3) Un peintre des mutations de son temps, marchant
droit vers la Renaissance
Jugé par Henri Hauvette comme «l'homme en qui
s'incarnaient avec le plus de netteté, dès le milieu du
XIVème siècle, les tendances les plus hardies et les plus
caractéristiques de la Renaissance italienne1», Boccace
réunit en lui l'ensemble des qualités propres aux humanistes des
XVème et XVIème siècles. Sans cesse à la recherche
de nouvelles connaissances, Boccace est doté d'une curiosité
intellectuelle considérable . Ne se contentant pas d'écrire, il
recherche des manuscrits antiques, les commente, les traduit, sans pour autant
délaisser les oeuvres de ses contemporains. Passionné
également d'histoire et de science, Boccace semble ne mépriser
aucune forme du savoir, et donne dans ses oeuvres autant d'écho à
la littérature médiévale qu'aux écrits antiques.
Esprit curieux croyant fondamentalement en l'homme quel qu'il
soit, Boccace en arrive même dans certaines nouvelles du
Décaméron à un relatif progressisme social.
Noblesse de sang et noblesse de coeur apparaissent comme deux notions
distinctes, pouvant s'opposer l'une à l'autre. Les figures
d'aristocrates ou de notables les plus sympathiques de l'oeuvre sont à
coup sûr celles de ceux ayant fait preuve de libéralité
envers les plus humbles. Boccace aime à la fois l'homme comme concept et
les hommes dans leur diversité et témoigne à tous la
même considération, faisant prendre conscience de la
superficialité de certaines formes de hiérarchie sociale.
D'ailleurs chez Boccace les roturiers commencent
déjà à se prendre en main. Le Décaméron
fourmille de marchands bâtissant des fortunes, commerçant
dans tout le bassin méditerranéen, s'opposant à de
nombreux aristocrates vivant de leur rentes. Même si Boccace a peu
d'affinités personnelles avec ce milieu, élevé par un
père banquier et originaire d'une cité marchande, il a fait de la
bourgeoisie capitaliste le moteur de son chef d'oeuvre : par les nouveaux
horizons marchands qu'elle découvre, elle favorise de nouveaux horizons
intellectuels.
1 «Il Corbaccio : une confession de Boccace»,
dans Etudes sur Boccace, p. 62
a) Une curiosité intellectuelle
considérable
Boccace est un des plus grands érudits de son temps.
Pourtant il n'a nullement été encouragé par son
père dans ses études (à la différence de
Pétrarque), ce dernier ne voulait en faire qu'un bon commerçant.
Boccace a donc tout appris en autodidacte, désertant le comptoir des
Bardi : sa jeunesse napolitaine lui a permis de s'ouvrir à des cultures
diverses, que ce soit la découverte des textes latin ou la lecture
d'oeuvres en langue d'oc et d'oïl qui circulaient couramment à
Naples, sans oublier que la culture arabe connaissait également en
Campanie une certaine diffusion du fait des liens historiques entre cette
région et la Sicile, et qu'enfin Boccace fut très tôt en
contact avec un savant grec venu de Constantinople1. Notre
écrivain est curieux de tout et ne fait pas de hiérarchie stricte
du savoir. Loin d'opposer lettres latines et lettres médiévales
il puise dans les deux sources, le Filostrato est inspiré du
Roman de Troie de Benoît de Saint-Maure mais s'inscrit
également dans le cadre de l'Antiquité de par son
sujet2. Boccace est attiré par l'exotisme, c'est ainsi que le
lecteur du Décaméron est souvent transporté d'un
pays à l'autre : le recueil de nouvelles nous fait aller de la Chine aux
Flandres, de l'Angleterre en Egypte. Notre écrivain tente ainsi dans la
mesure du possible de ne pas sombrer dans l'ethnocentrisme, la troisième
nouvelle de la première journée, tendant à conclure que
chaque religion est la mieux adaptée pour son peuple et donc qu'aucune
ne surpasse l'autre en valeur absolue, nous le rappelle... Souvent
l'étranger, loin d'être vu comme un barbare, apparaît comme
des plus civilisés, Saladin bénéficie dans la
troisième nouvelle du recueil de paroles flatteuses3, ce qui
pour l'époque est assez osé.
