Transformations des représentations de
l'agriculture et de la ruralité
Y-a-t-il eu, ces dix dernières années, des
transformations des représentations de l'agriculture et de la
ruralité dans le contexte de la construction du Projet Nô-Life,
dont notamment le vieillissement de la population urbaine et rurale ?
Pour répondre à cette question, nous allons
tenter de simplifier dans un tableau de synthèse les
représentations des sept acteurs que nous venons d'étudier (ce
tableau se trouve à la page suivante). Pour établir ce tableau
nous avons retenu quatre éléments constitutifs des
représentations : contextualisation (constat de la situation) ;
problématisation (problèmes et solutions) ; intention
(motivation) ; intérêt.
Ensuite, nous pouvons distinguer les trois groupes suivants
catégorisant les sept acteurs étudiés : 1 Service public
agricole (BPA, BDPA) ; 2 Secteur agricole (CAT, ECV, GASATA) ; 3 Public en
général (SCI, CLFS) Ces trois groupes montrent trois types
distincts d'évolution des représentations de l'agriculture et de
la ruralité.
1 Service public agricole Contexte de la
restructuration
D'abord, concernant les acteurs du service public agricole,
les accords du GATT eurent une influence décisive de manière
à imposer d'en haut les décisions de la politique internationale
sur le commerce des produits agricoles aux politiques nationale et locale.
Parmi ces accords, la « catégorie verte » dans le cadre du
Soutien interne semble importante dans la mesure où elle a
encadré la restructuration des services publics agricoles. Comme nous
l'avons constaté dans la partie de l'analyse de l'acteur 1, cette
catégorie laissa une place légitime aux services publics «
de caractère général » dans les domaines concernant
la recherche, la lutte contre les maladies, de l'infrastructure et de la
sécurité alimentaire, tout en les excluant des objets de la
« réduction » des mesures protectrices des Etats membres.
C'est dans ce contexte politico-historique que fut conçu par la
Municipalité de Toyota le Plan de 96 qui apporta une nouvelle direction
de la politique agricole dans le territoire de la Ville de Toyota.
672 Ibid.
Tableau des représentations de l'agriculture et
de la ruralité
Contextualisation Problématisation Intention
Intérêt
Act. 1 BPA
|
Situation globale : Concurrences
internationale et nationale renforcée et restructuation services publics
(Accords GATT)
Situation locale : Types d'agriculture
locale (compétitif / non compétitif) ; Aspect dominant
(pluriactivité et vieillissement de la population agricole)
|
Problèmes : Manque de
producteurs et de valorisation des terrains agricoles ;
Pression urbaine ; Retard rationalisation de la structure des
terrains agricoles Solutions : Une nouvelle
agriculture de type « péri-urbain » (demandes consommateurs,
nouveaux débouchés) ; D éveloppement
multifonctionalité ; Ré gulation entre urbanisme et agriculture ;
Mesure face à la recomposition des foyers pluriactifs
|
Redéfinition valeurs de la Politique agricole :
Interprétation des idées globales : autosuffisance
alimentaire (sécurité alimentaire) et multifonctionalité,
par l'introduction des nouvelles catégories d'agriculture locales :
industriele et ikigai Participation citoyenne : approche « bien commun
»
|
Nouveau type de service public local de l'agriculture et de la
ruralité mis en relation avec l'urbanisme et le public (participation
citoyenne)
|
Act. 2 SCI
|
Situation globale : Restructuration des
services publics locaux face au vieillissement de la population ;
Nécessité de nouvelles mesures pour la prévention de la
dépendance
Situation locale : Retraite massive
de la génération baby-boom à majorité salariale du
secteur automobile
|
Problèmes : Manque de lien
social et territorial parmi la population locale, lié à
l'histoire du développement de la Ville de Toyota `immigrants de la
première géné ration'
Solutions : Aider la population
à trouver Ikigai via participation sociale ; éducation
permanente; travail. D'où l'idée « Travail d' Ikigai
valorisant le `Nô' »...
