Conclusions
L'émigration, pour ne pas être une pure «
absence », appelle une manière d'« ubiquité »
impossible [...] continuer à « être présent en
dépit de l'absence ». Corrélativement, à ne pas
être totalement présent là où l'on est.
Ce dilemme incite-t-il la présence « physique
» en un lieu à. devenir aussi « morale » et l'absence
physique à devenir « morale », c'est-à-dire une absence
consommée, une rupture accomplie avec la communauté'.
Ce schéma est-il celui que les migrations au
Pérou aujourd'hui représentent ? Les exemples
précités nous ont permis de constater qu'il faut parfois rompre
tout lien pour pouvoir vivre ici, dans le présent. Mais aussi le
maintenir de façon constante par les réseaux familiaux, parfois
entretenue par des retours fréquents ou occasionnels, des envois...
Qu'ils gardent ou non des liens forts ou distants, ostensibles
ou tacites, les émigrés ou immigrés ne sont pas de fades
reproductions de ce qu'ils étaient. Ils développent de
véritables stratégies d'adaptation, reprenant à leur
compte certaines des valeurs de la cité. S'organisant dans un nouveau
groupe, elles s'imbriquent avec leurs propres manières de faire au sein
des nouveaux codes et règles qu'ils ont, depuis quelques
générations, développés à la ville.
Les transferts de droits émanant du
contact de plusieurs cultures revêtent les caractères de
l'acculturation juridique, en exigeant la transformation, sinon l'abandon des
valeurs sur lesquelles reposent leurs systèmes juridiques2-
On peut ici constater une véritable dynamique au sein de cette
migration, loin des contextes d'acculturation forcée de la colonisation.
Quant au droit foncier, il semble allier les systèmes traditionnels et
les enjeux de la modernité vers un même dessein : la
propriété et sa formalisation. Ces changements semblent
être désirés, s'insérant dans le sens nouveau que
lui donne la migration, mais aussi dans les possibilités d'aujourd'hui.
Avoir des « titres » de propriété permet aussi
d'accéder aux prérogatives du monde d'aujourd'hui. Le
système des relations familiales reste le moins atteint par ces
mouvances : la place des réseaux et de la parole reste première
dans les codes de la ville.
La question de l'ethnocide mérite
d'être soulevée dans ce processus migratoire. S'agit-il d'un
modèle qui est venu s'imposer comme meilleur, appelant les
communautés vers « l'ailleurs », un monde moderne offrant
d'autres attraits et dévalorisant le monde dans lequel on vit ?
La "modernité" était un attrait exogène
à imiter ? Est-ce une simple ouverture aux choses venues d'ailleurs, en
les absorbant et les traduisant en ses propres termes ; ou ces influences se
sont-elles imposées, à en devenir irréversibles ? C'est en
combinant le collectif et l'individuel, ainsi que le "traditionnel" et le
"moderne" qu'ils ont réussi à se développer... Cette
articulation est très créative, par la
réinterprétation et la réutilisation des liens, dans
l'invention d'un nouvel univers de vie.
En outre, cette migration a peut-être aidé à
raccourcir les distances (géographiques comme sociales .) et à
reconsidérer les préjugés de la
société...
N'est-ce pas aussi une culture de la vie, qui refuse cet abandon
et qui tend à s'ouvrir à un monde qui ne s'ouvre pas à
elle ? Une façon de ne pas subir mais réagir.
I D'après Sayad, la double absence.
2 Norbert Rouland. « L'acculturation juridique
». Anthropologie juridique. PUF
L'abandon du quechua que j'ai évoqué, est-il un
réel choix, une évolution dans cette rencontre culturelle
où il faut s'adapter pour ne pas être marginalisé ?
Difficile d'en juger, la perte d'une langue nous paraît toujours
déplorable, à bon escient, me semble-t-il. Néanmoins, si
les migrants ont dû dissimuler et abandonner certaines habitudes qui ne
les favorisaient pas, le folklore (les fêtes, les
évènements chroniques, la danse, la nourriture...) leur permet de
maintenir et revaloriser la « tradition3 ». La langue ne
suivrait-elle pas aussi ce mouvement, parler quechua serait-il aujourd'hui
« un plus » ? Mais pour qui : les intellectuels ou les migrants `h
J'ai choisi de mettre la question de la terre
au creuset de la migration et des enjeux
d'aujourd'hui. Non pas par élan d'exotisme, mais l'importance du rapport
au sol s'est révélée prégnante à Lima : les
combats des gens et les problématiques d'aujourd'hui dans le monde rural
comme urbain en sont significatifs. Le rapport à la terre est aussi
fondamental dans la question migratoire, en tant que lien,
conquête... Il serait pertinent d'approfondir la réflexion. La
question agraire est la clé de voûte des problèmes paysans
; et est au coeur l'histoire du Pérou, de ses terres et des
législations. 11 faudrait analyser de plus près l'impact de la
réforme agraire (qui redistribua la terre à ceux qui la cultivent
et l'élimina du marché, promouvant des entreprises associatives
avec propriété collective plutôt que des entreprises
lucratives), mais aussi la situation avant celle-ci et depuis.