Tout au long de sa vie, Boccace a tenté
d'élargir son savoir, de ne pas se limiter à la
littérature. Fasciné par l'histoire, il s'est essayé aux
recueils de biographies à deux reprises4. Il a même
touché à la géographie avec le De montibus (date
incertaine), une sorte d'inventaire, très complet, de la culture
1 Julien Luchaire évoque un certain Barlaam,
gréco-italien, lié avec l'ami de Boccace Paolo de Pérouse.
Il arriva en Italie avec une lettre de recommandation impériale
où il était dit «l'homme le plus lettré depuis
beaucoup de siècles.»
2 Le Filostrato raconte l'amour déçu de
Troïlus, fils de Priam, pour Chryséis, sur fond de guerre de
Troie.
3 La narratrice Filomena parle en ces termes : «Saladin,
dont la valeur fut telle qu'elle lui permit non seulement d'homme obscur qu'il
était de devenir sultan de Babylone...». Les deux nouvelles dans
lesquelles Saladin apparaît (I, 3 et X, 9) sont tout à fait
à son avantage.
4 Avec le De casibus virorum illustrium (commencé
vers 1360) et le De mulieribus claris (même période).
géographique antique et contemporaine. L'ensemble de
ses oeuvres latines est remarquable par son encyclopédisme et la
richesse de son information. L'influence de Pétrarque est
évidente dans son goût pour les ouvrages d'érudition en
latin, mais Boccace ne se limite pas à cela. On le sait également
fasciné par les sciences, notamment par la médecine et
l'astronomie. On remarque d'ailleurs qu'à la différence de
Molière Boccace a largement privilégie la charge
anticléricale à celle antimédicale : les quelques
médecins du Décaméron apparaissent comme des
esprits fins, comme Maître Alberto da Bologna (nouvelle I, 10), qui bien
que d'âge mur, revendique son droit à continuer à vivre
comme s'il était jeune et à poursuivre l'amour des femmes.
Même le pauvre Maître Simone, ridiculisé par Bruno et
Buffalmacco dans la nouvelle VIII, 9, devient finalement à son tour leur
comparse pour se gausser de Calandrino (nouvelle IX, 3) et n'est donc pas
totalement accablé par notre auteur. A la différence de
Pétrarque qui méprisait les sciences de la nature, trop
matérialistes à ses yeux, Boccace apprécie ce savoir
concret, profane. La description des symptômes de la peste qu'il donne
dans l'introduction de la première journée est on ne peut plus
médicale. N'épargnant aucun détail macabre, il parle bien
en profondeur des symptômes cliniques de la maladie, de la façon
la plus scientifique qu'il peut1 : autre preuve de
modernité.
A Naples, Boccace a également rencontré un
illustre astrologue2 le génois Andalone di Negro, qui eut sur
lui un grand attrait. Cette science mystérieuse a beaucoup excité
son imagination. En vogue à l'époque, elle n'était
cependant déjà pas à l'abri des foudres de l'Eglise.
Boccace est ainsi aux dires de Christian Bec «un
lettré largement autodidacte, curieux de tout3», au
point qu'il occupe «une place centrale au sein de la république
préhumaniste européenne». Sa curiosité d'esprit le
pousse à regarder la société dans laquelle il vit dans les
moindres recoins, à s'intéresser aussi bien au popolo minuto
qu'au popolo grasso, ce qui va conférer au
Décaméron une certaine modernité sociale, une
ouverture à tous les milieux, exceptionnelle pour l'époque.
1 Le mal «ne procédait pas comme en Orient,
où le saignement de nez était le signe évident d'une mort
inévitable : mais [...] venaient d'abord à l'aine ou sous les
aisselles certaines enflures, dont les une devenaient grosses comme une pomme
ordinaire, d'autres comme un oeuf, d'autres un peu plus ou un peu moins, et que
le vulgaire nommait bubons» p. 38 (Boccace ne se limite pas à cet
extrait).
2 A l'époque astrologie et astronomie n'étaient pas
différenciées, et les deux termes employés
indifféremment.
3 Introduction au Décaméron, p.1 8.
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