|
Amélioration environnement de vie, lien social et
territorial entre habitants
Mise en valeur du 'Nô' du point de vue de la "Ville
rurale" pour un développement local de la Ville de Toyota
|
Service public local dans le domaine du vieillissement
Eléments de 'nô' donnent nouvelles
possibilités pour développer les mesures pour Ikigai des
personnes âgées
|
Act. 3 CAT
|
Situation globale : Baisse prix
agricoles ; Affaiblissement secteur agricole
Situation locale : Manque de
producteurs dû au vieillissement de la population agricole
; Situation aggravée de la pluriactivité : Retraite
génération baby- boom au sein des foyers agricoles pluriactifs,
mais sans expérience agricole
|
Problèmes : Connaissances des
personnes âgées menacées de disparition ; Risque de
désolation des salariés retraités après la retraite
; Déclin zones rurales dû aux vieillissement et
dépeuplement Solutions : Mettre en valeur
salariés retraités des foyers agricoles et non- agricole ; Vie
agricole et rurale comme rem ède au vieillissement ; Combinaison
solutions aux problèmes du vieillissement de la population
urbaine / rurale
|
Formation agriculteurs : augmentation de successeurs des
activités agricoles au sein des foyers agricoles
Développement agriculture de type Ikigai, mais avec un but
lucatif en rapport avec : identité locale ; lien social ; existence
sociale
|
Organisation collective et formelle (sectorielle) de la
production agricole Mais importance du domaine de
l'Orientation agricole (formation, Nô-Life) est
économiquement faible dans l'ensemble de la Coopérative.
D'où limitation de la capacité d'investissement et de la
motivation à la coopération au Projet
NôLife...
|
Act. 4 BDPA
|
Situation globale : Contradiction entre
politique agricole nationale / vie « réelle » des foyers
agricoles ; Difficulté structurelle de la production agricole : "stade
irrémé diable" (conetxte du passage du contrôle é
tatique à la libéralisation du marché)
Situation locale : Inégalité valeur
fonciè re des terrains agricoles : urbain/rural ; plaine - montagne ;
Enjeu conservation des terrains agricoles : gestion biens immobiliers au
sein des foyers agricoles ; 700ha de friches agricoles
|
Problèmes : 700ha de terrains
échappant à la politique agricole de porteurs à
grande échelle et "abondonnés par [les] proprié
taires". La prévention des friches constituant "thème de la
société" Solutions :
Impossibilité d'avoir la solution face à la réalité
objective ; Des approches politiques d'"en bas"ne relèveront pas
l'agriculture japonaise. Mais l'objectif du Projet Nô-Life (Ikigai des
personnes âgées et prévention des friches) est
légitime.
|
Tentative du Projet Nô-Life : Lier Ikigai à la
réalité sociale locale où « les propriétaires
ruraux sont embarrassés » par le problème de leur friche
agricole en terme de gestion des biens fonciers.
Mais "résultats et effets" restent difficiles à
définir compte tenu du problème globale de l'agriculture.
|
Intérêt public. Mais la finalité reste
difficile à définir face à la complexité de la
réalité de l'agriculture.
Importance de l'agriculture de type Ikigai ou de la
finalité du Projet Nô-Life est plutôt sociale
qu'économique.
|
Act. 5 ECV
|
Situation globale : Concurrence
internationale et nationale renforcée ; Baisse prix agricoles
Situation locale : Situation de plus en
plus aggravée ; Types d'agriculture à productivité
forte/faible c-à-d : type entrepreunarial / type Ikigai menée par
les personnes âgées et les femmes (des foyers pluriactifs)
|
Problèmes : Manque de
producteurs ; Baisse de motivation des producteurs dû à
la « faible efficacité économique et vieillissement
»
Solutions : Formation divers types de
porteurs ; Développement des activités locales ; Soutien nouveaux
producteurs de produits locaux (légumes, fleurs) dont notamment les
salariés retraités revenants à la terre via
coopération avec le Centre N ô-Life.
