L'origine de l'idée centrale du projet : «
`Nô'(l'agriculture ou la ruralité) en tant qu'Ikigai (sens de la
vie) »
L'origine de l'idée centrale du projet, celle de «
`Nô'(l'agriculture ou la ruralité) en tant qu'Ikigai (sens de la
vie) » qui relie le problème du vieillissement à celui de la
ruralité, est-elle plutôt descendante ou ascendante par rapport
à la position des acteurs impliqués dans le processus concret de
la construction du projet ?
Terminologie : « Nô » et « Ikigai »
Avant de répondre à cette question, nous essayons
d'examiner la définition des notions en question : « Nô
» et « Ikigai », dont chacun a des traits spécifiques au
niveau de l'origine, des idées et de l'usage.
« Nô : \u-28750ÒÜ »
L'usage du terme « nô » est relativement
récent et peu habituel dans le langage courant en japonais. En effet,
comme nous l'avons déjà évoqué, le « nô
» ne constitue pas un mot à lui seul, il ne constitue un mot qu'en
combinaison avec « gyô (métier ; affaire) » : «
nôgyô (agriculture) » ; avec « son (village) » :
« nôson (ruralité ; villages ruraux) » ; avec « ka
(personne exerçant un métier ; professionnel » «
nôka (ferme ; agriculteur) » et avec « min (peuple) » :
« nômin (paysan) ».
Donc, le terme « nô » est souvent
utilisé entre parenthèse tel que « `nô' teki na mono
(quelque chose de `nô') » signifiant « quelque chose d'agricole
ou de rural ». Ainsi, Hamaguchi et Sagaza, sociologues japonais, tentent
de définir ce terme en abordant le phénomène du «
teinen kinô (retour à la terre après la retraite) »
qui est un sujet d'actualité très animé par les
médias au Japon ces dernières années678.
D'après Hamaguchi et Sagaza, la signification du «
kinô (retour à la terre) » tel qu'il peut s'observer
aujourd'hui au Japon, ne se limite pas à mener des activités
agricoles comme profession. Ils relèvent que, selon un résultat
d'enquête, la majorité des personnes qui veulent mener une vie
rurale après la retraite ne souhaitent que mener des activités
comme un prolongement du jardinage (tout comme nous l'avons constaté
dans le résultat de l'enquête effectuée par le BPA et le
CLFS auprès des salariés de la Ville de Toyota en
2003)679. Ils donnent comme exemple : la location de terrains de
près de 10 ares chacun pour les cultiver ; la location d'une parcelle de
jardin citoyen. Puis, ils donnent d'autres exemples en dehors du milieu des
retraités : élèves de l'école primaire apprennant
à planter le riz ; établissements pour les soins aux personnes
âgées dépendantes appliquant le jardinage comme
méthode de soin aux personnes âgées ; développement
du tourisme vert etc. Hamaguchi et Sagaza entendent par l'expression de «
s'impliquer dans `nô' (nô to kakawaru) » cette
diversité des manières d'aborder l'agriculture680.
Par ailleurs, d'après la définition de Katsuo
OTSUKA qui a publié en 1997 un ouvrage intitulé «
L'ère de vivre de manière `nô' (nô-teki ni ikiru
jidai) », la « vie de `nô' (nô-teki seikatsu)
», ne signifiant pas la vie agricole ni la vie en milieu rural, cela
siginife « une manière de vivre respectueuse de la nature,
protectrice de l'éco-système, respectueuse de la vie même,
et non artificialisée681 ». Et ceci est «
un style de vie qui, en reconsidérant la destruction de la nature,
la dégradation de l'environnement, l'anthropo-centrisme, le
technocrato-opportunisme et le matérialisme dépendant des valeurs
matérielle et monétaire, accorde de l'importance à la
cohabitation entre la nature et l'homme, la conservation de l'alimentation et
de l'environnement et à la vrai richesse, puis, tente d'introduire le
plus possible les éléments de `nô ' dans la vie
quotidienne682. »
Enfin, Hamaguchi est Sagaza établissent le lien entre
le « nô » et l'idée de la multifonctionalité. La
montée d'une prise de conscience de l'idée de « nô
» parmi la population japonaise relève du fait que « non
seulement les habitants locaux concernés, mais toute la population ont
commencé davantage à comprendre l'impact de la
multifonctionalité de l'agriculture sur elle-même
»683. Selon eux, « nô » est une condition
nécessaire afin que la population puisse bénéficier de la
multifonctionalité. (« c'est à travers nos diverses
implications à `nô ' que nous pouvons bénéficier de
cette multifonctionalité684 ».)
