b) Epicurisme et libertinage
Profondément marqué par les textes antiques
depuis sa jeunesse napolitaine, Boccace a été séduit par
la philosophie épicurienne déformée par Horace: l'immense
majorité des personnages du Décaméron sont
adeptes du Carpe diem, à commencer par la troupe de jeunes
gens1, qui fuit la peste de Florence évidemment pour
échapper à la mort mais aussi pour pouvoir vivre et se divertir
comme il sied de le faire à leur âge, au lieu de demeurer à
ne rien faire, entouré de cadavres. Rompant avec la mentalité
médiévale, Boccace affirme ainsi le plaisir de la vie terrestre,
envers et contre tout. Des Trois Couronnes, Boccace est indiscutablement le
plus terre à terre : s'il apprécie l'amour galant, il vaut mieux
tout de même qu'il soit consommé. A la différence de Dante
et Pétrarque qui ont voué une passion à Béatrice et
Laure toute spirituelle, son amour pour Fiammetta a lui bien été
consommé, même si la fin lui fut douloureuse, ayant
été délaissé. L'amour apparaît dans le
Décaméron comme un désir naturel, une force
irrésistible que Boccace ne semble pas
1 Pampinea, la plus âgée de la compagnie (ce qui
lui confère une sorte d'autorité naturelle), à l'origine
du projet d'escapade, ne propose rien d'autres que d'aller jouir des plaisirs
de la vie : «Un jour là, le lendemains ailleurs, goûtons
à la joie et à la fête que les temps présents
peuvent donner» p.49-50
rejeter en ce qu'elle matérialise le sentiment le plus
noble aux yeux de notre écrivain. La dimension charnelle de l'amour dans
le Décaméron est d'ailleurs affirmée
d'emblée, vu que l'oeuvre commence par ces termes : «Ici commence
le livre qui a pour titre Décaméron et pour sous-titre
Prince Galehaut1...» Cette allusion à Dante que
Boccace prend ici à contre-pied fait dire à Christian Bec dans
l'introduction de son édition du Décaméron que
Boccace «revendique la responsabilité d'un nouveau monde : non plus
rigidement chrétien, non plus uniquement pécheur, mais ouvert et
«laïc». Car il place, entre autres choses, son
Décaméron sous le signe de l'amour charnel, naturel,
triomphant.» (p.6) Tout le contraire de Dante qui, même s'il a
éprouvé beaucoup de compassion pour les malheurs de Francesca et
Paolo, les a tout de même condamnés à l'Enfer et au
châtiment éternel. A bien des égard, le
Décaméron célèbre le péché
en tant qu'acte à la fois vital et subversif.
Il ne faut donc pas s'étonner que dans nombre de
nouvelles du Décaméron, et de façon parfois un
peu brutale ou caricaturale, l'éclosion de la passion s'accompagne
immédiatement du désir sexuel le plus ardent et que l'on passe
ainsi sans cérémonies du lyrisme au matérialisme, de l'art
à l'artisanat. Céder au désir apparaît on ne peut
plus sain, car c'est obéir aux lois de la nature : c'est cela qui
amène Boccace à justifier de nombreux adultères, à
partir du moment où ils sont motivés par un amour honnête,
concernant la plupart du temps des femmes mal mariées. Elles enfreignent
certes les lois civiles mais non point les lois de la nature, au contraire
elles s'y conforment et Boccace blâme ainsi les unions contraires
à la nature, comme entre une jeune femme et un vieillard ou une femme et
un homosexuel.
Le Décaméron est empreint par endroits
d'une certaine culture bolonaise toute faite d'épicurisme. Benvenuto da
Imola a écrit à propos des Bolonais : «Bononienses sunt
homines carnales dulcis sanguinis et suavis naturae (Litt : «Les Bolonais
sont des hommes charnels au doux sang et de nature suave»). Or dans
l'usage de l'époque, l'emploi du terme «carnales» s'appliquait
parfaitement aux épicuriens et c'était même ainsi que
l'empereur Frédéric II, lui-même épicurien de
réputation, était qualifié. Nous voyons d'ailleurs dans la
dixième nouvelle de la première journée un médecin
bolonais, Maître Alberto, continuer
1 Au chant V de l'Enfer, Dante rencontre un couple de
luxurieux, Francesca da Rimini et Paolo Malatesta, qui lui expliquent qu'ils
ont cédé à leurs désirs en lisant ensemble les
amours de Lancelot et de la reine
à faire le galant alors qu'il n'en est plus à sa
première jeunesse, approuvé en cela par Boccace, qui devra faire
face aux mêmes critiques que le médecin dans l'introduction
à la quatrième journée. Le médecin incarne le
versant scientifique et laïque du savoir médiéval et
à l'époque Bologne comptait de nombreux médecins dit
averroistes1. Dans la nouvelle VIII, 7, Boccace loue «la
douceur du sang bolonais», reprenant les mêmes termes que Benvenuto
da Imola, à propos d'une femme de Bologne qui cède rapidement et
de bon gré à la passion de l'intendant de son mari.
