, il suffit de se rendre au terminal de l'est de Lima, le terminal Wanka, à El Agustino, déjà sur la carreterra centra1123, et, de monter dans un bus, jusqu'à ce qu'il se remplisse... et ce, à toute heure de la journée... ! Tant de gens transitent entre Lima et la Sierra / Selva (il en est de même pour le Nord, le Sud, qui ont leurs terminaux respectifs... et même chaque sous région...C'est d'ailleurs souvent sur la route que l'on arrête un bus en pleine lancée... !).

Le retour en tant que visite

Il est vrai que beaucoup retournent régulièrement dans leurs terres d'origine, une ou plusieurs fois dans l'année, pour les fêtes patronales, ou autres festivités locales. Certains participent même à l'organisation de celles-ci, en s'engageant à être mayordomo, lorsque leurs économies le permettent... (Ils dépenseront, mais gagneront en prestige !) D'autres vont régulièrement visiter leurs proches, "là-bas". Souvent, le retour est lié à des évènements : le décès ou la maladie d'un proche, l'anniversaire d'un parent, etc. Parfois, à l'âge de la retraite, certains retournent vivre là-bas, après tant d'années d'absence... Ils possèdent toujours des terres, des "chacras", et reviennent juste pour « sembrar y cosechar » (semer et cultiver). Ceux sont souvent les plus âgés !

121" Allons dans ma terre".ou "Allons chez moi !" et implicitement : "On y va 7!"

122 Sayad Abdelmalek, La double absence. De l'illusion de l'immigré aux souffrances de l'émigré. Seuil.

123Pour sortir de Lima, trois axes. La panamericana norte, la panarnericana sur, et la carreterra central... déterminent les cônes de Lima car les émigrés sont venus s'installer le long de ces routes. Ce sont donc des

d

routes-repères pour les quartiers (« j'habite au Km "tant" de la panaméricaine... »), et aussi pour la sortie vers la province... La carreterra centra/ est celle qui sort de Lima et s'en va vers l'est de Lima, soit vers le centre du Pérou.

Un enfant de la Vizcachera me contait ses voyages à Huancayo : « j'y vais pour accompagner ma grand-mère, quand elle va semer ». Une jeune femme racontait que sa maman allait tous les ans, pour la fête de « Tous les Saints » (la Toussaint 0, sur la tombe de sa mère. Il y a aussi tous ceux qui viennent étudier à Lima et repartent pour les vacances... Ou, inversement, d'autres sont "envoyés" pour les vacances chez des parents, à Lima... Parfois, ce sont les vieux parents qui vont à Lima rendre visite à leurs enfants, bien qu'ils ne restent que peu de temps car « no les gusta Lima » ("ils n'aiment pas Lima")... Retour de tout style, beaucoup de transit.

Cependant certains n'y retournent guère et la dernière fois remonte à très longtemps ; ils en rêvent, l'imaginent (un voyage dans la mémoire ?) ; seul un évènement exceptionnel le déclenche (par exemple le mauvais état de santé de la mère de Cirila).

Et puis certains qui jamais n'y sont retournés...

faut re',.er absolument. De importe quoi.

F.Yautre chose et d'autre part

Re\.er à nimporte quel priN

Rè-,'er, cest \ dejà

C'est pfri-tir un peu

Patrick Dederckl:''

La réalité du retour et des liens --A la Vizcachera

Lorsque je commence à introduire le thème (étant considérée comme un ethnologue assoiffé de culture ou un étranger curieux de connaître la richesse du pays!?) : « D'où venez-vous ? », leur regard s'illumine... « Varnos?! » (« On y va ? »). Comme si ce lieu d'origine était très proche, que l'envie d'y aller était vive et immédiate...Ou, comme s'il fallait un projet, une invitation, pour enfin y retourner...

Plusieurs fois, Dominga lançait un "vamos !?", à la fin de nos conversations, et nous évoquions la possibilité d'aller dans le département de Cusco, pour les fêtes du mois d'août... Mais entre temps, elle avouait, après avoir parlé de son lieu d'origine : « je n'y vais plus ». La dernière fois qu'elle y est allée remonte à 7 ans, lorsque son frère avait eu un accident, elle lui avait rendu visite à Cusco, mais n'était même pas allée jusqu'au village. La dernière visite dans son village remonte elle, à 13 ans, en raison du décès de sa mère... Je lui demande si elle irait ailleurs ou pourrait retourner vivre "là-bas". «Ailleurs ? ...si c 'était possible ! » mais là- bas : « Les enfants ne peuvent pas s'adapter... »

D'autres, bien sûr, n'ont pas coupé les ponts : « J'y vais quand l'envie me prend !!», dit cette dame de la Oroya125. Elle a des animaux chez elle qu'un parent lui a offert la dernière fois qu'elle y est allée...

