Chapitre 3
Typologie des stagiaires et tendances générales de
représentation
Dans le chapitre 3, nous avons analysé les
représentations de l'agriculture et l'« agriculture de type Ikigai
» chez les stagiaires de la formation Nô-Life, à travers leur
participation dans le Projet.
A partir de l'analyse du résultat de l'enquête
par questionnaire, nous avons relevé que la typologie objective des
stagiaires correspond à la fois au contexte contemporain du
vieillissement (70% ont plus de 50ans, sont déjà en retraite ou
proches de la retraite), mais également à la
spécificité historique de la Ville de Toyota : parcours
professionnel en majorité salariale (ouvriers et employés) dans
le secteur industriel ; diverses origines géographiques (moitié
des stagiaires originaires de l'extérieur de la Ville de Toyota) ;
situation généralisée de pluriactivité des foyers
agricoles (un tiers des stagiaires sont des agriculteurs pluriactifs locaux).
Puis, l'expérience agricole prend une importance considérable
parmi ces stagiaires : un tiers étant déjà cultivateurs
d'un terrain agricole de leur foyer natal, ce qui correspond au nombre des
agriculteurs pluriactifs parmi eux ; un tiers ayant cultivé un jardin
potager depuis plus de cinq ans.
Ensuite, nous avons repéré les tendances
générales de représentations de l'agriculture en rapport
avec leur participation dans la formation Nô-Life. Nous avons
relevé les trois niveaux suivants de représentations qui sont
indissociables de la dimension actionnelle des stagiaires : stratégique
; idéal ; réflexif. Le premier, le niveau stratégique, en
se basant sur les divers intérêts à court terme, montre la
dimension de demande instrumentale de la part des stagiaires vis-à-vis
du Projet. A ce niveau-là, nous avons trouvé plus
d'éléments de représentation relevant de la dimension
économique (ex. acquisition de techniques ; obtention de revenus), et
moins des dimensions socio-culturelles. Mais le second, le niveau idéal,
en se basant sur les intérêts à long terme, montre la
dimension du projet de vie des stagiaires. A ce niveau-là, nous avons
trouvé plus d'éléments relevant des dimensions
socio-culturelles (autoconsommation, plaisir, style de vie, sociabilité
etc) et moins de la dimension
économique. Puis, le troisième, le niveau
réflexif, en se basant sur des préoccupations sur la crise
agricole et alimentaire en général, montre la dimension politique
et collective. A ce niveau-là, nous avons trouvé un certain
nombre d'idées articulées telles que : développement de la
production et de la consommation des produits locaux, afin d'améliorer
l'autosuffisance et la sécurité alimentaire ; lien entre la
production agricole avec d'autres thématiques de la vie des citoyens
(cadre de vie, environnement, éducation etc) ; participation citoyenne
dans le domaine agricole. En fait, nous avons trouvé une large
correspondance entre ces visions exprimées par les stagiaires et la
problématique formulée par la politique agricole de la
Municipalité de Toyota depuis les années 90 notamment par leur
Plan décennal de 1996 : intégration des thématiques
globales de l'autosuffisance alimentaire et de la multifonctionalité ;
développement des deux types d'agriculture industriel et ikigai ;
participation citoyenne aux activités agricoles et rurales. Et cette
correspondance se trouve même au niveau des visions pratiques des
stagiaires : souhait de mener une agriculture périurbaine avec une
production de type polyculture à petite échelle et la
distribution des produits à court circuit. Ces trois niveaux de
représentations nous semblent possibles à articuler entre eux,
puis à renforcer au niveau de la mise en pratique.
Dynamique des représentations dans les moments du
Projet
Puis, à partir de l'analyse du résultat de
l'enquête par entretien, nous avons essayé de repérer les
catégories subjectives et les tendances spécifiques des
représentations des stagiaires en rapport avec leurs divers enjeux
personnels. Notre démarche d'analyse était la suivante :
- d'abord, nous avons distingué les cinq niveaux
suivants de représentations correspondant aux moments diachroniques de
la vie des stagiaires dans le Projet Nô-Life, à savoir : 1
trajectoire qui désigne les expériences passées qui
précèdent la participation à la formation Nô-Life ;
2 motivation initiale qui se traduit par l'intention ou l'objectif initial pour
la participation ; 3 changement d'idées montrant comment les stagiaires
ont vécu le Projet ; 4 prise de position de chaque stagiaire, qui est le
reflet de leurs points de vue plus ou moins déterminé de
l'intérieur sur les principes du Projet ; 5 réflexion sur le
devenir du Projet, montrant le point de vue distancié et final sur
l'ensemble du Projet.