En bref, après ce survol de la réflexion
menée par Hamaguchi et Sagaza, nous pouvons retenir que le `nô'
est un terme récemment employé au Japon afin de redéfinir
l'agriculture et la ruralité, dans une dimension de la relation entre la
multifonctionalité de celles-ci et toute la population.
678 D'ailleurs, le « teinen kinô » est un terme
inventé par un journaliste dans la revue « gendai nôgyô
(agriculture
contemporaine) » en 1998. Depuis lors, ce terme fut
rapidement diffusé dans les médias japonais et reconnu comme
terme courant
pour désignier le fait que les retraités
salariés commencent à mener des activités agricoles ou
à s'installer en milieu rural pour
passer leur vie à la retraite (Hamaguchi, Sagaza , 1994 :
p.95)
679 Ibid.: p.95.
680 Ibid. : p.95-96
681 Otsuka (1997) cité par Hamaguchi et Sagaza, Ibid. :
p.109
682 Ibid.
683 Ibid : p.108.
684 Ibid.
« Ikigai : \u29983ßæ#172; »
Le terme d'Ikigai signifie litéralement le « sens
de la vie » ou la « valeur de la vie ». Etant un terme courant
dans la langue japonaise, ce terme implique diverses interprétations en
sciences sociales, et peut éventuellement provoquer des débats
épistémologique pour sa définition. Sans entrer dans les
détails dans ces débats, nous allons essayer de clarifier les
contours de sa définition en se référant à deux
auteurs japonais qui ont mené des réflexions sur cette notion
d'Ikigai.
Ikigai en sociologie
D'abord, le sociologue Hamaguchi (le même auteur que
celui que nous avons vu plus haut) relève les trois conditions pour la
réalisation d'Ikigai dans la société contemporaine et
quatre variantes de cette réalisation, dans son ouvrage intitulé
« Ikigai sagashi : taishû chôju shakai no jilenma
(Recherche d'Ikigai : dilemme de l'ère de la longévité de
masse) ».
Les trois conditions pour la rélisation d'Ikigai sont
déterminées par les facteurs objectifs et subjectifs (voir le
tableau ci-dessous)
Tableau : conditions
d'Ikigai685
Conditions objectives Conditions subjectives
Première condition
|
Manque : maladie, pauvreté ignorance, contrainte
|
Insatisfaction : solitude, souci, futilité,
inertie
|
Deuxième condition
|
Suffisance
|
Satisfaction
|
Troisième condition
|
Abondance : santé, richesse, culture,
liberté
|
Volonté : création,
service, réalisation de soi,
accomplissement, spotanéité, plénitude
|
La première condition d'Ikigai est la « sortie
du malheur » consistant notamment à surmonter le manque ou
l'insatifaction686. En réalité, il s'agit d'une
réalisation appropriée de l'élevation de la
productivité et de l'établissement du système de la
sécurité sociale.
La deuxième condition est le « maintien de la
stabilité » consistant à la tentative incessante du
développement sans se satisfaire de l'état
présent687.
La troisième condition est la « réalisation de
la possibilité plus grande » comme l'innovation dans les styles de
vie et des modes de pensée688. Il s'agit de
l'amélioration de la qualité de vie.
Puis, ce qui caractèrise Ikigai dans la
société contemporaine est la variabilité selon les couches
sociales, l'âge, la composition familiale, la profession et le sexe
etc689. Hamaguchi distingue la forme d'Ikigai dans la
société contemporaine, de celle dans la société
traditionelle. Dans la société traditionnelle, Ikigai ne peut pas
être choisi, et il est déterminé par le statut
(féodal) de la personne dès la naissance tels que paysan et fils
de samourai etc690. Dans une telle société où
les gens n'envient pas les autres, Ikigai est invariant et
prédéterminé selon les statuts sociaux.