Des gens n'y étant pas retournés depuis longtemps, il y en a, ô combien... ! Pourtant, ils ne
montrent pas la rupture d'emblée, laissant souvent imaginer que c'est "tout près" d'eux
(affectivement) et dans le temps. Cette attitude correspond finalement à ces premiers discours,

124 Patrick Declerck, Les naufragés. Plon, terres humaines.

125 La Oroya (département de Junin) est un important pôle minier, raffinerie des autres mines alentours. Elle se trouve à seulement 5 heures de Lima, à plus de 4000m d'altitude...

idéalisants. Comme quelque chose qui vit toujours, quelque part. Une rupture, que l'on occulte...

L'attache tend à s'estomper lorsque les liens ne sont plus. Lorsqu'ils ne s'entretiennent plus. Ou lorsqu'ils n'existent plus, car la majorité est partie « Pourquoi j'irais ? Il n'y a plus personne là-bas, je n'ai personne à aller voir... »

De multiples obstacles spatiaux, économiques et temporels ...

« Ça me manque parfois... parfois l'endroit, parfois la nourriture... Je n y suis pas encore retournée »

Rosa est à Lima depuis 8 ans après un petit périple dans la Sierra, après qu'elle et son époux aient quitté la zone minière, pour fermeture (toute sa famille semblait avoir un travail en relation avec la mine). Elle est très vite arrivée à la Vizcachera par l'intermédiaire de sa cousine Milagro... «Maintenant ça n'est ni mieux, ni pire ! »

La distance...

Il faut néanmoins tenter de reconstruire les conditions du retour.

Pour les gens qui venaient de loin, cela signifiait entreprendre un très grand voyage : peu de routes, des conditions climatiques rudes, des villages sans accès routier (il est important de rappeler que beaucoup de villages ne sont toujours pas accessibles par les routes...c'est à la force de ses jambes que l'on s'y rend I). De plus, aller dans une province assez retirée pouvait prendre bien plus de 2 jours... (Même encore maintenant).

C'est ce que Cirila évoque lors de son pénible retour au village, où elle ne s'était pas rendue depuis 30 ans, trente années ! La marche, la pluie, la difficulté, la maladie, ainsi que la peur s'y ajoutant... Un coût important. Aujourd'hui cela peut sembler plus facile, mais le temps est passé, le retour s'est éloigné... Augusta évoque cette difficulté qui renforce la distance... Douze ans qu'elle n'y était pas allée ! «Le billet de voyage était trop cher, il n'y avait pas de téléphone ni d'électricité [...] et l'argent qu'on a, c'est tout juste pour les déplacements et pour manger .1 » Quelle émotion en y allant, avec sa fille, dernièrement !

C'est un peu comme s'il s'agissait d'aller dans un autre pays ; ou comme pour nous, à une certaine époque où l'accès était plus difficile... L'éloignement est presque à l'aune de celui qui séparerait deux continents. Encore que : ceux-ci ont parfois plus de possibilité de communiquer s'ils possèdent les moyens multimédias d'aujourd'hui ! La distance géographique, le manque de routes et de moyens de communication peuvent s'avérer être un fossé trop profond... Et pourtant : oui, des gens retournent chez eux, malgré les pluies et glissements de terrains.

La pauvreté

Le manque d'argent est une raison souvent mentionnée...Les gens ne pensent pas au retour, il y a d'autres préoccupations ! Pour certains, c'est la pauvreté, le combat quotidien pour pouvoir manger. Peu à peu, une masure s'est construite, c'est d'abord ce qui importe. Le retour n'est pas envisageable...

Retour dans la mémoire. Peur et douleur.

Les souvenirs... Le terrorisme... La peur. Peur de retrouver des lieux que l'on a du fuir. Peur de se remémorer l'horreur et la souffrance.