- ensuite, sur chacun de ces cinq niveaux, nous avons
tenté de trouver les ressemblances et les dissemblances entre les
éléments de représentation portés par chaque
stagiaire. A partir de là, nous avons repéré les groupes
porteurs de représentations spécifiques, afin d'y voir finalement
les relations de divergence et de convergence au sein des
représentations portées par les stagiaires.
Au niveau de la trajectoire, nous avons pris en compte la
complexité de l'histoire et de la circonstance de la vie de chacun, qui
se base sur une articulation complexe des catégories objectives
(homme/femme ; âge ; lieu d'origine ; foyer agricole ou non) Il s'agit de
comprendre le processus de construction socio-historique de la personne tout en
dépassant nos stéréotypes objectivistes et
réductionnistes.
Nous avons supposé que les influences de la trajectoire
sur l'action des enquêtés sont complexes, mais saisissables dans
les deux sens suivants : soit à construire un nouveau type de vie pour
chacun dans une nouvelle circonstance socio-spatio-temporelle ; soit à
reproduire un type de vie antérieurement connu, mais tout en renouvelant
les expériences passées dans un nouveau type de circonstance
donnée. Ensuite, nous avons construit un modèle de
compréhension de ces influences complexes de trajectoire sur l'action
des enquêtés en terme de « crise (insuffisance) » et de
« stabilité (suffisance) » de leur vie du passé proche
au niveau de deux espèces de capitaux : économique et
socio-culturel. Nous avons ainsi établi les quatre types d'influences de
trajectoire (1 capitaux économique et socio-culturel suffisants ; 2
capital économique suffisant et capital socio-culturel insuffisant ; 3
capital économique insuffisant et capital socio-culturel suffisant ; 4
capital économique et socio-économique insuffisants) supposant
certain nombre d'explications possibles sur la dynamique actuelle des
individus770.
Puis, pour analyser les réponses correspondant à
ces quatres niveaux, nous avons repris le schéma
770 Tout en sachant que ces critères « crise
(insuffisance) » et de « stabilité (suffisance) » n'ont
pas de coupure totale entre eux, mais sont relatifs, et également que la
situation de la vie individuelle est souvent marquée par
l'ambiguïté et la complexité, cette typologie et les
explications ainsi supposées ont constitué un outil de
compréhension de la situation individuelle des enquêtés.
représentationnel de l'agriculture de type Ikigai
établi dans le chapitre précédent. Les trois pôles
constitutifs de ce schéma (qualité de vie, lien social et
territorial, production matérielle) pouvant correspondre aux
éléments de représentation portés par nos
enquêtés, nous permettent ainsi d'éclairer leurs positions.
Et nous avons également comparé ces positions avec celles des
acteurs institutionnels analysées dans le chapitre
précédent, en les confrontant dans dans ce même
schéma.
A partir de l'examen des représentations des
enquêtés sur quatre niveaux (motivation initiale ; changement
d'idées ; prise de position ; réflexion sur le devenir du Projet
Nô-Life), nous avons analysé les positions des
enquêtés en terme de divergence et de convergence.
D'abord, la divergence des positions entre les
enquêtés, est liée aux circonstances individuelles du
présent ou à court terme, qui s'inscrivent dans leurs
trajectoires impliquant les quatres types d'influences expliqués plus
haut. Ces facteurs intérieurs constituent finalement la diversité
des enjeux et des représentations au sein de nos
enquêtés.
Puis, en terme de convergence des positions des
enquêtés, nous avons relevé les points positif et
négatif. Le point positif de convergence réside dans le fait que
la plupart des enquêtés considèrent l'agriculture comme
Ikigai en ayant chez eux divers besoins socio-culturels portant sur le long
terme qui sont associables à la production matérielle.
Le point négatif de convergence réside dans le
fait que la plupart des enquêtés ressentent des contraintes
économiques pour mener une production agricole à but lucratif.
D'où une série de critiques et de mise en doute par les
enquêtés à l'égard de l'orientation productiviste
donnée par le Projet Nô-Life, représentée par
l'objectif de gagner un million de yens de revenu agricole annuel, ainsi que
des activités de formation Nô-Life orientées par cet
objectif. C'est pourquoi les prises de position des enquêtés ont
eu tendance à s'éloigner du pôle de la production
matérielle. Ces deux points de convergence montrent que les
enquêtés sont confrontés au même dilemme : la
difficulté de rendre compatibles leurs besoins économique et
socio-culturels.