|
Orienter nouveaux producteurs au niveau des zones de production
spécialisée afin de les élargir et de les rendre plus
compé titives. Mais la place des nouveaux participants d'origine «
non agricole » reste secondaire du point de vue de la productivité
par rapport aux porteurs de type industriel et entrepreneurial.
|
Continuation et réussite de sa politique productiviste,
sélective, en se basant sur son rôle de modernisateur et son
statut privilégié d'expert technique, économique et
scientifique
|
Act. 6 CFLS
|
Situation globale : Crise
autosuffisance alimentaire au Japon (forte dépendance alimentaire) ;
Manque main-d'oeuvre agricole
Situation locale :
Supériorité de l'industrie par rapport à l'agriculture est
une condition "indéniable" ; Thématique d'Ikigai pour les
retraités est importante pour les activités locales du CLFS. Ceci
pour renforcer le rapport entre syndicat et localités.
|
Problèmes : Conservation
terrains agricoles et forêts de montagne
Solutions : Introduction de nouveaux
types de main-d'oeuvre : immigrants ou jeunes. Mais la thématique
d'Ikigai est incompatible avec celles de l'agriculture et de la ruralité
: autosuffisance et main- d'oeuvre. Il faut "une politique de portée
nationale"
|
Implication dans la politique municipale et dans les divers
domaines de la vie de la population locale
« élargir la variété d'activités
d'Ikigai pour salariés retraités »
Domaine d'implication limitée à la promotion
d'Ikigai Mais non dans les thématiques de l'agriculture et de la
ruralité.
|
Intérêt de l'organisme : renforcer l'ancrage local
en coopérant avec la politique municipale et la population locale.
Motivation encore partielle et limitée pour l'implication
dans le Projet Nô-Life, malgré les attentes potentielles des
salariés vis-àvis de l'agriculture et de la ruralité :
Intérêt limité des travailleurs : jardinage, loisir,
auto-consommation. Mais non la conservation des terrains agricoles et de la
formation de porteurs de l'agriculture.
|
Act. 7 GASATA
|
Situation locale : Crise
délabrement de la zone de production face au vieillissement
|
Problèmes : Délabrement
zone de production ; Difficulté de discuter des probl èmes avec
les gens des foyers agricoles pluriactifs ("papis et mamies")
Solutions : Prévention des
friches. Renforcement du rapport d'entraide entre arboriculteurs et du rapport
avec le public.
|
Conservation vergers pour le futur ; aider et encourager la
"première génération" à continuer sa production
agricole Renforcement intérêt public vis-à-vis de la
zone de production afin de maintenir sa durabilité
Conservetion de la relation sociale des arboriculteurs
Avoir plus de main-d'oeuvre et de reconnaissance publique avec le
Projet Nô -Life
Un but lucratif nécessaire pour développer
l'agriculture de type Ikigai
|
Propre intérêt professionnel : souci sur l'avenir
des exploitations individuelles et leur zone de production
Recherche d'un autre appui que l'économie sectorielle
(marché, coopérative) pour le maintien de leur production.
|
Toutefois, aux yeux des acteurs concernés, cette
restructuration n'est pas seulement le reflet du contexte dicté par la
politque internationale de la libéralisation du marché : Monsieur
M du BDPA a bien souligné l'état «
irrémédiable » de l'agriculture japonaise suite au passage
historique de la politique : de la protection du marché du riz à
la libéralisation de celui-ci. Pour lui, la position de l'administration
est de « [venir] en aide pour combler cette absence des aides du
gouvernement qui étaient mises en place auparavant », et cet
état actuel de l'administration est qualifié de «
douloureux ». Cette remarque témoigne du point de vue de
Monsieur M, qui est
un acteur de l'intérieur de l'administration locale
subissant le contexte de cette restructuration. En fait, selon lui, la
situation de l'administration locale vis-à-vis de l'agriculture est
aujourd'hui comme si elle « traitait un malade qui est dans un stade
irrémédiable », c'est-à-dire, l'administration
(service public) locale doit payer les pots cassés de la politique
agricole nationale qui était mise en place auparavant. Mais quels pots
cassés ? Nous pouvons rappeller deux défaillances historiques de
la politique agricole japonaise : Selon Monsieur N, la politique agricole
japonaise impliquait une contradiction dans sa tentative permanente de la
modernisation agricole consistant à favoriser l'aggrandissement
d'échelle et la spécialisation au detriment des conditions de la
réalité locale faisant obstacle à ce type de modernisation
(petite structure des exploitations familiales, zones en plaine subissant la
forte pression urbaine, zones en moyenne montagne condamnée à
subir l'exode et le vieillissement de la population rurale critique etc). Puis,
s'y ajoute la politique du soutien au marché du riz qui a
provoqué la surproduction dès les années 70.