La crainte du retour. Tout simplement liée à un là-bas, lointain. Un univers que l'on ne connaît plus. Des routes vertigineuses, dangereuses. Est-ce vraiment ce danger-là ? Où sont-ce leurs mots (excuses) pour dissimuler les raisons profondes de cette peur... ?

Le passé, les proches, qui ne le sont plus. Un choix de rupture pour ne pas revivre le passé ? Pour surmonter les maux peut-être ne faut-il pas regarder en arrière, et ne plus retourner dans le lieu de ce passé...

Anecdotique ? Le lien aux animaux...

Des enfants de migrés parlent de leurs parents qui y retournent. Pour revoir la communauté. Pour aller voir leurs terres, leurs animaux, dont d'autres s'occupent maintenant. «Mais ils reviennent très vite, pour leurs animaux d'ici ». Inversement ! Ce lien aux animaux, si fort dans la Sierra126 où il faut toujours être là pour s'en occuper et les nourrir, se transpose à Lima, par les chanchos. Une autre disait : «Mon père aime plus ses animaux que nous ! Il passe plus de temps avec eux Quand il part là-bas, il revient très vite, car ses animaux lui manquent. »

Retourner vivre là-bas ?

Quant au retour définitif, en vue de s'y installer de nouveau, il ne semble ni envisagé ni envisageable pour un grand nombre...Il en est tout de même qui diront, « parfois ça me manque... parfois, je pense à retourner là-bas, mais... ». Toujours ce "mais", qui anticipe et empêche ce retour... Si toutefois on évoque de beaux projets liés à un retour éventuel, ils n'en restent pas moins utopiques. Evoquer fait voyager... Et parfois des projets, concrets.

Mais enfin, pourquoi penser à revenir alors que l'on a décidé de partir, alors que l'on a emprunté une autre voie ?... Certains sont venus volontairement, d'autres accidentellement (en visite à un proche, puis restés...), certains n'ont pas eu le choix. Même pour eux, le retour n'est pas évident. Des programmes de "repeuplement" ont été mis en place. Outre les difficultés sur place ("là-bas"), il en est pour qui y retourner est une trop lourde épreuve, le passé reste trop marqué par les souffrances et les peurs, les pertes trop importantes et la construction du quotidien déjà bien établie à Lima même avec des conditions très difficiles (dues au manque d'aides allouées à ce jour.)

Les enfants, un leitmotiv ?

«Je reste pour mes enfants, ici. Pour qu'ils soient éduqués, yu 'ils puissent avoir leurs chances. Parce que là-bas, eux, ne s'habitueraient pas... »

Dans un quartier de Lima, un autre homme, d'âge moyen, venant de Canin --dans une province du département de Lima (dans la partie Sierra), expliquait comment ses parents avaient voulu que leurs enfants partent, pour qu'ils ne vivent pas les mêmes difficultés qu'eux dans le village... De la chacra, on ne pouvait plus rien espérer

La migration est, le plus souvent, un départ irréversible. Partir, c'est quitter, même si des liens
demeurent ici et là-bas. La migration n'a pas de lieu précis et délimité. En effet, elle ne

126 Les gens mettent le bétail aux premières places de leurs préoccupations. On entend souvent dire que c'est tout leur capital. L'activité d'élever en tant que tel, n'est pas si anodine non phis. Elle semble créer un rapport assez fort avec les animaux, une place importante dans le rapport au inonde et aux choses.

s'arrête pas dans le lieu d'arrivée, tout comme la mémoire ne s'est pas éteinte dans le lieu de départ. Elle n'est pas un clivage avec un avant et un après, les liens restent permanents, c'est la famille entière dans toute son histoire et ses territoires qui permet souvent ces ubiquités. D'ailleurs, il n'y a pas une arrivée, mais de multiples arrivées en divers lieux, des lieux de l'appartenance, des lieux de l'entre-deux, parfois du non sens. Des lieux de l'oubli, des lieux de la mémoire.... De multiples débuts, alors, s'amorcent. Et toujours, une quête, un but commun : s'installer, trouver un terrain. Construire son lieu de vie. Réussir... Trouvent-ils un terme à leur long périple par l'acquisition d'un chez soi ? Certaines étapes semblent générer des sentiments de satiété. Mais cela n'est-il qu'un étape ? Comment se construit l'identité et le sens au-delà ? Quels changements dans la vie, véhiculés par le discours ?

Discours et représentation. Transfert de valeurs ? Du changement.