Dans la société contemporaine, Ikigai est
marqué par le choix de style de vie et par la mobilité, ce qui
fait sa variabilité691. Et l'écart entre individus
s'agrandit en fonction des compétences et des chances, et les gens
685 AOI, K. (1970), Seikatsu kôzô no riron
(Théorie de la structure de la vie), Yûikaku : p.69,
cité par Hamaguchi, 1999 : p 235.
686 Hamaguchi, 1999 : p.235
687 Ibid.
688 Ibid.
689 Ibid. : p.236.
690 Ibid.
691 Ibid.
s'envient de plus en plus les uns les autres. Dans une telle
société, il y a plus de risques, car les gens peuvent mettre en
question le sens de la richesse, et ainsi la perdre. La réponse que
l'individu donne à cette question détermine son style de vie, ce
qui déterminera finalement son Ikigai.
Ensuite, Hamaguchi présente quatre variantes de la
réalisation d'Ikigai dans la société contemporaine.
Concernant ces variantes, il donne les quatre facteurs suivants : direction de
l'action orientée vers l'intérieur (valeur de la satisfaction) ;
direction de l'action orientée vers l'extéiruer (valeur de la
contribution) ; sentiment (kibun) ; foi (shinen)692. Voici les
quatres types de la réalisation d'Ikigai dans le tableau ci-dessous.
Tableau : quatre types de l'expérience
d'Ikigai693
Direction
|
|
Valeur de la satisfaction
|
Valeur de la contribution
|
Psychologie
|
Sentiment
|
Type I
|
Type II
|
Foi
|
Type II
|
Type IV
|
Le type I consiste à la satisfaction dans la vie
privée694. Un grand nombre de personnes correspondent
à ce type. Le type II consiste à déployer la
compétence individuelle dans le travail (ou le ménage) afin de se
mettre en valeur pour soi-même695. Le type III correspond aux
personnes qui mènent leur vie de manière indépendante des
appréciations faites par les autres (comme une vie purement
spéculative ou conservatrice)696. Le type IV consiste
à s'orienter vers l'avenir ou le progrès avec des objecifs
ambitieux de vie. Et les gens combinent ainsi quelques unes de ces quatres
variantes pour leurs expériences d'Ikigai697.
Enfin, Hamaguchi relève que l'argumentation sur Ikigai
grandissante dans la société japonaise est le reflet du dilemme
de la population entre le bonheur et le malheur qu'elle a vécus dans la
société contemporaine. Et la recherche d'Ikigai consiste à
se poser la question sur le sens de la vie.
Cette conceptualisation sociologique d'Ikigai apportée
par Hamaguchi montre bien l'idée qu'implique la notion d'Ikigai dans la
société moderne et contemporaine. Dans son approche, le terme
d'Ikigai est d'abord marqué par le stade post-industriel où la
société contemporaine (japonaise) est centrée sur le choix
du style de vie et l'amélioration de la qualité de vie, à
condition de passer les deux stades antérieurs (sortie du malheur,
maintien de la stabilité).
Nous pouvons mettre en parallèle l'approche de
Hamaguchi et l'approche de la SCI qui, tout en reconnaissant l'importance de la
subjectivité jouant sur les critères d'Ikigai, définissait
les types des mesures pour la création d'Ikigai des personnes
âgées par l'éducation permanente (apprentisage), la
contribution sociale (participation) et le travail (production). Les quatres
variantes de l'expérience d'Ikigai montrées par Hamaguchi
semblent avoir notamment des points communs avec les types II et IV dont le
facteur est la « direction de l'action orientée vers
l'extérieur ».
Ikigai en anthropologie
Ensuite, nous allons voir brièvement une
réflexion critique sur la notion d'Ikigai menée par le
célèbre anthropologue japonais Tadao UMESAO. Tout en
reconnaissant avoir contribué à « produire la mode du
débat sur Ikigai » vers la fin des années 60 dans les
médias japonais, il mena une réflexion critique sur le fondement
épistémologique des débats sur la notion d'Ikigai tel
qu'ils étaient menés à cette époque au Japon, dans
une conférence qu'il a donnée en 1970698.
692 Ibid. : p.238
693 Ibid. : p.239.
694 Ibid. : p.238.
695 Ibid.
696 Ibid. : p.239
697 Ibid.
698 Umesao, 1985 : p.87
En fait, il relève deux approches extrèmes pour
l'argumentation sur Ikigai, lesquelles sont dangereuses, car porteuses de l'
« irresponsabilité » vis-à-vis de l'accumulation future
des résulats de la recherche d'Ikigai699.
