3 Conséquences pour les stagiaires, du compromis
entre les agents gestionnaires
Le compromis basé sur la divergence
d'intérêts entre les agents gestionnaires produisant
l'ambiguïté ou la contradiction de la finalité du Projet
Nô-Life. Quelles conséquences aura-t-il pour les stagiaires ?
Pour répondre à cette question, rappelons-nous
d'abord l'analyse que nous avons effectuée dans la chapitre
précédent sur la relation de compromis établie entre les
acteurs institutionnels au travers du processus de la construction du Projet
Nô-Life.
Compromis précontraint
Ce compromis institutionnel est d'abord le produit d'un
processus historique marqué par une série de bricolages
intersectoriaux qui se sont successivement opérés ces dix
dernières années. Par là, nous pouvons relever une des
caractéristiques de ce processus : la dépendance de celui-ci
vis-à-vis des instruments existants. Le principe du compromis ainsi
établi pour le Projet Nô-Life implique donc nécessairement
une certaine incertitude ou imprévisibilité de son
résultat, de sa finalité voire de sa vertu.
Concrètement parlant, le Projet Nô-Life, ses
gestionnaires et agents partenaires dépendent de ceux qu'ils
intrumentalisent pour la mise en oeuvre du Projet. D'un côté, il
s'agit notamment des réactions de ces agents eux-mêmes qui
s'instrumentalisent, ainsi que de leurs instruments non-humains qui sont
disponibles, de l'autre, des réactions des stagiaires ainsi que de leurs
instruments humains et non-humains qui sont disponibles.
Comme le relève Lévi-Strauss, un tel processus
est caractéristique du bricolage comme étant un processus de
« reconstruction incessante à l'aide des même
matériaux ». Cette remarque est intéressante pour voir
plusieurs actions constructives comme un processus, mais non comme une
série de simples contingences. Ceci, bien que nous nous gardions de
rejoindre totalement le point de vue de Lévi-strauss : comme nous
l'avons déjà dit, aujourd'hui rien qu'en tenant compte de la
mobilité physique, sociale et informative764, il est
très difficile de déterminer réellement (non
théoriquement) la structure invariante des instruments tel que
Lévi-Strauss entend la conceptualiser. Ces éléments
interagissants765qui sont à la fois instrumentalisés
et instrumentalisant, se constituent réciproquement comme «
interlocuteurs » et « bricoleurs »766.
Puis, comme relève encore Lévi-Strauss, chaque
instrument (actant) a sa structure déterminée par ses fins (ou
raison d'existence) antérieures767, et le processus et le
résultat du bricolage sont ainsi précontraints par une telle
structure instrumentale.
Concrètement parlant, le processus de la construction
du Projet Nô-Life et son résultat (sa finalité et sa
vertu), sont précontraints par les structures des acteurs
mobilisés, à savoir leurs identités antérieures
ou
764 D'ailleurs, cette conception semble fortement se baser sur
un présuposé théorique particulier que nous ne rejoignons
pas forcément : celui de l'universalité de l'esprit humain. Une
telle vision ne produit-elle pas la dichotomie absolue entre « la culture
et la nature » sur laquelle se base, en fait, la réflexion de
Lévi-strauss ? Ainsi, dit-il : « Sur l'axe de l'opposition
entre nature et culture, les ensembles dont ils [l'ingénieur et le
bricoleur] se servent sont perceptiblement décalés. En effet, une
des façons au moins dont le signe s'oppose au concept tient à ce
que le second [bricoleur] se veut intégralement transparent à la
réalité, tandis que le premier [ingénieur] accepte, et
même exige, qu'une épaisseur d'humanité soit
incorporée à cette réalité. »
(Lévi-Strauss, 1962 : 34) S'il faut dépasser cette dichotomie
dans notre épistémologie, il suffit de se référer
à la pensée de « Fûdo » de T. Watsuji
(1889-1960), philosophe japonais. Pour lui, la nature telle qu'elle est
conceptualisée de façon à l'opposer à l'être
humain, n'est qu'un produit d' « objectivation » humaine qui est, en
fait, elle-même déjà déterminée par
Fûdo dont la définition possible du terme est une condition
écologique de l'existence humaine (Watsuji, 1979 : 3).
765 Ceci renvoit à la notion d' « actant »,
terme désignant les êtres humains et leurs objets interagissants
dans la société. Depuis que B. Latour a employé ce terme,
certains sociologues francophones préfèrent l'employer comme
terme au lieu d'utiliser les termes habituels comme acteur, agent, individuel.