Nous devons resituer la nouvelle politique menée par la
Municipalité de Toyota dans ce contexte paradoxal dans le sens où
cette politique paraît ambitieuse du point de vue du marché, mais
désespérante du point de vue « objectif » de Monsieur
M, un acteur de terrain qui vit et opère par lui-même les mesures
de cette politique au niveau local.
Redéfinition de l'agriculture locale
C'est ainsi que le Plan de 96 vint redéfinir la place
de l'agriculture et de la ruralité en pronant les valeurs de celles-ci
du point de vue de l'autosuffisance alimentaire et de la
multifonctionalité, et les définissant comme "bien commun" des
citoyens de la Ville.
Par ailleurs, les démarches de la politique de la
Municipalité de Toyota se sont déroulées de manière
à se baser sur la situation locale, où le côté non
productif de l'agriculture était de plus en plus apprécié
parmi les habitants comme le montre le succès des jardins familiaux qui
connaissaient déjà à cette époque un
développement remarquable en utilisant des parcelles appartenant aux
foyers agricoles pluriactifs, situées en zone à urbaniser. De
plus, dans notre analyse, nous avons bien constaté que le Plan de 96
avait un caractère anticipatif de la politique de la
multifonctionalité ou du développement rural qui n'était
pas encore mise en place par l'Etat à cette époque. Selon notre
analyse, l'établissement du Plan de 96 était d'un
côté encadré par la politique globale, mais d'un autre
côté, une réaction spontanée à la propre
initiative de la Municipalité de Toyota et d'autres agents locaux en
collaboration avec elle, tout en effectuant un travail de « bricolage
» d'idées d'origines hétérogènes.
Enfin, la politique pour le développement de
l'agriculture de type Ikigai a vu une convergence d'intérêts avec
la nouvelle politique du vieillissement qui émergea depuis 2001 par
l'établissement du CPCI (Comité pour la Promotiona de la
Création d'Ikigai) suite à l'entrée en vigueur de la Loi
de l'Assurance des Aides pour les personnes âgées
dépendantes en 2000. Le CPCI s'est intéressé aux
éléments de 'nô (agricole et rural)' en vue de les
intégrer dans l'élaboration des nouvelles mesures pour
développer les activités d'Ikigai des personnes
âgées du point de vue de la prévention de la
dépendance. C'est ainsi que l'idée de l'agriculture de type
Ikigai a véritablement eu son « droit de cité » dans la
Ville de Toyota, et que le Projet Nô-Life a vu le jour en 2004 en mettant
en avant cette idée dans le cadre de la politique agricole de la Ville
de Toyota.
2 Secteur agricole
Au sein des acteurs du secteur agricole, le constat de la
situation de crise s'est renforcé au cours de cette décennie,
d'un côté en rapport avec la situation historique et interne comme
le dépeuplement, la pluriactivité, le manque de producteurs et le
vieillissement de la population agricole, de l'autre côté en
rapport avec la conjoncture globale comme la baisse des prix agricoles due au
renforcement de la concurrence internationale.
En même temps, l'approche politique de l'ECV reste
toujours dualiste entre celle modernisatrice favorisant la plus haute
productivité qui met l'accent sur une ultra minorité des
producteurs compétitifs sur le marché, et celle mettant l'accent
sur les producteurs marginaux dont notamment les femmes et les personnes
âgées des
foyers agricoles pluriactifs qui constituent la majorité
de la population agricole.