D'une part, il y a la tendance ultra-subjectiviste et
relativiste qui prétend accorder la valeur absolue à l'aspect
mental d'Ikigai. Selon lui, cette approche est inconvéniente pour
aborder Ikigai comme problème de l'être-humain constituant une
existence totale dotée du corps et de l'esprit ou, comme problème
du mode de vie des individus dans la société
réelle700. Si on refoule tous les facteurs
déterminants d'Ikigai à la satisfaction mentale ou à la
subjectivité, cela peut être tout et n'importe quoi au
détriment de la situation objective.
D'autre part, il y a la tendance ultra-structuraliste qui accorde
la valeur absolue à l'utilité de la vie (utilitarisme) ou
à la production matérielle (productivisme industriel ou
agricole).
Pour expliquer ceci, Umesao évoque, par exemple,
qu'à l'époque féodale au Japon, les samouraï avaient
tous « shini gai (sens de la mort) » pour mener leurs batailles, ce
qui constitue l'inverse d' « Ikigai (sens de la vie) »701.
Ils se battaient pour ensuite avoir une récompense (fief) de la part de
leur seigneur après. Et la mort d'un samouraï sur un champ de
bataille avait une grande valeur, et permettait à ses fils de recevoir
la plus grande récompense comme l'accession à un statut plus
supérieur. Dans le monde contemporain, il évoque le contexte
où les entreprises japonaises veulent augmenter la motivation de leurs
salariés par le biais de l'idée d'Ikigai702. Le fait
de se motiver pour le travail et le fait de trouver Ikigai dans ce travail sont
très proches selon Umesao. Cette logique où une organisation
organise les individus en leur distribuant une série d'objectifs
différents, risque de mener la société jusqu'à une
sorte de système totalitaire de fait703.
Et le productivisme relève non seulement de
l'industrialisme japonais, mais également de l'agriculture comme dans
l'idéologie agrarienne (Nôhon shugi) apparue lors du régime
totalitaire qui revendiqua que le fondement de l'Etat résidait dans
l'agriculture704. Il avertit notamment du danger écologique
que ce type de pensées risque de provoquer en donnant de nombreux
exemples.
Umesao qualifie ces deux types d'approches constitutives des
débats sur Ikigai de « hiérarchisation des objectifs de la
vie (jinsei no mokuteki taikeika) ». Pour Umesao, ces approches viennent
donner un objectif à ce qui n'a pas d'objectif en soi, par exemple la
famille705.
Enfin, en défendant la nécessité de
sortir de ce type de pensée, il nous propose de passer à la
pensée de Lao-Tseu (taoisme) qui dépasse totalement de ce type
d'approches, en rejetant l'idée de devoir être utile dans la
société ou de devoir achever un objectif dans la vie...
Sans entrer dans les débats profonds sur la
définition d'Ikigai, il est intéressant de retenir la critique
d'Umesao sur la dichotomie constituant une sorte de continuum («
hierarchisation des objectifs »), qu'implique la pensée d'Ikigai.
Car, dans le contexte du Projet Nô-Life, nous pouvons mettre en
parallèle les deux extrémités de l'approche d'Ikigai
relevées par Umesao, le subjectivisme (mental) et le structuralisme
(utilitarisme ou productivisme), appraissent d'un côté sous la
forme d'une recherche de l'intérêt général mettant
l'accent sur la satifsaction individuelle (ou la santé mentale), d'un
autre côté sous la forme de la recherche de l'intérêt
des acteurs du secteur agricole. Ce qui constitue l'ambivalence ou la
contradiction interne de la définition de l'agriculture de type Ikigai
dans le Projet Nô-Life.
« Nô -Life »
699 Ibid. : .p.84-88
700 Ibid. : p.74-78.
701 Ibid. : p.66-74
702 Ibid. : p.81-84.
703 Ibid. Là, nous pouvons évoquer le régime
totalitaire japonais qui permettait aux soldats de faire Kamikaze lors de la
guerre pacifique...