Cela va ainsi chez Boltanski et Thévenot : « Boltanski et
Thévenot se montrent critique à l'égard de l'usage des
catégories sociologiques habituelles : individus, groupe, classe,
culture, société, etc. L'enjeu essentiel est, pour eux, de se
débarasser de toutes les formes de catégorisation a priori afin
de pouvoir élucider les processus, dynamiques sociales et
opérations cognitives qui sont à l'oeuvre chez les personnes
ordinaires. Pour ce faire, ils se servent notamment du concept d'actant,
d'être, d'état... » (Nachi, 2006 : 49).
766 Pour Lévi-Strauss, la structure instrumentale est
également considérée comme limitant le pouvoir de
l'ingénieur, une fois que celui-ci est obligé d'entrer dans un
rapport de « dialogue » avec son objet (Ibid. 33)
767 Lévi-Strauss, 1962 : 35.
trajectoires, ainsi que leurs ressources disponibles, relations
préétablies voire les circonstances intégrées
à leurs actions.
Ambiguïté du compromis Nô-Life : situation
déséquilibrée
Puis, nous avons mis en évidence les dispositifs
construits pour lancer le Projet Nô-Life au travers d'une série
d'actions et de communications, que nous avons tenté
d'interpréter en terme de la transaction sociale pour désigner le
type de dynamique de la relation sociale entre acteurs dans le processus de la
construction du Projet Nô-Life, ainsi que du transcodage pour
repérer la technique opérée pour la mise en relation des
acteurs institutionnels dans ce processus ; et ensuite du compromis pour
spécifier l'état de la relation sociale ainsi établie
entre ces acteurs.
Et nous avons constaté la présence de
l'idée du bien commun dans ce compromis. Bien commun dont la
signification donnée par les acteurs institutionnels est : agriculture
et ruralité ; les objets du Projet. Cette idée constitua la base
du compromis en supposant d'abord, selon Boltanski, l'impossibilité de
la sortie de crise à laquelle les parties sont confrontées :
crise agricole d'un côté, vieillisement
accéléré de la population de l'autre. Cette relation
implique qu'elle ne se base pas uniquement sur les intérêts
particuliers de chacune des parties, mais sur une idée qui les comprend.
Et cette idée, formulée comme « promotion de l'agriculture
de type Ikigai », implique inévitablement des contraintes relevant
de « grandeurs » de mondes dans lesquels appartient chacun des
parties, à savoir : monde agricole professionnel d'un côté,
monde des services publics locaux du vieillissement.
Puis, comme le définit Thévenot, ce compromis
« cherche à être justifiable » dans son principe en tant
qu'une politique publique dans son application réelle face à
l'épreuve de la vie de ses usagers (stagiaires), et essaie d'atteindre
un « équilibre global ».
Par là, nous pouvons rejoindre l'approche de la
transaction sociale de M. Mormont, qui consiste également à
créer de nouveaux dispositifs alternatifs comme « cadre
stabilisateur » des anticipations des agents concernés, sur
lesquelles se basent leurs identités et intérêts sur le
long terme. Et ceci tout en dépassant les conflits dus aux
intérêts particuliers sur le court terme. Puis, il en est de
même du transcodage de P. Lascoumes, qui consiste à «
équilibrer » les dispositions divergentes des agents.
Ce compromis implique nécessairement une
ambiguïté de son principe dans la mesure où il ne peut pas
mettre en cause les identités des parties. D'où la
présence de : contraintes liées à des grandeurs
incompatibles a priopri, objets hétérognènes relevant de
différents mondes, situation de de représentation et de pouvoir
déséquilibrée. Nous avons ainsi constaté une
situation de pouvoir déséquilibrée entre deux mondes
divergents (monde agricole professionnel et services publics locaux du
vieillissement), marquée par l'emprise réelle de l'ensemble des
agents du monde agricole professionnel, ainsi que par la position ambiguë
du gestionnaire principal du Projet (BPA) coincé entre ces deux mondes
divergents.
Et cette situation de pouvoir se reflète dans les
représentations sociales ancrées dans les positions de ces
acteurs. Du coup, les représentations portant sur la qualité de
vie et le lien social et territorial sont très faiblement
représentées (au sens politique du terme) par rapport à la
forte présence des représentations portant sur la production
matérielle relevant du productivisme agricole hérité de
l'histoire de la modernisation agricole japonaise. Ainsi, les pratiques
établies dans la formation Nô-Life sont également
orientées par cette vision.