Vers quel accès à la terre ?
En 1990, des dispositifs légaux commencèrent
à libéraliser la terre, pour générer un
marché et attirer l'investissement et culminer les
procédés d'adjudication et de titularisation. Le PETT s'est
créé dans le cadre de la réforme institutionnelle du
secteur public agraire pour effectuer ce registre et garantir la
propriété sur la terre de manière communale ou
privée. Jusqu'à 93 puis 95 où la "loi des terres" qui
encouragea davantage l'investissement privé, etc.
On a donc considéré qu'un des facteurs les plus
importants pour le développement de la vie et de l'économie
paysanne, est la titularisation de la terre agricole, pour arriver aujourd'hui
à une structure qui tend vers la propriété privée,
avec grande participation du minifimdium.
Les terres deviennent "marchandables" avec les avantages et
inconvénients que nous avons déjà évoqués et
qu'il faudrait "creuser". Ces tendances sont appuyées --peut-être
même lancées, par la Banque mondiale, désireuse de voir les
terres de toute part sur le Marché.
Cela a un impact fondamental sur la migration tant dans le lieu
d'origine que dans le nouveau territoire et questionne sur cet engouement vers
la propriété, à cheval sur deux systèmes.
On pourrait s'interroger d'une manière plus globale sur
l'évolution de la paysannerie qui ne peut que difficilement survivre
aujourd'hui dans le contexte de la grande agriculture, là-bas comme chez
nous...
Les questions d'ethnodéveloppement sont
incontournables dans le cadre d'une démarche d'approche ethnologique.
Dans le cadre des transformations liées au mouvement migratoire, on
peut réaliser l'impact d'une certaine idée de "progrès",
de modernité. Anecdotique, les
3 Il faut utiliser avec circonspection les termes comme
tradition, coutume et autres, car ils revêtent un caractère
parfois artificiel, les dissociant de ce qui leur donne sens, et sont
connotés de passéisme et de nostalgie. J'ai évoqué
le thème du folklore et des coutumes dans le mémoire, qui ont une
place particulière au Pérou.
places d'armes de nombres de village ont été
entièrement "bétonnisée" et les petites mairies ont
été faites palaces... Dans quel but ?
La problématique est très large, il faudrait
également poursuivre la recherche pour comprendre avec la population les
manières de pallier aux manques dus à ces mouvements et à
la difficile situation des campagnes.
Parmi tant de groupes et de gens rencontrés, il en est
un qui m'a particulièrement attiré l'attention : celui des
déplacés du terrorisme, dont les terres ont été
totalement spoliées et qui n'en ont souvent guère
retrouvées. Leoncio, à Lima, m'a "branchée" sur un projet
d'élevage d'alpacas dans la région de Huancavelica dont il est
originaire. « Nous avons beaucoup de terres là-bas » dit-il.
Il veut donc trouver un financement pour acheter les camélidés,
puis faire travailler la laine dans son quartier de Lima (ou/ et
"là-bas"), par une association de mères de famille seules. Et,
à bon escient, profiter du marché européen... J'ai
reçu en moins de 24 heures 4 réponses d'associations en France
intéressées pour appuyer et même se réapproprier le
projet, aussi vague soit mon annonce... J'ai été plus
qu'étonnée de voir une telle "demande" de la part de nos
associations françaises. Seraient-elles de réelles "demandeuses"
d'initiatives locales ? Et, beaucoup de gens, là-bas, qui ne demandent
qu'à être soutenus... Alors, que se passe-t-il ? Que cache ce
semblant d'équilibre non consommé ?!
**
La mémoire est essentielle dans les questions
identitaires et migratoires. Les histoires de vie, les liens mais aussi les
pratiques d'aujourd'hui en sont le reflet. Tout lieu est porteur de
mémoire, pour et par ses habitants. Son corollaire est peut-être
la transmission, question qui pourrait être approfondie davantage. La
culture développée par les enfants d'immigrés, entre rejet
et réappropriation, est une création permanente. Ils n'ont pas
migré mais portent en eux la migration de leurs parents. Je me suis, aux
débuts, interrogée sur les migrations que l'on pouvait voir
à travers la ville : les deuxième et troisième
générations de migrants étaient elles aussi en quête
de terrain : elles fondent également des quartiers de toutes
pièces, organisent des invasions, s'associent dans l'achat d'un terrain,
etc.