704 Ibid. : p. 128-13 3 Pour Umesao, l'industrialisme japonais
qui donne la plus grande valeur à la production matérielle est
également une pensée « réactionnaire
(handô) » due à la situation de la société
post-industrielle où la valeur centrale est de plus en
plus accordée à l'information, plutôt qu'aux
produits industriels.
705 Cela renvoie à la notion de la sociologie allemande
« Gemeinschaft » comme les organisations humaines qui existent
naturellement dans la société, par opposition
à la « Geselleschaft » déterminé par les
objectifs artificiels (Ibid. : p.301-302)
Quant au terme « Nô-Life » qui est
inventé par la Municipalité de Toyota pour monter le Projet
Nô-Life, nous pouvons supposer que la partie de `nô' a
été reprise dans le sens du terme que nous avons
étudié plus haut, c'est-à-dire les éléments
de l'agriculture et la ruralité impliquant les diverses manières
d'établir des rapports entre la population et ces
éléments. Puis, la définition de Otsuka qui établit
le rapport entre la réalisation de la multifonctionalité et le
`nô' a également un trait commun avec le contexte du Projet
Nô-Life : le Plan de 96 était avant tout marqué par
l'idée de la multifonctionalité. Et l'agriculture de type
d'Ikigai était considérée comme un moyen de la
réalisation de la multifonctionalité.
Puis, la partie de « Life » semble être
liée au terme de « Life style » qui évoque la
caractéristique donnée par Hamaguchi sur Ikigai dans la
société contemporaine. Ce terme implique également
l'importance du choix individuel comme déterminant de ce Life
style (style de vie)
Enfin, à partir de ces analyses, nous pouvons supposer
la nuance que le terme « Nô-Life » implique dans l'idée
: les individus s'impliquent de diverses manières dans l'agriculture et
la ruralité tout en choissisant leur style de vie individuel.
Généalogie de l'idée de l'agriculture de
type Ikigai
Revenons sur le contexte de la construction du Projet
Nô-Life. Nous allons maintenant tenter de rechercher l'origine de
l'idée de l'agriculture de type Ikigai au sein des acteurs
concernés.
Racine agricole et rurale
Dans le milieu agricole et rural, nous pouvons trouver des formes
initiales de l'agriculture de type Ikigai en remontant à la
période bien antérieure à l'établissement du Plan
de 96.
Sur ce point, nous avons interrogé Monsieur O qui est
ingénieur retraité de l'Institut Départemental de la
Recherche Agronomique (IDRA), et actuellement invité comme enseignant
dans la formation Nô-Life. Il a commencé sa carrière en
tant que conseiller agricole pendant trois ans dans la coopérative
agricole d'Inabu706. Il a ensuite été conseiller
agricole dans un Centre pour l'Amélioration et la Vulgarisation agricole
(ECV) dans le département d'Aichi. Puis, après avoir passé
un coucours national pour devenir ingénieur spécialisé
dans la production du riz, il est devenu ingénieur agricole dans l'IDRA
qui dirige les conseillers agricoles au sein des Centres pour
l'Amélioration et la Vulgarisation situés dans le
département d'Aichi. Il a pris sa retraite à l'âge de 60
ans en 1997. Ainsi, il a travaillé au total pendant 40 ans comme
conseiller et ingénieur agricole dans le département d'Aichi.
Il nous a expliqué que dans un projet qu'il a
dirigé dans le cadre d'un projet qu'il a dirigé dans le cadre
d'un projet d'un ECV de la Ville d'Anjô707 à la fin des
années 80, les deux types d'agriculture : industriel et ikigai
étaient déjà définis. La thématique
principale de ce projet était de créer une « agriculture
qui peut payer le salaire (hôshû no shiharaeru
nôgyô) ». A cet effet, dans un Plan fondamental de l'ECV,
il a divisé les zones agricoles situées dans le territoire
concerné, en ces deux type d'agriculture, par le critère de la
rentabilité potentielle.
