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Boccace et son ombre : du préhumanisme à la désillusion

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par Guillaume SELLI
Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence - Diplôme de l'IEP d'Aix-en-Provence 2006
  

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b) Epicurisme et libertinage

Profondément marqué par les textes antiques depuis sa jeunesse napolitaine, Boccace a été séduit par la philosophie épicurienne déformée par Horace: l'immense majorité des personnages du Décaméron sont adeptes du Carpe diem, à commencer par la troupe de jeunes gens1, qui fuit la peste de Florence évidemment pour échapper à la mort mais aussi pour pouvoir vivre et se divertir comme il sied de le faire à leur âge, au lieu de demeurer à ne rien faire, entouré de cadavres. Rompant avec la mentalité médiévale, Boccace affirme ainsi le plaisir de la vie terrestre, envers et contre tout. Des Trois Couronnes, Boccace est indiscutablement le plus terre à terre : s'il apprécie l'amour galant, il vaut mieux tout de même qu'il soit consommé. A la différence de Dante et Pétrarque qui ont voué une passion à Béatrice et Laure toute spirituelle, son amour pour Fiammetta a lui bien été consommé, même si la fin lui fut douloureuse, ayant été délaissé. L'amour apparaît dans le Décaméron comme un désir naturel, une force irrésistible que Boccace ne semble pas

1 Pampinea, la plus âgée de la compagnie (ce qui lui confère une sorte d'autorité naturelle), à l'origine du projet d'escapade, ne propose rien d'autres que d'aller jouir des plaisirs de la vie : «Un jour là, le lendemains ailleurs, goûtons à la joie et à la fête que les temps présents peuvent donner» p.49-50

rejeter en ce qu'elle matérialise le sentiment le plus noble aux yeux de notre écrivain. La dimension charnelle de l'amour dans le Décaméron est d'ailleurs affirmée d'emblée, vu que l'oeuvre commence par ces termes : «Ici commence le livre qui a pour titre Décaméron et pour sous-titre Prince Galehaut1...» Cette allusion à Dante que Boccace prend ici à contre-pied fait dire à Christian Bec dans l'introduction de son édition du Décaméron que Boccace «revendique la responsabilité d'un nouveau monde : non plus rigidement chrétien, non plus uniquement pécheur, mais ouvert et «laïc». Car il place, entre autres choses, son Décaméron sous le signe de l'amour charnel, naturel, triomphant.» (p.6) Tout le contraire de Dante qui, même s'il a éprouvé beaucoup de compassion pour les malheurs de Francesca et Paolo, les a tout de même condamnés à l'Enfer et au châtiment éternel. A bien des égard, le Décaméron célèbre le péché en tant qu'acte à la fois vital et subversif.

Il ne faut donc pas s'étonner que dans nombre de nouvelles du Décaméron, et de façon parfois un peu brutale ou caricaturale, l'éclosion de la passion s'accompagne immédiatement du désir sexuel le plus ardent et que l'on passe ainsi sans cérémonies du lyrisme au matérialisme, de l'art à l'artisanat. Céder au désir apparaît on ne peut plus sain, car c'est obéir aux lois de la nature : c'est cela qui amène Boccace à justifier de nombreux adultères, à partir du moment où ils sont motivés par un amour honnête, concernant la plupart du temps des femmes mal mariées. Elles enfreignent certes les lois civiles mais non point les lois de la nature, au contraire elles s'y conforment et Boccace blâme ainsi les unions contraires à la nature, comme entre une jeune femme et un vieillard ou une femme et un homosexuel.

Le Décaméron est empreint par endroits d'une certaine culture bolonaise toute faite d'épicurisme. Benvenuto da Imola a écrit à propos des Bolonais : «Bononienses sunt homines carnales dulcis sanguinis et suavis naturae (Litt : «Les Bolonais sont des hommes charnels au doux sang et de nature suave»). Or dans l'usage de l'époque, l'emploi du terme «carnales» s'appliquait parfaitement aux épicuriens et c'était même ainsi que l'empereur Frédéric II, lui-même épicurien de réputation, était qualifié. Nous voyons d'ailleurs dans la dixième nouvelle de la première journée un médecin bolonais, Maître Alberto, continuer