Nous avons ainsi affaire à de nombreux cas où
les protagonistes du Décaméron font preuve d'un
libéralisme inédit en matière de moeurs, se laissant aller
à assumer leurs fantasmes. On se rend d'ailleurs compte que Boccace est
fasciné par le corps humain2, au vu des descriptions
sensuelles qu'il donne des femmes ou de détails croustillants qu'il
distille de façon subtile : le Décaméron contient
la même révolution corporelle que les retables de Giotto,
où l'on voit une Vierge sensuelle et expressive, à la
différence des poses figées dans un style byzantin
élaborées par les maîtres précédents.
Dans l'introduction à la quatrième
journée, sans doute irrité par les critiques lui reprochant
d'avoir perdu son temps pour des balivernes de bas étage au
détriment de sujets plus élevés, d'avoir
délaissé les Muses pour de vulgaires femmes, Boccace va afficher
ouvertement sa préférence pour les femmes en chair et en os
plutôt que pour les Muses, avouant avoir «déjà
écrit mille vers pour les femmes et pas un pour les Muses» et
estimant que «nous ne pouvons pas passer notre vie avec les Muses, pas
plus qu'elles ne peuvent passer la leur avec nous» : les véritables
Muses de Boccace existent concrètement, et en général il
n'a pas fait qu'écrire sur elles, y compris Fiammetta. Boccace ne fait
ici que rejoindre Epicure pour qui si les dieux existent, ils ont autre chose
à faire que de s'occuper du commun des mortels. Aux mortels donc de
faire de même, de s'occuper de leur vie sur terre et non de Dieu ou des
dieux. Une autre teinte d'épicurisme dans le Décaméron
est présente dans la neuvième nouvelle de la sixième
journée, mettant en scène
Genièvre. Francesca estime que le livre a ainsi
joué un rôle d'entremetteur entre eux, de même que Galehaut
servit d'intermédiaire entre Lancelot et Genièvre.
1 Averroïsme et épicurisme étaient souvent
tous deux pareillement assimilés à un athéisme,
interdisant la séparation du corps et de l'âme. Averroès
estimait que la raison pouvait contredire la foi, et qu'il existait ainsi
parfois une « double vérité », concept
évidemment combattu par les religions.
2 Aspect de Boccace que Pasolini aura su parfaitement rendre dans
sa version du Décaméron, ayant toutefois insisté
de façon quelque peu excessive sur les corps masculins.
Guido Cavalcanti, poète contemporain de Dante et on ne
peut plus épicurien. Pris à partie par de jeunes aristocrates et
accusé d'athéisme, ce dernier par une réplique bien sentie
renvoie ses détracteurs à leur ignorance, leur faisant comprendre
que celle-ci les rend plus morts encore que les mors du cimetière dans
lequel ils se trouvent : nous avons ici en filigrane une défense des
préceptes épicuriens et surtout un refus de
l'incompatibilité entre philosophie antique et religion
chrétienne. Sans aller jusqu'à proclamer la mortalité de
l'âme, Boccace montre qu'il préfère se tenir à la
raison humaine plutôt que de tenter de connaître en vain les
secrets du divin. Il se détache largement de la morale chrétienne
manichéenne, dominante au Moyen Age où la peur de l'Enfer n'a
jamais été aussi grande, où les frontons des
cathédrales dévoilent toute une vision naïve du Bien et du
Mal, avec d'un côté la béatitude des élus et de
l'autre l'horreur des damnés, voués aux flammes
éternelles... Le Décaméron notamment a pu choquer
ses contemporains par son côté amoral dans plusieurs aspects.
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