Puis, l'approche menée par la CAT avec des femmes et
des personnes âgées promouvant la vente directe, de petites
productions de produits du terroir est bien présente depuis les
années 80, et ce type d'approche se renforce de plus en plus. Ceci est
lié à la situation ambivalente des foyers pluriactifs qui ont
d'un côté subi l'essor du développement industriel, mais de
l'autre côté, en ont bénéficié en en retirant
un revenu stable. Puis, cette couche des producteurs agricoles a
également subi la politique du contrôle de la surproduction qui,
depuis 1970, lui a imposé une réduction de la surface rizicole. A
l'exception de quelques zones de production qui ont réussi à se
spécialiser collectivement dans un type de produits (comme dans le cas
de la poire et la pêche de Sanage), la plupart des foyers agricoles n'ont
pas pu s'adapter à cette politique de manière positive.
D'où la pluriactivité et la petite structure de la plupart des
foyers agricoles faisant le trait dominant de la situation agricole au Japon
jusqu'à aujourd'hui.
Enfin, nous pouvons remarquer que la conception de «
Second Life Academy » de Monsieur S de la CAT reflétait la
situation urbanisée des foyers agricoles pluriactifs, en se
préoccupant du risque de « désolation » (ennui,
inertie, isolation etc) des retraités salariés des foyers
agricoles pluriactifs. Puis, cette idée a rejoint la politique agricole
de la Municipalité de Toyota lors de l'établissement du Plan de
96, et déterminé le projet de l'Ecole rurale. Ce qui a fait le
compromis entre l'approche destinée au public de la Municipalité
et l'approche sectorielle de la CAT afin de mener leur coopération.
Par ailleurs, les jeunes arboriculteurs de Sanage dont
Monsieur N était leader, ont également montré une nouvelle
approche destinée au public dès le début des années
90 en commençant la « Journée de la peinture des fleurs de
pêcher ». Cette tentative était liée au souci de
Monsieur N sur le futur délabrement de la zone de production. Ce qui
montre que même ces arboriculteurs professionnels de Sanage qui ont
réussi la modernisation agricole, ont également commencé
à s'intéresser à une autre approche que la politique
sectorielle de la modernisation en se dirigeant vers le public. La
coopération entre le GASATA et le Projet Nô-Life est un mouvement
recherchant à la fois un développement de l'agriculture de type
Ikigai intégrant la participation citoyenne, et le mode futur de
développement de la zone de production de la poire et de la pêche
de Sanage.
3 Public en général (citoyens)
Au côté du public en général, nous
avons pu constater qu'il y a de plus en plus de prise de conscience des
éléments de la qualité de vie comme nous pouvons le
constater dans la tendance des jardins familiaux et citoyens.
Monsieur Y, vice-chef du secrétariat du CLFS,
lui-même loue également un petit jardin potager pour son
autoconsommation. Et selon lui, il y a beaucoup de salariés autour de
lui qui pratiquent le jardinage.
L'idée d'Ikigai n'est pas sans rapport avec cette
tendance. Monsieur Y nous a expliqué que la valeur d'Ikigai peut changer
en fonction des périodes de vie : périodes active et
retraitée. La différence des valeurs d'Ikigai entre ces deux
générations est que la génération active a tendance
à rechercher la richesse économique tandis que la
génération retraitée veut retrouver le sens de la richesse
dans l' « usage du temps ».
Le Projet de la Maison des Fleurs réalisé en
1997 par la coopération entre le CLFS et la Municipalité de
Toyota montre une interprétation originale de l'idée d'Ikigai en
combinant la production horticole et la contribution sociale des personnes
âgées. Une tentative d'aller plus loin que le niveau d'un simple
loisir.
Et cette approche a rejoint l'approche de la SCI qui, à
l'initiative citoyenne du CPCI, a développé les nouvelles mesures
d'Ikigai en se centrant sur l'éducation permanente (apprentisage), la
contribution sociale (participation, lien social) et le travail d'Ikigai
(production).