D'ailleurs, un certain nombre de réflexions sur le devenir
du Projet Nô-Life nous ont confirmé l'existence de ce dilemme
commun aux enquêtés, et que le Projet Nô-Life lui-même
n'arrive pas encore à résoudre.
Conséquence du compromis institutionnel du Projet
Nô-Life : effet de marginalisation
Puis, nous avons considéré cette situation de
dilemme à laquelle les enquêtés sont confrontés,
comme un effet de marginalisation par le compromis réalisé entre
les agents gestionnaires du Projet Nô-Life. Autrement dit, une
marginalisation des demandes de la part des stagiaires par rapport à
l'offre proposé par le Projet. En effet, ce compromis, comme nous
l'avons relevé dans le chapitre précédent, reflète
fortement une vision productiviste héritée de l'histoire de la
modernisation agricole japonaise. Cette orientation est le reflet du
déséquilibre de situation de représentations, de pratiques
et de pouvoirs dans les relations sociales constitutives de ce compromis entre
les agents gestionnaires et partenaires. Finalement, cet effet de
marginalisation aggrave la fragilité du compromis en risquant de
désangager ou de démotiver ces stagiaires. Cette situation peut
être considérée comme un effet pervers du Projet
Nô-Life, car les protagonistes du Projet ne sont pas les gestionnaires
mais ces stagiaires qui mettront à l'épreuve la
légitimité du Projet.
Propositions critiques et pragmatiques
Suite à ce constat, en guise de réflexion finale
de ce chapitre, nous avons formulé quatre propositions destinées
aux acteurs du Projet Nô-Life en vue de consolider le compromis non
seulement entre les acteurs institutionnels mais entre tous les acteurs du
Projet, en dotant le bien commun constituant ce compromis, qui est
l'agriculture elle-même, d'une nouvelle identite dans le sens de
l'idée de la « cité » de L. Boltanski. Il s'agit d'une
définition alternative de la profession agricole, en l'occurence une
tentative de redéfinition de l'agriculture de type Ikigai dans le
contexte du Projet Nô-Life.
Pour procéder à ces propositions, nous avons repris
des éléments théoriques de la transaction sociale
proposés par M. Mormont ainsi que du transcodage de P. Lascoumes.
L'approche de la transaction sociale proposée par M.
Mormont consiste à supposer une création de nouveaux dispositifs
alternatifs pour la mise en oeuvre politique qui permet aux agents
concernés d'anticiper et de s'engager tout en maintenant leurs
identités et intérêts sur le court terme et le long terme.
Et ceci implique une complète reconsidération de «
l'appareil de règles » du monde professionnel portés par un
ensemble d'agents, non seulement comme structure dominante, mais comme porteur
de cadre stabilisateur de ces anticipations et engagements des agents
concernés en vue de mettre en oeuvre une nouvelle politique publique. Ce
point de vue implique dans notre contexte une redéfinition alternative
de la profession agricole qui est susceptible de dépasser la
définition de l'agriculture de type Ikigai, telle qu'elle a
été faite dans le Projet Nô-Life sur la base du seul
critère économique et réductionniste qui ne tient pas
compte des autres espèces de représentations, à savoir
celles relevant des critères de la qualité de vie et du lien
social et territorial.
L'approche du transcodage de P. Lascoumes consiste à
« rendre gouvernable » une nouvelle identité de l'agriculture
de type Ikigai qui constitue un monde émergeant dans le contexte du
Projet Nô-Life. Ceci au travers d'incessants efforts de concertations et
de traductions réciproques des dispositions des acteurs
concernés, et ainsi de « rééquilibrer »
celles-ci pour un meilleur maintien de ce monde fluctuant et conflictuel.
Sans reprendre les contenus de ces quatre propositions (1
Etablissement de nouveaux cadres de concertation sur la gestion des
activités du Centre Nô-Life ; 2 Modification de l'orientation
globale du Projet Nô-Life ; 3 Ajustement du programme de la formation
Nô-Life ; 4 Etablissement d'une association de stagiaires Nô-Life),
notons que nous avons voulu montrer qu'à travers ces propositions, tout
en remettant en question les défauts du Projet selon notre observation,
il y a des possibilités pour développer durablement une
agriculture alternative dans ce contexte du Projet Nô-Life, avec les
acteurs en place et leurs moyens disponibles, malgré le
déséquilibre de leur situation de représentations, de
pratiques et de pouvoirs.
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