Concernant l'agriculture de type industriel, la
thématique était notamment de payer suffisamment de salaire au
partenaire du gestionnaire de l'exploitation, c'est-à-dire
l'épouse. Le montant du salaire visé pour un partenaire que
Monsieur O nous a donné, était de 150 000 - 200 000 yens (environ
1000 - 1333 euros) par mois. Par contre, la catégorie de la population
agricole ciblée pour l'agriculture de type d'Ikigai était bien
les femmes et les personnes âgées au sein des foyers agricoles
pluriactifs. Le montant de revenu varie selon les cas, mais il était au
minimum de 800 000 - 1 000 000 yens (environ 5333 - 6666 euros) par an. Ceci,
d'après l'expression de Monsieur O, en sorte que les personnes
âgées « puissent offrir de l'argent de poche à
leurs petits enfants ». Derrière ce projet, il y avait
également un contexte où la revendication de la participation
sociale des femmes était grandissante. Ce projet a connu un grand
succès si bien que plus tard le « modèle
d'Anjô » fut diffusé dans
706 Inabu est un village situé dans la zone de moyenne
montagne ayant fusionné avec la Ville de Toyota en 2005.
707 La ville d'Anjô est une région agricole en
plaine située au Sud-est de Toyota.
tout le Japon plus tard. « Pour cette
époque-là, dit Monsieur O, ça a vraiment fait
date ».
Nous pouvons situer cette histoire de Monsieur O dans la
continuité avec le contexte du Projet Nô-Life. D'abord, nous
pouvons la mettre en parallèle avec l'expérience du «
Marché du mardi soir » que Monsieur S a connu depuis le
début des années 80 dans la Coopérative agricole de
Matsudaira située dans une zone de moyenne montagne. L'objectif
était également de permettre aux femmes et aux personnes
âgées des foyers agricoles pluriactifs de gagner un revenu
agricole708.
Donc, dans les années 80, l'idée de
l'agriculture de type Ikigai était déjà bien
présente dans les actions menées par les agents du secteur
agricole afin de développer la production agricole par les femmes et les
personnes âgées des foyers agricoles qui étaient marginaux
par rapport aux exploitations professionnelles. Puis, il faut remarquer que,
dans ces deux tentatives, l'importance était bien accordée au but
lucratif de la production agricole. Et la valeur d'Ikigai était
présente dans le sens où elle sert à motiver cette
population à bien mener leur production agricole.
Le concept de « Second Life Academy » que Monsieur S
a proposé plus tard pour le Plan de 96, était également
adressé aux personnes des foyers agricoles pluriactifs (dans
l'idée de Monsieur S), mais cette fois-ci, les retraités
salariés, à savoir les hommes.
Nous pouvons ensuite remarquer que l'objectif du montant de
revenu agricole annuel fixé par le Projet Nô-Life pour les
stagiaires est le même montant que celui qui était fixé
dans le projet que Monsieur O avait dirigé à Anjô : environ
100 000 yens (6666 euros). Est-ce une coincidence ? Nous n'avons pas
posé cette question aux acteurs, mais nous pouvons constater un trait
commun entre le Projet Nô-Life et ces approches historiquement
menées par les agents du secteur agricole. De ce point de vue, nous
pouvons considérer que l'agriculture de type Ikigai telle qu'elle est
conçue par le Projet Nô-Life se situe dans la même ligne que
la politique de la modernisation agricole, dans le sens où le seul
critère de la productivité (rentablilité) détermine
le type de production agricole.
Il faut admettre que, si nous pouvons entendre la « crise
» agricole par la stagnation de la production agricole due au
problème de la surproduction (réduction de la surface rizicole),
et à l'avancement du phénomène de la pluriactivité
dans les territoires de la Ville de Toyota ou de la Ville d'Anjô, les
tentatives du développement de l'agriculture de type Ikigai venaient
compléter la politique de la modernisation productiviste qui
s'avérait en partie défaillante, plutôt que pour la mettre
en cause ou la changer. Et le terme d'Ikigai semble avoir bien
été efficace pour engendrer cette politique aussi bien du
côté des agents (une valeur morale et productiviste) que du
côté des producteurs cibles (motivation).
Cependant, il ne faut pas oublier que, du côté
des producteurs cibles (foyers agricoles pluriactis à faible
productivité), nous avons supposé trois éléments
qui pouvaient également être facteurs de leurs actions : besoin
d'autonomie socio-économique ; motivation pour continuer la production
agricole ; maintien de l'identité professionnelle en tant que Nôka
(agriculteurs / agricultrice ou foyer agricole). (voir la partie de l'acteur
3)
Enfin, la politique de l'agriculture de type Ikigai s'est
ainsi effectuée donc par l'interaction entre les agents du secteur
agricole (ECV, CAT) et les producteurs cibles. Et l'idée de
l'agriculture d'Ikigai a pu se constituer dans ce jeu d'interaction, un outil
symbolique très subtil et efficace pour gérer une situation
d'incertitude du secteur agricole ou une crise agricole. Ceci tout en
permettant à la politique de la modernisation agricole antérieure
de réparer sa « panne » constituant la cause de l'incertitude
ou la crise, et de se rejustifier ainsi pour pouvoir poursuivre une politique
de même nature qu'avant.