Puis, le Projet Nô-Life s'est inspiré de cette
idée pour démarrer. Monsieur YM qui, après la formation
Nô-Life, continue à produire la poire chez Monsieur N à
Sanage, releva ainsi comme éléments de sa motivation pour ses
activités agricoles, les éléments introuvables dans la vie
des salariés urbains tel que le lien de sociabilité et le contact
avec la nature.
D'ailleurs, dans le cas des stagiaires du Projet
Nô-Life, nous l'aborderons dans le chapitre 3, la racine rurale dans leur
trajectoire semble fortement jouer. Il s'agit notamment d'émigrants
ruraux originaires d'autres régions
et de fils des foyers agricoles pluriactifs locaux. En fait,
c'est déjà le cas chez Monsieur YM qui est le troisième
enfant d'une ferme de Shikoku, et qui a émigré à Toyota
afin de travailler pendant quarante ans dans une usine automobile...
Eléments de représentation de l'agriculture de type
Ikigai
Enfin, en survolant ces trois types d'évolution, quels
éléments de représentations pouvons-nous retenir ?
D'abord, ces représentations n'appartiennent ni uniquement à la
profession agricole (productivisme), ni au monde rural représenté
par les communautés villageoises telles qu'elles ont longtemps
été l'objet de la sociologie rurale japonaise avec le concept de
« Ie - Mura (famille - village) »673. Puis, elles ne se
définissent pas non plus par opposition à la ville. Elles ne sont
pas non plus le simple reflet du point de vue urbain détaché des
traits agricole et rural que nous venons d'évoquer, à savoir le
cadre de vie, le paysage et la nature...674
Il faut tenir compte des trois contextes suivants marquant les
représentations émergentes dans le processus de la construction
du Projet Nô-Life. Premièrement, la situation historique de crise
de l'agriculture et de la ruralité s'aggrave de plus en plus
malgré les efforts politiques de la modernisation agricole.
Deuxièmement, l'évolution de la société salariale
(ou post-industrialisation) vient de changer le comportement de la population
urbaine675. Troisièmement, le changement de la conjoncture
économique globale (ou mondialisation) vient restructurer la politique
nationale et locale ainsi que le rapport entre acteurs.
Ces trois contextes font émerger, dans le contexte de
la Ville de Toyota, une hybridation de la relation urbain-rural. Cette
hybridation résulte à la fois de l'émigration rurale
massive dans les années 60-70 et du développement de la
pluriactivité des foyers agricoles locaux. Ces deux
phénomènes, historiquement engendrés par
l'industrialisation et l'urbanisation, ont radicalement bouleversé la
population agricole et rurale au Japon depuis ce dernier demi-siècle.
En plus de cette hybridation au niveau de la situation, une
autre hybridation a eu lieu au niveau des représentations autour de
celle de l'agriculture de type Ikigai. Pour identifier cette hybridation de
représentations, nous pouvons retenir les trois éléments
suivants : qualité de vie (priorité à la satisfaction
individuelle, consommation, style de vie etc.) ; lien social et territorial
(contribution sociale, sociabilité) ; production matérielle
(travail, lucrativité).
L'idée de la qualité de vie relève de la
vie urbaine et individualisée. Et les éléments de
'nô' (agricole et rural) servent de référence pour la
recherche de cette qualité, en terme de santé physique et
mentale, de l'alimentation, du cadre de vie (aménité, paysage),
du contact avec la nature et éventuellement de l'identité
culturelle (racine rurale) etc.
673 Dans un récent ouvrage d'un grand sociologue rural
japonais, qui traite le devenir de l'agriculture et de la ruralité au
Japon, ce concept tient toujours le coeur de l'analyse. Dans cet ouvrage, le
combinaison « famille - village » est défini en relation avec
la production agricole à petite échelle ancrée dans
l'ensemble de la production matérielle et la reproduction du travail qui
se distingue de la production de type capitaliste basée sur la seule
recherche du profit. (Hosoya, 1998 : 9-17)
674 D'après un récent ouvrage collectif sous la
direction de Ph. Perrier-Cornet, en France, trois éléments
suivants « ressource », « cadre de vie », « nature
» font les figures de la campagne. Ce point de vue est
précédé par les contextes historiques de la
désertification (avant 90) et de la rennaissance des campagnes
(après 90). Puis, pour les années 2000, de nouveau enjeux sont
suscités par l'évolution des espaces ruraux tel que la prise en
compte de la nature dans les différents usages de l'espace rural, le
développement durable dans l'aménagament du territoire, la
multifonctionalité dans l'action publique etc. « Les tensions et
agencements entre ces trois figures sont à notre sens une clé de
lecture pour comprendre la physionomie actuelle et les perspectives des espaces
ruraux en France dans les années 2000. » (Perrier-cornet, Hervieu,
2002 : 9-31).