Sources de fragilité : effet de marginalisation
Là, nous pouvons nous poser la question de la
fragilité du compromis établi dans le Projet Nô-Life :
cette situation de pouvoir, de représentation et de pratique
déséquilibrée, constitue-t-elle des sources de
fragilité du Projet Nô-Life ?
Nous pouvons répondre à cette question en nous
référant à la réponse que nous avons donné
à la question précédente concernant les positions des
stagiaires vis-à-vis de l'idée de l'agriculture de type Ikigai
telle qu'elle est présentée par le Projet Nô-Life. Ce sont
les stagiaires qui mettent réellement à l'épreuve la
légitimité du
Projet Nô-Life. Autrement dit, le résultat du Projet
(ou la finalité ou la vertu), voire la justification du compromis entre
les agents gestionnaires et partenaires du Projet, dépendent de cette
épreuve.
Reprenons brièvement les constats faits dans notre
réponse précédente. D'abord, la divergence des positions
des enquêtés dépend de la diversité de leurs enjeux
individuels qui sont en grande partie déterminés par leurs
trajectoires tant sur le court terme que sur le long terme. Ensuite, la
convergence des positions des enquêtés se trouve d'abord dans
leurs représentations de l'agriculture de type Ikigai signifiant les
divers besoins socio-culturels portant souvent sur leurs intérêts
sur le long terme ou leurs identités. Et ces besoins exigent souvent
d'être compatibles avec des éléments économiques
relevant de la production matérielle. Ceci pour que les personnes
puissent mieux répondre à ces besoins. Puis, la difficulté
de compatibiliser dans la réalité ces besoins socio-culturels et
économiques, constitue également un point de convergence parmi
ces enquêtés. Ceci notamment face aux contraintes liées
à la production matérielle.
Pourquoi alors la difficulté ? Nous pouvons relever que
celle-ci n'est pas due à la diversité des comportements des
enquêtés, d'autant qu'ils ont en commun une motivation ou un
engagement stable basé sur leurs propres besoins, pour l'agriculture de
type Ikigai qui est l'objet central du Projet Nô-Life. Cette
difficulté est plutôt due à l'orientation productiviste du
Projet ainsi que de sa formation, qui est le reflet du
déséquilibre des représentations sociales ancrées
dans la relation de compromis entre les agents gestionnaires et partenaires.
Finalement, cette orientation constitue elle-même une source de
fragilité, en provoquant souvent des réticences dans l'engagement
des stagiaires ou parfois même démotivant ceux-ci.
Autrement dit, ce compromis déséquilibré
marginalise les stagiaires au niveau des dispositifs de la mise en oeuvre du
Projet Nô-Life. Ce que nous pouvons considérer comme un effet
pervers provoqué par le Projet, car ce sont ces stagiaires, du moins
officiellement, qui sont censés être protagonistes du Projet
Nô-Life.
Cet effet de marginalisation est d'abord relationnel entre les
agents institutionnels (gestionnaires et partenaires) et les usagers
individuels (stagiaires). Mais cette relation sociale ancre à la fois
les dispositifs pratiques et représentationnels du Projet Nô-Life.
Ce qui joue toujours pour reproduire cet effet.
Enfin, ne nous trompons pas, ces stagiaires ne sons pas pour
autant « dominés » dans l'esprit. Au contraire, ne sont-ils
pas de vrais connaisseurs de la cause de cette situation contradictoire ? Nous
l'avons vu, ils relèvent déjà par leur réflexion
certains points faibles du principe du Projet qui touche directement
l'ambiguïté du compromis institutionnel en question. (orientation
mitigée entre l'amateurisme et le professionnalisme, insuffisance
d'enseignements pour l'entretien, méthode trop coûteuse de
l'agriculture conventionnelle qui ne correspond pas à la
réalité, absence d'enseignements pour l'agriculture respectueuse
de l'environnement etc) Et ceci tout en reconnaissant la valeur
générale de l'existence du Projet sur le long terme. Ce qui donne
d'ailleurs une garantie de légitimité au Projet. Autrement dit,
l'agriculture de type Ikigai est, au moins de manière
générale, approuvée comme bien commun de façon
à ne pas mettre en cause les identités des parties au compromis.
Mais ceci à condition de mettre entre paranthèses
l'ambiguïté, le dilemme et la contradiction présents dans la
réalité.
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