Racine urbaine
Du côté du milieu urbain, comme nous l'avons vu,
le terme d'Ikigai était déjà en vogue dans les
médias japonais dès la fin des années 60 : époque
de la haute croissance économique où commençait à
grandir l'interrogation sur l'amélioration de la qualité de vie
des salariés ou sur la motivation pour le travail.
708 Dans le cas du Marché du mardi soir, l'activité
suscitée était la vente directe des produits du terroir.
Ikigai dans le milieu syndical japonais des années 70
Pour mieux appréhender le contexte social où le
terme Ikigai prenait un sens particulier dans son usage, nous pouvons
évoquer que ce terme était massivement employé dans le
milieu syndical japonais dès les années 70. Citons le
célèbre reportage de Satoshi KAMATA qui nous le confirme. Ce
reportage, intitulé « Jidôsha zetsubôkôjô
(Usine automobile du désespoir) » a decrit, en se basant sur sa
propre expérience d'ouvrier saisonnier de 1972 à 1973 dans une
usine de l'Automobile Toyota dans la ville de Toyota, la réalité
des conditions du travail et la vie des ouvriers des usines de l'Automobile
Toyota709.
Dans ce reportage, Kamata cite une annonce publiée dans
« Shûkan toyota (Toyota hebdomadaire) » qu'il a trouvé
par lui-même le 9 octobre 1972 dans l'usine où il était
employé710. Cette annonce montre, dans le contexte du
mouvement de la réunification des syndicats ouvriers du secteur
automobile dans la « Fédération générale
automobile (Jidôsha sôren) » en 1972, le slogan de cette
Fédération, qui était le suivant « Par
l'établissement d'une organisation sectorielle, réalisons une
société de providence où sont présents Ikigai et le
Sens du travail (hataraki gai) (sangyô betu soshiki wo kakuritsu si,
hatarakigai ikigai no aru fukushi shakai no jitsugen wo hakarô)
»71 1 . Puis, quatre « bases de mouvement (undô no
kichô) » et deux « principes des activités
concrètes (gutaiteki katsudô hôshin) » sont
présentés de la manière suivante :
« Bases de mouvement » : a. Réalisation
de la société de providence ; b. Recherche du Sens du travail
(hatarakigai) et Ikigai ; c. Etablissement d'une organisation sectorielle
puissante ; d. Démocratisation de l'industrie.
« Principes des activités concrètes »
: a. Elevation du niveau de vie ; b. Renforcement des activités pour la
politique industrielle712
La politique des syndicats ouvriers de Toyota et de la
Fédération générale automobile était
marquée par sa position de « Coopération
(kyôchô) » et non par la lutte de classe. Pour eux, la
relation employeur-employé était officiellement
considérée comme « une relation humaine
»713. Ainsi, la grève n'a été
effectuée qu'une seule fois (en 1949) jusqu'à nos jours par les
syndicats de l'Automobile Toyota. Plus tard, la Fédération
générale automobile jouera un rôle central pour
créer Rengô en 1989.
Selon la description de Kamata, à l'époque
où il était employé, le syndicat ouvrier de Toyota mettait
de plus en plus l'accent dans sa revendication sur la « restauration
d'Ikigai » par le biais de l'augmentation du loisir des employés,
au lieu de mettre en cause le problème du travail même, comme le
mode de production et les conditions de travail714.
A partir de cette illustration, nous avons pu constater un
mode d'emploi du terme Ikigai qui sert d'outil symbolique bien efficace pour
une meilleure intégration du salariat dans l'entreprise japonaise. Et
ceci sans remettre en cause le productivisme capitaliste. De là, nous
pouvons également comprendre le contexte sur lequel Umesao basait sa
critique de la notion d'Ikigai.
