Conclusion
Pour conclure la présente étude, reprenons nos
questions de départ : à travers le Projet Nô-Life, quelle
dynamique des représentations, des actions et des pratiques sur
l'agriculture et la ruralité constatons-nous ? ; le Projet Nô-Life
peut-il être une solution ou un remède vis-à-vis de la
situation de crise permanente de l'agriculture et de la ruralité au
Japon ? Est-il généralisable ou reste-il un cas local et
particulier ? Afin de répondre à ces questions, rappelons d'abord
les apports de chacun des trois chapitres précédents.
Rappel des analyses
Chapitre 1
Interdépendance socio-politique, rapport de forces, jeu de
représentations dans la Ville de Toyota
Industrialisation dans le territoire de la Ville de Toyota :
crise du marché des cocons des vers à soie, implantation de
l'Automobile Toyota avant la guerre, défaite de l'Empire japonais,
reconstruction sous l'occupation américaine, bonne conjoncture
grâce à la Guerre de Corée, concentration industrielle,
changement du nom de la Ville de Koromo à celle de Toyota, et l'essor
pendant la Haute croissance...
En parcourant une quarantaine d'années
d'évolution de l'industrie automobile dans la Ville de Toyota, nous
constatons que son développement fait partie intégrante de
l'histoire politique et sociale du monde, du Japon et de sa région.
Ainsi, sans l'accumulation antérieure des capitaux par les petits
commerces du Bourg de Koromo et la production paysanne des vers à soie,
puis sans la crise économique ayant fait chuter la distribution des
cocons, cette industrie n'aurait pas pu s'implanter dans le territoire de la
Ville de Toyota dans les années 30. De même, sans
l'impérialisme japonais, la montée en puissance de sa force
militaire, sa défaite, la réforme par l'occupation
américaine et la Guerre de Corée, cette industrie n'aurait pas pu
se relever en s'enracinant dans le territoire de la Ville de Toyota. Ensuite,
la réalisation de son essor économique n'aurait pas non plus
été possible sans pleinement profiter de la Haute croissance
nationale garantie par la paix qui fut le produit de la Guerre froide, ainsi
que par la politique locale de redistribution assurée par la Ville de
Toyota que cette industrie s'est appropriée en accord avec les pouvoirs
locaux.
Finalement, l'histoire du développement de cette
industrie automobile est marquée par une interdépendance complexe
avec plusieurs systèmes et circonstances socio-politiques dans lesquels
elle a toujours stratégiquement joué. Et cette
interdépendance est également synonyme d'un certain rapport de
forces. L'emprise politique de cette industrie tant au niveau de la Ville de
Toyota qu'au niveau du Japon reste toujours incontestable.
Par contre, il a toujours existé un fossé
qu'elle a laissé dans la réalité sociale et locale de la
population et de sa ville. Sur ce point, un responsable de la politique
agricole de la Ville de Toyota a bien insisté sur le fait que, les
problèmes mis en discussion dans la politique municipale de Toyota sont
toujours d'autres domaines que l'industrie, soit les services, soit
l'urbanisme, soit les petits commerces locaux, soit l'agriculture, soit le
bien-être.
Si cet aspect est un des privilèges de cette ville de
ne pas avoir de souci économique grâce à cette industrie,
ce privilège pose toujours d'autres problèmes renvoyant à
l'identité de la Ville. C'est pourquoi, à chaque époque,
les représentations de la Ville constituent implicitement un enjeu
important pour sa politique. « Ville de la voiture » fut le premier
slogan, mais à côté de ce slogan, il y eut mille tentatives
de donner d'autres sens à l'existence de la Ville : «
coopération entre les zones industrielle, commerciale et agricole
», « ville industrielle et culturelle », « lieu de vie
sociale plutôt qu'un simple lieu de production », « ville de
l'eau et du vert » etc. Enfin, évoquons un fait marquant : dans le
contexte de la politique agricole municipale des années 90, le nouveau
slogan formulé par le Plan de 96 « Grande ville rurale (ooinaru
inaka-machi) » a été rejeté suite à une
plainte déposée par des représentants du secteur
industriel, car jugé incohérent par rapport au premier slogan
favorable à l'industrie. Cet épisode montre bien l'existence de
jeux implicites de représentations, impliquant toujours une
interdépendance sociale et un rapport de forces présents dans la
politique de cette Ville. Puis, ces jeux renvoient toujours directement aux
problèmes socio-culturels de sa population. D'où la place
centrale de la question d'Ikigai dans ce jeu identitaire de la Ville.
