c) Le Décaméron, oeuvre sans
préjugés et sans morale
Beaucoup de préjugés et de préceptes du
sens commun sont renversés dans le Décaméron, qui
présente la réalité humaine dans toute sa
complexité. Sa modernité réside dans le relativisme des
valeurs traditionnelles alors en vigueur, sans pour autant les rejeter
totalement. Boccace ne se veut pas révolutionnaire mais un témoin
éclairé de son temps. Le Décaméron ne
tranche pas sur tout et comporte même bien des contradictions, ce qui
fait qu'il est difficile de prendre ouvertement parti pour tel ou tel type de
personnage. Si Ciappelleto dans la première nouvelle du recueil
apparaît plutôt sympathique de par sa comique confession
malgré ses toutes ses fautes, Frère Albert1 en
revanche, personnage assez semblable, est lui sévèrement
condamné par la narratrice Pampinea2.
Plusieurs nouvelles peuvent faire naître des sentiments
contradictoires : c'est le cas de la quatrième nouvelle de la
neuvième journée, où le poète Ceco
1 Deuxième nouvelle de la quatrième
journée
2 Elle lance notamment un : « que Dieu réserve un
sort identique à tous les êtres de cette espèce » p.
358 Le fait est que Dieu ne l'a pas exaucée, puisque Ciappelleto lui
après sa mort a été vénéré comme un
saint.
Angiolieri se fait détrousser par son serviteur et ami
qui fait croire au contraire que c'était lui qui l'avait volé au
départ. On oscille entre amusement suscité par le culot du voleur
et sentiment d'injustice : chez Boccace beaucoup de voleurs obtiennent
l'indulgence du lecteur du fait de leur ruse, de leur caractère haut en
couleur la plupart du temps, bien que cela ne justifie pas les délits
commis. La célèbre nouvelle mettant en scène le cuisinier
Chichibio1 qui vole la cuisse d'une grue qu'il devait
préparer pour messire Currado Gianfigliazzi et la donne à une
femme dont il est amoureux est également éloquente sur ce point :
la description sympathique de Chichibio, son caractère un peu simplet et
inoffensif lui font gagner d'emblée la sympathie du lecteur qui
espère en l'indulgence de Gianfigliazzi tout le long de la nouvelle,
jusqu'à ce que finalement le seigneur, amusé par la bouffonnerie
et l'insolence du cuisinier, ne fasse preuve de libéralité
à son égard. Peu de nouvelles ainsi condamnent sans appel un
protagoniste pour louer sans retenues un autre : Boccace se plait à
montrer les hommes dans leurs imperfections, leurs faiblesses qui en même
temps peuvent constituer leurs forces.
Même derrière les plus grands bandits peut se
cache une certaine humanité et pas uniquement un soupçon : la
deuxième nouvelle de la dixième journée met en
scène un bandit du nom de Ghino di Tacco qui après avoir
capturé l'abbé de Cluny, au lieu de le dépouiller le
reçoit magnifiquement et le guérit même d'un mal d'estomac,
ce qui lui vaudra d'être fait Chevalier de l'Hôpital par le Pape.
Avant Les Misérables, la rédemption est
déjà possible. Boccace se plait à étaler les
contradictions de l'âme humaine, sans doute parce que lui-même en
est rempli : c'est cela sans doute qui fait le réalisme du
Décaméron. Des personnages édifiants existent
toutefois, notamment dans la dernière journée, mais l'on retient
avant tout ces figures attachantes de personnages plutôt simples, ayant
chacun leur travers, mais pour la plupart dotés d'un certain bon sens et
d'un talent comique leur conférant une sorte de charisme et les rendant
plus accessibles, plus humains. Cependant la réalité n'est pas
toujours un conte de fée ou une excursion à travers le Paradis de
Dante avec Béatrice pour guide : les hommes du
Décaméron sont tantôt bons tantôt
méchants, dans une époque relativement troublée sur le
plan des
1 Quatrième nouvelle de la sixième journée,
consacrée aux mots d'esprit
valeurs politiques et religieuses. Certains en profitent,
comme Frère Cipolla1 qui abuse de la crédulité
des gens en leur montrant de fausses reliques, d'autres au contraire luttent
pour un monde meilleur, et c'est cette diversité que Boccace
apprécie, qui fait qu'il préfère à cette
époque de sa vie s'intéresser aux vivants plutôt
qu'à Dieu ou aux morts. Boccace préfère le monde tel qu'il
est plutôt que tel qu'il devrait être, même si cela ne
l'empêche pas d'avoir lui- même ses propres opinions. Boccace
demeure un pragmatique amoureux de l'action avant d'être un
idéologue : il préfère raconter des histoires plutôt
que d'écrire des traités. Il est ainsi difficile de trouver une
morale générale dans son oeuvre : on trouve plutôt des
éléments de réflexion épars, glissés entre
les lignes, pas toujours cohérents, ce qui montre que Boccace s'est bien
gardé de s'inscrire ouvertement dans telle ou telle école de
pensée, ayant préféré gardé son libre
arbitre intact. Il éprouve le même souci concernant le libre
arbitre du lecteur, se gardant autant qu'il peut de porter des jugements de
valeur abusifs, même s'il n'y parvient pas toujours...
Le côté subversif de l'oeuvre de Boccace
apparaît ainsi nettement. Cependant Boccace n'est pas non plus un ovni
dans son époque, elle-même en phase de mutation avancée, ce
dont Boccace est le témoin privilégié. Boccace est en fait
le produit d'un élan novateur initié par Dante et Giotto ayant
traversé son époque, de même qu'il a lui-même
porté ce nouveau souffle encore plus avant.
1 Sixième journée, dixième
nouvelle
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