Ikigai et politique du vieillissement
Puis, dans la politique à l'égard du
vieillissement de la population, la Municipalité de Toyota a
formulé en 1989 comme ci-après dans son plan intitulé
« Perspective pour une société longévitale de la
Ville de Toyota (Toyota-shi Chôju Shakai Kihon Kôsô) » :
« Viser une société de coexistence où (...), tout
le monde devient autonome et peut partager le plaisir de vivre
».(voir la partie de l'acteur 2) Et en 1993, elle a employé le
terme
709 Kamata, 1983. Cet ouvrage a été traduit en
français par Jean-Louis FOLGOET comme Toyota : l'Unine du
désespoire. Journal
d'un ouvrier saisonnier (1976), Les éditions
ouvrières.
710 Kamata, 1983 : p.77-78.
711 Ibid.
712 Ibid.
713 Ibid. : p.253
714 Ibid. : p.171; 223.
Ikigai ainsi : « Une société de
coexistence qui nous permet de maintenir une vie sociale et d'avoir Ikigai
même si l'on devient grabataire. » (idem)
L'idée pour cette formulation est basée sur le
renforcement de l'autonomie et le maintien du lien social face aux risques du
vieillissement comme la dépendance et l'isolement.
La mise en relation de cette idée avec les
éléments de `nô' était progressivement apparue par
des pratiques fragmentaires comme le succès des jardins familiaux. Et la
proposition de Monsieur S de « Second Life Academy » pour le Plan de
96 a fait date dans le sens où il a établit le lien entre la
thématique du vieillissement de la population et celle de la crise
agricole (foyers agricoles pluriactifs de plus en plus âgés).
Ainsi, le Plan de 96 accorda une nouvelle valeur aux thématiques de la
politique agricole (développement agricole et conservation des terrains
agricoles) : « Ikigai - loisir (Ikigai - Yoka) : lieux de
l'éducation sociale ; lieux d'Ikigai et de maintien de la santé
des personnes âgées ; offrir des lieux d'activités de
loisirs des citoyens pour un développement urbain
équilibré ».
La politique d'Ikigai pour les personnes âgées et la
politique agricole se sont ainsi croisées sous la forme de l'idée
de l'agriculture de type Ikigai.
Nous pouvons d'abord considérer, comme il a
déjà été dit plus haut, cette hybridation
d'idées comme l'oeuvre d'un brilolage effectué par des agents de
la politique publique locale basée sur sa situation locale et
concrète (voir plus haut la partie de « Elaboration de l'ensemble
des actions concrètes pour la construction du Projet Nô-Life
»). Dans ce sens-là, nous ne pouvons pas parler de cette politique
en terme de l'imposition directe d'une politique quelconque d'en haut.
Cependant, cette oeuvre politique est également le
fruit d'une série de transactions effectuées entre agents de
différents champs sociaux à base territoriale. Nous n'allons pas
répéter ici tous les agents qui étaient impliqués
dans le processus de la construction du Projet Nô-Life. (voir
également plus haut la même partie)
Concernant le Projet Nô-Life, nous avons constaté
qu'une idée constitutive du Projet Nô-Life (production avec but
lucatif à l'aide d'une motivation d'Ikigai) s'enracine dans la politique
historique des agents du secteur agricole. Dans ce sens, le Projet
Nô-Life assume indirectement un poids de l'idée productiviste
provenant de la politique de la modernisation agricole.
De ce fait, nous pouvons comprendre pourquoi, dans le document
final définissant la forme et le contenu du Projet Nô-Life dans le
cadre des politiques des Zones spéciales (nous l'avons
étudié dans la partie de l'acteur 1), le mot de la
multifonctionalité était carrément disparu en mettant
fortement l'accent sur l' « effet économique » 715 du Projet
Nô-Life indicant l'objectif donné aux stagiaires de dégager
un million de revenu agricole annuel.
En tenant compte de ce poids, les trois éléments
constitutifs de l'agriculture de type Ikigai que nous avons illustré
dans un schéma plus haut (Qualité de vie ; Lien social et
territorial ; Production matérielle) pourront-elles être
compatibles non seulement aux yeux des agents gestionnaires du Projet ou
concernés, mais également à l'épreuve des divers
intérêts des stagiaires de la formation Nô-Life ? Telle sera
notre question centrale du Chapitre 3...
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