« Là-bas, il faut marcher. Il faut se lever très tôt pour emmener les animaux. Le travail est dur. Il n'y a pas de transport... » Des conditions qui ont changé et une réalité avec laquelle on a coupé, que l'on n'est plus prêt à affronter... Mors, qu'y ont-ils gagné, quelles améliorations recherchées ? Mais surtout, qu'en disent-ils ?

La dichotomie "ici"-"là-bas" ou l'alternance des discours

Dominga «Je ne me réhabituerai pas, je crois ...Dans l'environnement d'ici, on ne sou e pas. Là-bas, de 4h du matin à 7 h du soir, on travaille ! Très vite, les affaires s'usent. A la campagne, nous semons, nous pacageons (faisons paître) ...Nous allons au collège tous les jours et nous nous occupons des animaux...Les conditions sont meilleures ici Mon fils m'a dit lorsqu'il en est revenu : « là-bas, oit souffre beaucoup... »

Son frère est encore là-bas et c'est lui qui s'occupe des terres. Là-bas, il n y a pas de téléphone. C'est seulement maintenant qu'ils vont mettre la lumière ».

Néanmoins, Dominga ici aussi se lève très tôt...à la même heure, pratiquement ! Elle doit se rendre à la Parada pour acheter les ingrédients qu'elle cuisinera le matin pour les vendre ensuite sur le marché : des plats cuisinés, chauds... L'après-midi, elle recommencera son rituel : laver, couper les herbes, éplucher les légumes, pré cuire... Et pour finalement déplorer : « on vend peu »...

Si l'on parle de la souffrance du passé, celle du présent est encore là, plus équivoque.

Les avatars de la situation, qui ne répondent toujours pas à l'eldorado espéré... : « Lima todo es plata »... « Là-bas, ils ont leurs produits... »

«A Lima, il y a beaucoup de pollution, ainsi que de poussière, de délinquance... Là- bas, l'air est pur, tout est vert ».

Pourtant, on se réfère toujours à ce qu'il y a de mieux, de plus attractif, de possible à Lima: « A Lima, au moins il y a chi travail... »

« On peut toujours faire quelque chose » « Il y a de tout f »

En effet, ils trouvent à Lima une diversité alimentaire qu'ils ne connaissaient pas, tout en
regrettant l'abondance des produits des terres de la Sierra... Toujours cette même

contradiction. Toujours, l'ambivalence. Dichotomie "ici", "là-bas", mais ambiguïté... Jeu de discours, probablement. Tout n'est pas noir ou blanc, l'une et l'autre se confondent, se rejettent, se méprisent et se désirent. On oscille entre les deux, se complait dans un certain « entre-deux »... Confusion ou stratégie. Celle qui peut arranger selon la situation. Mais aussi, peut-être, "l'univers de l'entre-deux", entre départ et retour, comme ouverture culturelle, mais aussi un sorte de déchirure, d'expulsion identitaire, témoignage d'un non lieu, d'un être en contradiction127.

A la Vizcachera, trouve-t-on une sorte de compromis entre la Sierra (certaine tranquillité, sorte d'entre-soi) et la ville (la ville est là : à deux pas, avec tout ce que l'on est venu y chercher !) ? Mais peuvent-ils accéder à ce qu'ils en attendaient ? Cela ne repose-t-il pas plutôt sur une foi en ce que demain sera meilleur, dans l'incertain du quotidien ? C'est probablement ce qui anime leur résistance et qui fait qu'ils parviennent à avancer, pas à pas...

"Là-bas, il n'y a pas de travail". Du rapport au travail

On considère qu'il n'y a pas de travail dans les Andes ; qu'être paysan, ce n'est pas "travailler", bien que le travail de la terre soit le plus "trabajoso", le plus pénible et fatiguant. Bourdieu128, évoque le changement du rapport au travail dans "le déracinement", celui des paysans (algériens) à leur terre... N'est-on pas face à un phénomène comparable ?