Monde agricole et rural déchiré, mais avec une
nouvelle dynamique émergeante...
Du côté du monde agricole et rural, depuis la
Réforme agraire, l'agriculture et la ruralité ont beaucoup
évolué afin de se relever de la paupérisation et la
défaite de la guerre. Mais, malgré un « succès »
de la Réforme agraire et de grands efforts fournis par les nouveaux
cultivateurs et les anciens foyers agricoles pour le défrichement,
dès les années 50, face au contexte dominant du « tournant
de l'agriculture » à la sortie de la crise alimentaire et
l'avènement de la Haute croissance économique de 1955 à
1975, la tendance d'évolution a dû céder sa place à
la déprise agricole et ainsi à la situation de
pluriactivité. Depuis lors, l'écart de productivité entre
l'agriculture et les industries n'a pas cessé de croître. Le style
de vie alimentaire des japonais a rapidement changé avec l'import des
excédents agricoles américains ainsi que la campagne nationale
massive pour la « modernisation » de la vie alimentaire japonaise
populaire vers le style occidental, à l'aide de la politique
américaine. Puis, promu par la politique agricole nationale et tout en
s'alimentant largement de ces excédents agricoles américains, le
développement des élevages intensifs et spécialisés
(oeufs, poulets de chair, porcs, lait, boeufs) accompagna ce changement.
Toutefois, comme la possibilité de se lancer dans ce type
d'élevages « modernes » ou d'autres types de
spécialisation (légumes et fruits) était
extrèmement limitée en terme d'investissement et par les
contraintes du marché, la majorité des foyers agricoles ont
recourru à la pluriactivité et à la simplification de
leurs travaux agricoles par la mécanisation et l'utilisation des
intrants chimiques dont la diffusion massive et rapide fut assurée par
les industries mécanique et chimique qui étaient alors en plein
essor.
Puis, dans les années 60, la politique agricole
nationale a prétendu adapter l'agriculture et les agriculteurs à
la réalité des autres industries en pleine croissance. Cette
politique a renforcé d'un côté la tendance vers
l'agrandissement et la spécialisation de la production agricole, de
façon à limiter ses applications à un petit nombre
d'exploitations ou d'entreprises agricoles ou à certaines zones de
productions, de l'autre côté la tendance à la
simplification et la mécanisation des travaux rizicoles via
l'instauration de quelques entreprises agricoles locales à grande
échelle et des remembrements. Cette politique a eu pour effet
d'accélérer la situation de pluriactivité et
l'affaiblissement de la main-d'oeuvre agricole, et surtout de dualiser la
structure agricole entre une minorité de producteurs individuels et
organisés à forte rentabilité et la majorité,
à faible rentabilité, pluriactive dépendante des revenus
non agricoles.
Toutefois, nous avons souligné qu'un type d'agriculture
a eu une place pour se développer tout en résistant à
cette dualité imposée au cours des années 50-70 : comme
par exemple, une cinquantaine de femmes de foyers agricoles pluriactifs qui ont
produit et distribué leurs légumes dans des cantines des ouvriers
de l'Automobile Toyota, en collaboration avec la coopérative agricole et
la coopérative de consommation. Ceci est un indice d'une autre forme
possible de développement agricole et rural, basée sur la
réalité territoriale contenant à la fois les circonstances
urbaine et rurale. Ce type de dynamiques agricoles menées avec la
population rurale, féminine et âgée, sera bientôt
nommé dans le monde agricole « agriculture de type Ikigai » au
cours des années 80. Elle va ensuite faire l'objet d'une promotion dans
la politique agricole locale afin de pallier le fossé de la
modernisation agricole dualiste.
Dans cette évolution, nous trouvons une «
étoffe » de la dynamique actuelle du Projet Nô-Life, qui se
situe en continuité du temps long de l'histoire de la Ville de Toyota.
Autrement dit, dans cette analyse historique de la Ville de Toyota après
1945, nous avons trouvé une « raison » historique,
territoriale et identitaire, pour laquelle la politique locale de
redistribution de la Ville de Toyota a fait le lien entre l'agriculture de type
Ikigai et la question d'Ikigai pour sa population urbaine en vieillissement.
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