1 Au chant V de l'Enfer, Dante rencontre un couple de luxurieux, Francesca da Rimini et Paolo Malatesta,
qui lui expliquent qu'ils ont cédé à leurs désirs en lisant ensemble les amours de Lancelot et de la reine

à faire le galant alors qu'il n'en est plus à sa première jeunesse, approuvé en cela par Boccace, qui devra faire face aux mêmes critiques que le médecin dans l'introduction à la quatrième journée. Le médecin incarne le versant scientifique et laïque du savoir médiéval et à l'époque Bologne comptait de nombreux médecins dit averroistes1. Dans la nouvelle VIII, 7, Boccace loue «la douceur du sang bolonais», reprenant les mêmes termes que Benvenuto da Imola, à propos d'une femme de Bologne qui cède rapidement et de bon gré à la passion de l'intendant de son mari.

Nous avons ainsi affaire à de nombreux cas où les protagonistes du Décaméron font preuve d'un libéralisme inédit en matière de moeurs, se laissant aller à assumer leurs fantasmes. On se rend d'ailleurs compte que Boccace est fasciné par le corps humain2, au vu des descriptions sensuelles qu'il donne des femmes ou de détails croustillants qu'il distille de façon subtile : le Décaméron contient la même révolution corporelle que les retables de Giotto, où l'on voit une Vierge sensuelle et expressive, à la différence des poses figées dans un style byzantin élaborées par les maîtres précédents.

Dans l'introduction à la quatrième journée, sans doute irrité par les critiques lui reprochant d'avoir perdu son temps pour des balivernes de bas étage au détriment de sujets plus élevés, d'avoir délaissé les Muses pour de vulgaires femmes, Boccace va afficher ouvertement sa préférence pour les femmes en chair et en os plutôt que pour les Muses, avouant avoir «déjà écrit mille vers pour les femmes et pas un pour les Muses» et estimant que «nous ne pouvons pas passer notre vie avec les Muses, pas plus qu'elles ne peuvent passer la leur avec nous» : les véritables Muses de Boccace existent concrètement, et en général il n'a pas fait qu'écrire sur elles, y compris Fiammetta. Boccace ne fait ici que rejoindre Epicure pour qui si les dieux existent, ils ont autre chose à faire que de s'occuper du commun des mortels. Aux mortels donc de faire de même, de s'occuper de leur vie sur terre et non de Dieu ou des dieux. Une autre teinte d'épicurisme dans le Décaméron est présente dans la neuvième nouvelle de la sixième journée, mettant en scène

Genièvre. Francesca estime que le livre a ainsi joué un rôle d'entremetteur entre eux, de même que Galehaut servit d'intermédiaire entre Lancelot et Genièvre.

1 Averroïsme et épicurisme étaient souvent tous deux pareillement assimilés à un athéisme, interdisant la séparation du corps et de l'âme. Averroès estimait que la raison pouvait contredire la foi, et qu'il existait ainsi parfois une « double vérité », concept évidemment combattu par les religions.

2 Aspect de Boccace que Pasolini aura su parfaitement rendre dans sa version du Décaméron, ayant toutefois insisté de façon quelque peu excessive sur les corps masculins.

Guido Cavalcanti, poète contemporain de Dante et on ne peut plus épicurien. Pris à partie par de jeunes aristocrates et accusé d'athéisme, ce dernier par une réplique bien sentie renvoie ses détracteurs à leur ignorance, leur faisant comprendre que celle-ci les rend plus morts encore que les mors du cimetière dans lequel ils se trouvent : nous avons ici en filigrane une défense des préceptes épicuriens et surtout un refus de l'incompatibilité entre philosophie antique et religion chrétienne. Sans aller jusqu'à proclamer la mortalité de l'âme, Boccace montre qu'il préfère se tenir à la raison humaine plutôt que de tenter de connaître en vain les secrets du divin. Il se détache largement de la morale chrétienne manichéenne, dominante au Moyen Age où la peur de l'Enfer n'a jamais été aussi grande, où les frontons des cathédrales dévoilent toute une vision naïve du Bien et du Mal, avec d'un côté la béatitude des élus et de l'autre l'horreur des damnés, voués aux flammes éternelles... Le Décaméron notamment a pu choquer ses contemporains par son côté amoral dans plusieurs aspects.

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