675 En citant Daniel BELL, H. Mendras explique des traits
caractéristiques de la transformation dans la société
post-industrielle avec trois logiques suivantes qui entrent en tension «
L'économique obéit à la rationalité comptable,
à la logique weberienne, elle est mue par la demande des consommateurs
et par l'innovation technique. Elle crée les inégalités ;
La politique organise la participation de tous les citoyens, elle est
fondée sur l'inégalité et obéit à la loi
tocquevillienne : plus l'égalité progresse, plus les
inégalités deviennent insupportables ; Le culturel donne un sens
à la vie des individus qui cherchent à construire leur
identité en s'exprimant : c'est un domaine de liberté
discrétionnaire qui pousse à la diversité. »
(Mendras, 2002 : 158) Les trois logiques économique - social - culturel
doivent donc s'articuler. La question que Ikigai (sens de la vie) pose dans le
sens commun, aborde également ces trois logiques complexes. Car tenir
compte d'Ikigai dans la vie contemporaine, implique de mettre en question le
« sens de la richesse » (Hamaguchi, 1994 : 236), ce qui
implique le sens soit économique, soit social, soit culturel.
Schéma représentationnel de l'agriculture
de type Ikigai
![](dynamique-representations-sociales-agriculture-ruralite-no-life-toyota-japon9.png)
Lien social et territorial
Agriculture de type Ikigai
Qualité de vie
Production matérielle
Puis, l'idée de rechercher le lien social et
territorial relève à la fois de l'absence de ce lien entre
habitants de la Ville de Toyota dû à l'histoire jeune de
l'urbanisation et de l'industrialisation, et de la présence du lien des
communautés rurales subsistantes dans cette ville entre anciens
habitants. Et les éléments de 'nô' (agricole et rural)
viennent également servir de référence pour cette
recherche notamment en terme de sociabilité676.
Enfin, l'idée de la production matérielle
constitue également une condition pour réaliser Ikigai. Et ceci
n'exclut pas d'avoir un but lucratif. Nous pouvons considérer qu'une
sorte d'esprit productiviste marque également l'idée de
l'agriculture de type Ikigai dans un prolongement du professionalisme agricole
ou industriel677.
Ces trois éléments regroupent diverses
représentations de l'agriculture de type Ikigai qui ont
émergé cette dernière décennie dans le processus de
la construction du Projet Nô-Life.
Toutefois, il ne faut pas considérer ce schéma
comme un modèle figé de l'agriculture de type Ikigai, ni
l'objectif formel du Projet Nô-Life. En effet, la définition de
l'agriculture de type Ikigai est fluctuante, car ces éléments de
représentation sont entre les mains des acteurs qui les portent dans
leurs actions et ensuite les mettent en jeu. Autrement dit, l'agriculture de
type Ikigai peut avoir des significations différentes pour chaque
acteur. Pour appréhender l'articulation de ces différentes
significations, il faut notamment tenir compte de la divergence
d'intérêts et des prises de position au sein de ces acteurs. Ce
qui nous renvoie à la quatrième question sur la relation sociale
établie dans le processus entre acteurs.