La violence politique
La mémoire collective est au Pérou empreinte
d'un récent passé d'une violence sans nom. Le terrorisme et ce
qu'il a entraîné est toujours un fardeau et les
déplacés semblent ne pas avoir eu de recours. Une mémoire
blessée et un peuple oublié ?
Ils ont dû fuir, parce qu'on a brûlé leur
maison, spolié leurs terres et leurs bétails, en dehors des
enlèvements et meurtres de leurs proches.
Ils ont cherché refuge à la ville et à
Lima. Ou dans des zones plus "tranquilles" des provinces. Quinze ans ou presque
qu'ils sont là, sans terre, sans famille (juste quelques membres), sans
rien. Autant d'années où l'on a rien fait pour eux.
J'ai rencontré un groupe à Lima, qui vivait dans
des conditions plus lamentables que leurs voisins migrants, qui eux avaient
obtenu des aides, quel paradoxe...
Près de Pampas, je suis arrivée dans une partie
d'un village où 3 associations de déplacés demeuraient.
Ils viennent d'autres districts du département et d'Ayacucho. Ce n'est
que très récemment qu'ils ont pris conscience qu'ils pouvaient
s'associer pour réclamer leurs droits (combien de lois, de politiques
d'aide sont sorties et n'ont pas vu leurs applications l) « Nous
étions ignorants ». Une population qui se dévalorise,
parce que personne n'a jamais cherché à les "revaloriser",
à les considérer au-delà de quelques assistances
ponctuelles. Une population qui a souffert et qui reste
marginalisée...
Pour accéder à leurs droits on leur demande des
registres, qu'il faut payer très chers...
« Nous n'avons rien. « Nous sommes tristes,
très mal. « Certains meurent en pourrissant dans leurs maisons.
« Nous n'avons aucun type de travail. Aucunes terres... « On ne peut
pas retourner là-bas, on n'a plus rien. Maintenant, les terrains sont de
la communauté. « Ils profitent du fait que nous ne connaissons pas
la loi... Ce sont des promesses, c'est tout !
*
La mine.
L'exemple de Cobriza, dans la province de Churcampa
--département de Huancavelica- que j'ai évoqué, est bien
d'actualité. Un village "minier" a été crée de
toute pièce sur le versant voisin de celui qui est exploité par
la mine. La situation des miniers est relativement précaire car à
court terme la mine va fermer. Elle n'est plus rentable, tout a
été extrait. A cela s'ajoutent les problèmes de
sécurité. Ils ne rebouchent pas les anciennes galeries : les
miniers seront tentés de retourner extraire des bricoles. Les conditions
agricoles sont très difficiles. Les travailleurs risquent de se diriger
vers les vallées alentours plus clémentes.
J'ai rencontré des familles qui venaient de
là-bas, installées près de Lima : le chef de famille s'en
allait travailler temporairement. Sa femme l'accompagnait de temps en temps. La
vie des miniers était bien différente de celle des habitants du
village originel (San Pedro), sur l'autre versant. La vie de ses habitants est
régie par la mine. Les relations avec les habitants de San Pedro en
étaient affectées, me soulignait une dame. Leurs enfants
n'avaient pas accès au même collège et possibilité.
La question minière est beaucoup plus ample, elle est source de
migration permanente et de reconversion, mais de plus en plus les miniers
s'installent ailleurs avec leur famille, comme à Lima. Un regard sur son
évolution serait à approfondir.
Les migrations vers la Selva semblent aujourd'hui les plus
importantes : quels changements dans cette partie du pays pour demain ? Est-ce
un mouvement provisoire lié aux activités agricoles qui
fonctionnent, ou cela amènera-t-il à des changements
considérables et un essor de ces petites villes... ?
L'émigration vers l'étranger a lieu depuis le
début de « l'exode rural ». Cela est assez surprenant de
s'imaginer ce que représentait un départ d'un petit village des
Andes, sans routes, vers les Etat Unis, par exemple ! Celles-ci continuent vers
l'Europe aujourd'hui...
**
Questions épistémologiques.
Enfin, il s'agit de porter un regard rétrospectif sur
son propre travail. Sur son écriture. Sur son ethnologie. Que
cautionne-t-on ? Que condamne-t-on ? Cette ethnologie a-t-elle un rôle et
quel est-il ?
L'écriture a sa propre créativité et sa
capacité transformatrice. Retranscrire dans son propre langage,
personnel et culturel les mots de l'ailleurs ; formaliser dans des mots des
choses qui ne sont pas dites, qui ne sont pas manifestes... Quelle
réalité et véracité entre ce que l'on observe et
interprète.
C'est aussi une expérience passionnante. Un questionnement
que la seule réflexion ne permettrait pas.
ri
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