Chapitre 2
Emergence de l'agriculture de type Ikigai
Dans le chapitre 2, nous avons mis en évidence le
processus de la construction du Projet Nô-Life entre les acteurs
institutionnels ou organisés. Et à travers cela, nous avons
analysé pourquoi et comment ont émergé dans ce processus,
les éléments représentationnels de l'agriculture de type
Ikigai. Ces éléments s'organisent autour des trois pôles
suivants : qualité de vie ; lien social et territorial ; production
matérielle. Nous avons considéré ces trois pôles
représentationnels de l'agriculture et de la ruralité en tant que
produit de l'hybridation de la relation urbain-rural dans le territoire de la
Ville de Toyota. Cette hybridation résulte à la fois de
l'émigration rurale massive pendant la Haute croissance
économique (1955-1975) et de la généralisation de la
situation de pluriactivité des foyers agricoles locaux. Ces deux
phénomènes, historiquement engendrés par
l'industrialisation et l'urbanisation, ont radicalement bouleversé la
population agricole et rurale depuis ce dernier demi-siècle au Japon.
Puis, le terme « Nô-Life », inventé par
la Municipalité de Toyota, a une connotation nouvelle : concernant la
partie « Nô » designant « agri- » ou « rural
», l'apparition de l'utilisation de cette seule partie est relativement
récente (dans les années 90). « Nô » implique
diverses manières d'aborder l'agriculture et la ruralité en terme
de style de vie tout en tenant compte des aspects non productifs de
l'agriculture et de la ruralité, dits multifonctionnels. Puis, la partie
« Life », provenant du terme anglais, a notamment la connotation
urbaine et post-industrielle du « life style », style de vie comme
étant choisi par les individus.
Construction du Projet
Dans ce processus, nous avons d'abord repéré une
série d'opérations réalisées comme des «
bricolages collectifs » entre des agents locaux appartenant à
différents champs sociaux. Il s'agit d'un ensemble d'opérations
de transcodage entre les principaux agents du monde agricole
(coopérative agricole : CAT ; vulgarisateur : ECV ; groupement de
producteurs professionnels : GASATA ; administrateur départemental
agricole : BDPA ; administrateur municipal agricole : BPA) et des agents du
monde public et civil (agent municipal de la politique du vieillissement : SCI
; représentant local des syndicats ouvriers : CLFS). C'est-à-dire
qu'ils se sont réciproquement instrumentalisés tout en
échangeant leurs propres objectifs et moyens afin d'élaborer
leurs propres actions. Et ces oprérations, par l'intermédiaire du
Bureau de la Politique agricole de la Municipalité de Toyota, ont abouti
à un compromis qui constitue la clef de voûte du Projet
Nô-Life : accord entre la politique agricole locale et celle du
vieillissement autour de la question commune d'Ikigai. L'idée de base de
ce compromis était de relier les mesures pour l'agriculture de type
Ikigai, qui existait déjà dans le monde agricole sous diverses
formes, et celles pour les activités et services pour Ikigai des
personnes âgées, et ainsi de former de nouveaux agriculteurs et
faire face au délabrement de l'agriculture.
Contradiction du Projet
Mais ce compromis impliquait une ambiguïté de
principe basée sur une divergence d'intérêts entre les
agents
de ces deux secteurs, dont notamment les gestionnaires du
Projet : adminisrateur municipal agricole (BPA) et coopérative agricole
(CAT). D'un côté, le BPA essaie de valoriser l'agriculture en
sorte qu'elle soit vouée à l'intérêt public en
s'inscrivant dans l'approche de la multifonctionalité apparue au cours
des années 90 dans le contexte de restructuration après les
Accords du GATT. De l'autre côté, la CAT essaie d'imposer une
norme productiviste pour la réalisation du Projet, qui se reflète
dans le slogan de « gagner un million de yens de revenu agricole annuel
» donné à la formation agricole organisée par le
Centre Nô-Life. Mais en même temps, l'engagement de la part de la
CAT dans le Projet s'avère faible par rapport au BPA en raison de
l'apport économiquement faible de ce projet : la coopérative
agricole japonaise est en réalité un grand organisme financier et
commercial, plutôt qu'une organisation agricole et sociale. Ce qui est
largement du à la situation de pluriactivité
généralisée pendant la Haute croissance.
Selon L. Boltanski, un compromis est un accord impliquant
l'approche du bien commun entre plusieurs mondes différents ayant chacun
sa nécessité de justification. Si le compromis a pour objectif de
résoudre des conflits et de régler des différends en
mobilisant des principes et des objets relevant de ces différents
mondes, toutefois, le compromis doit sa fragilité à cette
divergence d'identités entre les parties en présence, ainsi
qu'à l'impossibilité de mettre en cause ces identités.
Sur la base d'un tel compromis, dans le cas du Projet
Nô-Life, nous avons constaté un rapport de pouvoir
désquilibré dans le dispositif de la mise en oeuvre du Projet,
lié à l'emprise des agents du secteur agricole. Et ce rapport de
pouvoir désquilibré ancre fortement les éléments de
représentation donnés à l'agriculture de type d'Ikigai que
le Projet Nô-Life doit promouvoir : priorité donnée
à la production matérielle avec la reprise du slogan
présenté plus haut. Or ce slogan provient implicitement (que ce
soit inconsciemment ou consciemment) de l'histoire de la modernisation agricole
des années 60 au Japon, dont le référentiel était
le rattrapage de la Haute croissance économique du pays.
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