Nous pouvons supposer que, pour les acteurs des services
publics agricoles (BPA et BDPA), l'idéal serait que, du point de vue de
l'intérêt général, tous les trois
éléments de représentation se combinent de manière
compatible dans la réalisation de leur politique publique de
l'agriculture de type Ikigai. Par contre, pour les acteurs du secteur agricole
(CAT, ECV et GASATA), c'est à la production matérielle et sa
rentabilité que l'on accorde le plus d'importance. Le lien social et
territorial peut également compter pour ces acteurs, mais ceci dans la
mesure où il sert à mieux organiser la production agricole,
notamment dans le cadre d'une organisation quelconque au sein de la CAT. Et la
recherche de la qualité de vie des individus n'est pas la
priorité pour ces acteurs.
Puis, pour les acteurs concernant le public en
général (SCI et CLFS), les éléments prioritaires
pour réaliser l'agriculture de type Ikigai sont notamment
l'amélioration de la qualité de vie des individus, et le
développement du lien social et territorial de ces individus. La
production avec but lucratif n'est pas exclue des conditions prévues par
ces acteurs, mais l'absence éventuelle de cet élément ne
les dérangerait pas.
A partir de cette analyse, nous pouvons établir dans le
tableau suivant les quatre variantes possibles de la composition de
l'agriculture de type Ikigai en relation avec les représentations de
chaque acteur concerné.
676 Cette mixité entre habitants nouveaux et anciens
constitue depuis longtemps une des thématiques les plus importantes de
la politique municipale de la Ville de Toyota qui s'est
développée en fusionnant successivement avec les villages des
alentours, et brassant ainsi les émigrants et les anciens habitants.
677 Nous aborderons ce point plus bas la réflexion
critique apportée par Umesao. Il relève le lien entre la mode de
la notion d'Ikigai au Japon vers la fin des années 60 et
l'intérêt des entreprises qui voulaient monter la motivation des
salariés pour le travail via cette idée... (Umesao, 1985 :
p.82)
Tableau : Variantes de la composition des
éléments de l'agriculture de type Ikigai
|
Qualité de vie
|
Lien social et territorial
|
Production matériele
|
Acteurs intéressés
|
Variante 1
|
o
|
o
|
o
|
BPA, BDPA (tous les autres)
|
Variante 2
|
o
|
o
|
×
|
SCI et CLFS (BPA, BDPA)
|
Variante 3
|
o
|
×
|
o
|
(tous)
|
Variante 4
|
×
|
o
|
o
|
CAT, ECV Et GASATA (BPA, BDPA)
|
Ajoutons quelques explications sur ce tableau. D'abord, ce
tableau est une construction théorique. En effet, en
réalité, les trois éléments sont
interdépendants en fonction des significations que donnent les acteurs
qui réalisent l'agriculture de type Ikigai. Cela est notamment le cas en
ce qui concerne les critères de la qualité de vie.
Toutefois, ce modèle peut nous eclaircir la
frontière entre l'agriculture de type Ikigai, l'agriculture de type
loisir (jardinage) et l'agriculture de type professionnel (industriel). C'est
pourquoi un seul élément ne semble pas pouvoir constituer
l'agriculture de type Ikigai telle qu'elle est conçue par le Projet
Nô-Life : car cela deviendrait soit un simple loisir (pour la
qualité de vie), soit une production agricole de type industriel. Puis,
il est supposable de réaliser l'agriculture de type Ikigai uniquement
dans le but d'avoir le lien social et territorial. Par exemple, dans le cas des
personnes qui cultivent leurs terrains par obligation en terme de gestions
foncière (nous l'avons vu dans la partie de l'acteur 4 : BDPA), ou de
celles qui essaie de s'impliquer dans le monde agricole ou d'avoir une
activité relevant de l'agriculture ou de la ruralité dans le but
d'une contribution sociale. Nous verrons divers types de représentations
portées par les stagiaires dans le Chapitre 3.
Quant à la variante 3, elle n'est réalisable que si
le critère de la qualité de vie (satififaction individuelle) et
la production matérielle vont parfaitement de pair.
Si ce tableau n'est pas construit pour établir une
définition objective et figée de l'agriculture de type Ikigai, il
pourra nous servir comme outil analytique des représentations
sous-tendant sa construction au sein des acteurs « porteurs » de ces
représentations.
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