En effet, les discours sur la Sierra rappellent toujours que là-bas, les conditions sont difficiles, que l'on n'a plus rien, la terre ne donne plus rien. Pas de travail, alors c'est à Lima qu'on vient en chercher. Le travail de la chacra n'est plus. Il n'apporte que les produits nécessaires à la "survie". Pas de réelle rémunération. Pas de reconnaissance : paysans sous payés, exploités (pour ceux qui n'ont pas de terre)? Et puis, des attraits, des modèles qui changent. Un jour on se dit qu'on ne veut plus de cette "pauvreté" là, celle du champ et des rudes conditions de travail, et pour ceux pour qui ce n'est pas l'activité, celle de petits boulots tellement mal payés. Cette pauvreté, cette engrenage duquel il faut sortir : "salir adelante", "sobresalir" : s'en sortir, aller de l'avant... Pauvreté et idée de progrès. Avancer. Aller vers du mieux, du meilleur. Un lendemain prometteur ?

Notons qu'il n'y a pas réellement du marché du travail à Lima. C'est encore une fois le réseau qui fonctionne : les possibilités dépendent souvent des liens (parrainage, famille, voisins, etc.) qui permettent de « passer l'info » et de favoriser une connaissance.

127 Jaillit], Robert. Exercice d'ethnologie.

128 Bourdieu, Pierre. Le déracinement La mise de l'agriculture traditionnelle en Algérie. Editions de minuit. 2002

Des représentations ...

« Ils fies migrants] arrivent dans un style de vie violent, désordonné. Dans leur lieu d'origine, tout était très tranquille, très ordonné... Ici les gens sont "acriollisados129 ", les gens sont "vivos" »

n

Lima

 

Sierra

Monde criollo

Monde serrano

Possibilités (travail, éducation...)

Pas de possibilité / pauvreté

Education

Pas d'éducation

Travail

Pas de travail

 

-travail plus fastidieux

Supériorité --mieux

Honte / Fierté

"Todo es plata"

On a ce qu'on produit

Monnaie

Bétail -terres (abondance mais carence)

Désordre

Tranquillité

Pollution

Pureté

Délinquance

 

Présence de l'Etat

Absence de l'Etat ("I'Etat n'arrive pas ici")

Beauté

Triste

Anonymat

Chismes (commérage)

Dépensier

Ethique capitaliste 15° (investissement)

Viveza (attitude de profit) "être vivo"

Harmonie --

 

Famille

Pourquoi systématiser dans un tableau ? Pour illustrer cette dichotomie que les gens semblent inculquer, pour donner un sens au départ. La première partie représente plutôt les visions endogènes, qui sont souvent confirmées dans les représentations générales. Celles du dessous, les commentaires des autres liméniens. Mais c'est aussi la vision de ceux qui de loin posent leur regard : tantôt idéal, tantôt obscur... C'est aussi toute l'ambivalence ressentie. La fierté de ses origines, mais aussi la honte, selon les situations. On entend aussi beaucoup de jugement de valeur des uns et des autres sur leurs semblables. Selon le point de vue, on entendra dire que les paysans de la Sierra sont "fainéants" (par les gens des bourgades andines) ou très travailleurs (les gens extérieur au monde de la Sierra). Etc.

Il est évident que selon les protagonistes, et donc les rapports entretenus, la vision change.

129 Être «criollisé » : Assimiler cette façon d'être en ville._ Ces criollos, habitants de la côte et aussi façon
d'être sur la côte... et dans certaines conduites (d'arrogance, racisme, de diversion et dépenses...) déteignent sur

la forme d'être en ville ? On a souvent ce sentiment que les gens voient les gens de la Sierra comme des gens "purs" mais qui se pervertissent en ville (ou qui en souffrent). Soit parce qu'ils deviennent aussi "vivos"(profiteur), soit parce qu'ils vivent dans un monde de vivos, où l'on profite des autres sans pitié...

13° On dit souvent que le bétail représente le capital des gens de la Sierra, c'est la seule chose qui ait de la valeur. Ce serait pour cette raison qu'ils en mangent peu...

On dépeint souvent, dans la littérature socio-anthropologique, les qualités d'entrepreneurs des migrants d'origine andine, par l'émergence de capacités capitalistes andines (éthique de travail, capitalisation...), mais qui repose sur la richesse des liens sociaux.

Aussi leurs propres mécanismes culturels sont le point de départ de leur organisation. Cela correspond un peu à ce que développe S. Latouche"' au sujet de l'Afrique et de « liceconornie vernaculaire », forme d'économie qui a été "réenchâssée" dans le social ; s'il y crise du système, elle repose sur celui du lien social.

C'est à partir de cela qu'ils constituent de véritable réseaux entre ville et campagne : la Sierra se rend présente à Lima et ce mouvement a des conséquence sur les villages.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon