B/ Le Maghreb entre le défi de la soif et le
défi alimentaire :
D'après les experts de la banque mondiale, et de
l'ONU, le Maghreb avec quelques 650m3 d'eau par habitant pour l'année
1995 (En 1995, les estimations étaient de 605 m3 en Algérie, 758
m3 au Maroc et 418 m3 en Tunisie), les pays du Maghreb (Algérie, Maroc
et Tunisie) ont déjà franchi le seuil des 1000m3, où se
produisent des pénuries d'eau. Situation qui va largement empirer
à l'avenir puisque, du seul fait du quasi-doublement de la population,
les ressources renouvelables disponibles par habitant vont diminuer d'ici l'an
2025 de plus de moitié par rapport à celles de 1980 : elle se
situeront alors en delà du seuil où se produisent des
pénuries véritablement critiques dans certaines régions
(500 m3). Très probablement, la situation hydrique du Maghreb sera alors
plus tendue qu'elle ne l'est aujourd'hui en Israël. Jouera en effet en ce
sens une double concentration : concentration de la demande sur le littoral
méditerranéen, résultant de celle de la population et des
terres cultivables ; et concentration de l'allocation de la ressource en eau
vers le milieu rural, le Maghreb consacrant déjà plus de 80% de
ses prélèvements d'eau à un secteur agricole qui satisfait
pourtant de moins en moins les besoins des populations. Or, ce défi de
l'eau pourrait bien rester sans réponse, ou du moins, ne pas
connaître de réponse suffisante. Constat qui risque alors de faire
de l'eau un facteur profondément déstabilisant pour des pays qui
n'ont pas les moyens de puiser ailleurs la précieuse ressource. Constat
qui hypothèque aussi très largement l'équilibre
économique et social de la région.
Avec quelques 250 m3 d'eau/an en moyenne, un
Maghrébin dispose de bien moins d'eau que ses voisins Mauritaniens ou
Libyens (De même, rapportés par habitant, les
prélèvements utiles du Maghreb, c'est-à-dire les
prélèvements arrivant effectivement à l'utilisateur, une
fois décomptées les pertes, ne représentaient en 1990 que
les 2/3 de ceux d'Israël ou de Syrie, et moins du tiers de ceux de
l'Europe du Sud (France, Italie, Espagne)). A l'avenir, la situation sera bien
plus tendue encore du fait de deux éléments principaux :
l'ampleur de la demande par rapport à une offre extrêmement
limitée et les une réalité peut-être plus grave
encore, la faiblesse des possibilités d'accroissement du potentiel
hydrique (extrême dépendance du Maghreb vis-à-vis de la
maîtrise de la composante irrégulière, usure des sites de
barrage avec l'envasement des retenues écourtant la durée de la
fonction régulatrice potentielle des réservoirs, caractère
trop tardif et trop limité aujourd'hui des actions de prévention
mises pour retarder -si ce n'est stopper- le comblement fatal des retenues,
encore moins pour le stopper). Compte tenu de la demande, la pression
exercée sur les ressources renouvelables en eau s'aggravera nettement
dans les prochaines années, et attentera doublement à la
sécurité des approvisionnements. Sur le plan qualitatif : la mise
en regard des besoins d'investissements en eau et de l'état des finances
des pays du Maghreb conduit à prévoir un net recul des efforts
d'assainissement, au profit de la production d'eau. Dans le même temps,
il faudra aussi compter sur une régression de l'auto-épuration
des eaux du Maghreb. Or, les eaux usées des collectivités et
industries représentent déjà 9% des ressources
régulières du Maghreb, soit nettement moins qu'en Espagne ou en
Israël (13%), mais tout de même 3 fois plus qu'en Grèce ou en
France. Sur le plan quantitatif aussi : certes, 67% du potentiel
régularisable au Maghreb sont aujourd'hui déjà
prélevés, mais ce chiffre apparaît presque une
panacée lorsqu'on le compare à celui de 2010, celui-ci
dépassant 88% dans l'hypothèse d'un maintien des
prélèvements utiles par habitant à leur
niveau actuel. Or ceci signifie un dépassement du potentiel
régularisable de la Tunisie, et, pour les trois pays, une forte pression
résultant des actions d'aménagement et d'exploitation :
dérivation des eaux régulières en partie non
restituées, alors qu'elles sont déjà peu abondantes, ou
régularisation des eaux de crue par des réservoirs
d'accumulation. D'où des conséquences évidentes :
réduction parfois ample du débit d'étiage des cours d'eau,
notamment en année sèche, et partant, par l'affaiblissement des
capacités d'assimilation des eaux usées retournées
(auto-épuration) ; exploitation intensive, voire sur-exploitation, des
eaux souterraines (risques aigus de tarrissement en Tunisie notamment) ; risque
de déséquilibre profond entre les différentes zones, et
notamment entre le littoral et les régions situées plus en amont.
Aussi, vue la faible marge de manoeuvre des Etats du Maghreb pour tenter
d'enrayer l'ampleur de ces deux phénomènes, il faut s'attendre
pour les prochaines années à une vulnérabilité
accrue aux sécheresses de tous les secteurs utilisateurs d'eau, les
progrès en matière de régularisation étant en
partie neutralisés par l'envasement des réservoirs. Ce à
quoi devrait se conjuguer une délocalisation probable de certaines
activités pour s'adapter aux nouvelles structures de l'offre
d'approvisionnement, ce qui devrait se traduire encore par une littoralisation
accrue.
Certes, l'inadéquation entre les ressources en eau
et les besoins, tant des populations (eau, agro-alimentaire) que de
l'économie (industrie et services), peut être résolue par
la mobilisation de ressources naturelles supplémentaires, ou par le
recours à des ressources non conventionnelles (L'utilisation des eaux
usées traitées, par exemple, est pratiquée depuis
longtemps déjà en Tunisie, les agrumes de la plaine de la Soukra
étant irrigués avec les eaux de la station d'épuration de
La Cherguia depuis le début des années 60). Mais, en toutes
hypothèses, ces solutions se heurteront alors aux faibles
capacités financières des pays du Maghreb. En 1992, les
prélèvements utiles du Maghreb représentaient
déjà une somme de 1,5 milliard de dollars, c'est-à-dire
7,5% des exportations, plus de 20% des dépenses d'enseignement, et 1,6%
du PIB. En termes constants et pour réaliser l'objectif du maintien de
la situation actuelle de prélèvements par habitant, ils devraient
alors s'élever aux environs de 2,2 milliards de dollars en 2010, ce qui
équivaudrait à 11% des exportations, 30% des dépenses
d'enseignement et 2,4% du PIB de 1992. Hypothèse qui se base d'ailleurs
sur un maintien des coûts actuels d'exploitation, alors même qu'ils
ne peuvent qu'augmenter à l'avenir ainsi que sur des capacités
financières dont ces Etats ne disposent pas : les procédés
coûteux, utilisés dans des pays tels que l'Arabie Saoudite pourvus
de disponibilités financières, ne peuvent actuellement être
employés à grande échelle au Maghreb, dont la situation
économique demeure précaire. Vu ce hiatus entre rareté de
la ressource et ampleur de la demande, les politiques hydrauliques du Maghreb
devraient au moins conjuguer une politique incitant à une
rationalisation de la consommation, et un entretien du potentiel existant dans
des conditions d'exploitabilité et d'utilité maximale. Ce dont
ces pays sont encore bien loin. En toute hypothèse, en effet, et quel
que soit le niveau de satisfaction des besoins en eau du Maghreb, la
difficulté majeure à laquelle seront confrontés à
l'avenir les pays du Maghreb consiste dans le passage "de l'eau du Ciel
à l'eau d'Etat", de la manne naturelle au bien périssable. Ce qui
signifie une prise de conscience (traduite dans les faits) à deux
niveaux au moins. A l'échelle de l'Etat et des entités
territoriales, ceci implique que soit instaurée une véritable
politique hydraulique, et donc, une mise en oeuvre effective de ressources
humaines affectées à cette tâche. Au niveau des
consommateurs, ceci impose de toute urgence la mise en place d'une tarification
de l'eau représentative du coût réel (il est d'ailleurs
intéressant de noter à cet égard que l'augmentation rapide
des tarifs de l'eau entre 1984 et 1988 n'a pas suscité de
difficultés majeures, à Tunis tout au moins).
Premier consommateur d'eau au Maghreb, l'agriculture
absorbe à elle seule 80 % environ de la consommation totale d'eau, avec
une nette concentration sur le littoral : les demandes en eau de l'agriculture
y représentent 59% des demandes totales en Algérie, 88% au Maroc
et 90% en Tunisie. Or, l'allocation actuelle des ressources en eau vers
l'agriculture pourrait sans doute être optimisée grâce aux
comblements d'au moins deux lacunes : la négligence concernant le taux
de pertes de l'eau affectée à l'agriculture (très forte
évapotranspiration, absorbant plus de 4/5 des précipitations
annuelles sur le littoral, et pour l'Algérie, par un net recul en
matière d'irrigation), l'absence d'organisation des années de
sécheresses (ce qui conduit à promouvoir la mobilité des
populations et à se priver de facto du facteur irrigation comme
élément stabilisant les populations rurales). Passé encore
sous silence parce qu'il paraît aujourd'hui moins aigu qu'au Proche et au
Moyen-Orient, le problème de l'eau au Maghreb recèle
incontestablement un potentiel déstabilisant par ricochet : il est en
effet clair
que cette question pèsera lourdement sur les finances
de ces pays, déjà rendues exsangues par le poids de la dette et
des nécessaires importations alimentaires. Il n'en est pas moins certain
qu'elle deviendra, en outre, un facteur supplémentaire de limitation des
capacités d'investissement dans des secteurs d'activité plus
productifs (En effet, à raison de 20 à 25.000 $/ha, l'irrigation
de surfaces supplémentaires par les seules finances des Etats du Maghreb
signifie inévitablement éviction de certains secteurs pour ce qui
est des investissements) . Au même titre que la satisfaction des besoins
alimentaires, celle des besoins en eau va ainsi devenir cruciale en termes de
stabilité et de sécurité socio-politique. A la
différence des pays du Proche et du Moyen-Orient, ceux du Maghreb ne
disposent pas de voisins mieux dotés qu'eux en ressources en eau. Si une
"guerre de l'eau" semble donc exclue, une désorganisation accrue de ces
pays, par combinaison du manque d'eau, du manque de biens alimentaires, et de
l'absence d'investissement suffisant dans les secteurs productifs de devises,
pèsera d'autant plus sur la stabilité sociale interne. Dans une
telle situation, il est certes vrai que la quasi-inexistence d'une tarification
de l'eau au Maghreb, si difficile soit-elle à mettre en place,
pèse lourd dans ce gaspillage fatal des ressources. Mais, il n'en reste
pas moins que les trois pays concernés devraient s'interroger sans
tarder sur le caractère non seulement vain de leur recherche de
l'auto-suffisance alimentaire, mais également financièrement et
socialement pesant.
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