2) Un écrivain qui sent le souffre
Un des aspects de Boccace qui nous parle le plus aujourd'hui,
c'est son aspect sulfureux, frondeur, raillant les institutions, critiquant le
dogme, ce qui lui a valu de son temps un certain nombre de critiques. L'Eglise
est sans doute sa principale victime, vu le nombre de portraits de moines
défroqués, stupides ou hypocrites auquel nous avons droit dans le
Décaméron. On sent également chez Boccace un
côté matérialiste, proche en cela des épicuriens.
L'intérêt que porte Boccace à l'Antiquité l'a
imprégné de la morale païenne mais également de la
religion, au point qu'il invoque dans ses oeuvres à plusieurs reprises
les dieux antiques comme il invoquerait le Dieu chrétien, donnant le
sentiment d'y croire.
Si Boccace se fait une haute conception de l'amour des femmes
comme nous l'avons déjà indiqué, il n'empêche que
par ailleurs ce même amour ne serait que du vent si l'on occultait son
côté charnel. Boccace ne goûte que fort peu les amours
platoniques : lorsque ses personnages prennent conscience de leur amour, ils
songent immédiatement aux moyens d'assouvir leurs désirs et ne
perdent pas en lyrisme et mélancolie inutiles. Boccace a lui-même
traîné derrière lui une réputation de libertin, au
point qu'il a dû se défendre au cours de la rédaction du
Décaméron de nombreuses critiques1, et qu'il
a reçu chez lui la visite d'un chartreux venu le sermonner et exiger
qu'il fasse pénitence pour échapper à la mort2
!
Au-delà de cette tendance impie et libertine, il y a
une véritable amoralité globale dans le
Décaméron : les escrocs et voleurs parviennent
très souvent à s'en tirer, et l'amusement voire l'admiration
provoqués par l'habileté ou la ruse de gens mal famés
passe bien avant la condamnation de leurs actes. Le
Décaméron n'est jamais aussi vivant et coloré que
lorsque Boccace dépeint cette humanité des bas-fonds, à la
fois fascinante et sordide, et même s'il ne va certainement pas
jusqu'à les approuver ouvertement, on voit bien que ce sont
1 Dans l'introduction à la quatrième
journée, Boccace prend le temps de répondre à ses
détracteurs qui lui reprochent la vulgarité de son ouvrage, ce
qui laisse supposer que le Décaméron a connu des
diffusions partielles...
2 Rapporté entre autre par Vittore Branca dans
son édition italienne du Décaméron
ces personnages-là qui contribuent majoritairement
à faire du monde de Boccace un monde vivant1...
a) Satire religieuse
Boccace n'est peut-être pas fondamentalement
anticlérical, en tout cas certainement pas antireligieux : il sera
lui-même ordonné prêtre au début des années
1360. Cependant le plaisir qu'il prend à se gausser des hommes de
religion est évident. Etant affirmé à plusieurs reprises
dans le Décaméron que les religieux sous la soutane n'en
restent pas moins hommes2, ces derniers ne rechignent point à
goûter aux délices du péché, et à profiter
des occasions de plaisir qui leur sont offertes par la Fortune.
On remarque d'abord que les trois premières nouvelles
du Décaméron sont chacune de plus en plus audacieuse en
matière de religion, comme si Boccace voulait d'emblée donner le
ton. En effet la première nouvelle conte l'histoire d'un personnage des
plus exécrables3, Maître Ciappelleto de Prato, qui par
une fausse confession4 passe pour un homme des plus honnêtes
auprès du moine, qui décide de le faire enterrer au
monastère où il sera vénéré comme un saint.
Avec cette nouvelle, le conteur Panfilo se propose de démontrer que
parfois les hommes qui prient Dieu se trompent d'intercesseur en prenant une
vermine pour un saint homme. Mais comme Dieu s'attache plus «à la
pureté des intentions du suppliant» qu'à la véritable
nature de l'intercesseur invoqué, il exauce les prières
malgré tout, faisant alors passer du coup le bandit pour un saint
véritable... L'audace religieuse est indiscutable, Panfilo
suggérant que sans doute beaucoup de saints vénérés
par les populations et reconnus comme tels par l'Eglise sont peut-être en
réalité des
1 D'où le titre pertinent choisi par Pier Paolo
Pasolini pour sa trilogie cinématographique comprenant le
Décaméron, Les contes de Canterbury et Les
Mille et une nuits : La Trilogie de la Vie. D'ailleurs le
cinéaste a largement accentué le côté populaire de
l'oeuvre de Boccace, privilégiant les nouvelles mettant en scène
des personnages simples voire pauvres, reprenant des histoires de bandits et
transposant la majorité des nouvelles à Naples au lieu de
l'élitiste Florence...
2 Nouvelle VII, 3 : «Madame, si j'enlève cette
tunique, vous verrez devant vous non pas un frère, mais un homme fait
comme les autres.»
3 Le personnage de Ciappelleto est décrit tour à
tour comme faussaire, parjure dans les tribunaux, voleur, tricheur aux jeux,
assassin, impie, ivrogne, luxurieux, et enfin homosexuel, «aimant autant
les femmes que les chiens les coups de bâton, l'autre sexe le
réjouissait, par contre, plus que tout autre individu.» p.58. La
liste est complète, presque aussi exhaustive que celle légendaire
des délits commis par Tuco dans Le Bon, la Brute et le Truand
de Sergio Leone.
4 Ciappelleto au lieu de dire la vérité s'accable
de reproches avec emphase avant de débiter des péchés tout
aussi ridicules qu'anodins, comme s'ils étaient pour lui d'une
gravité sans bornes.
personnages du même acabit que Ciappelleto, mais que
leur efficacité comme intercesseurs de nos prières est tout aussi
grande. Quant au moine confesseur, on ne sait s'il a cru aux balivernes de
Ciappelleto par naïveté pure ou s'il n'a pas miroité
l'intérêt symbolique et financier qu'aurait son monastère
à héberger la dépouille d'un homme si vertueux
d'apparence.
Dans la deuxième nouvelle, nous avons affaire à
un juif qui, pressé de se convertir par un ami chrétien, se rend
à Rome où constatant la perversité et la décadence
du clergé, se convertit aussitôt, jugeant que si l'Eglise est
aujourd'hui toute puissante malgré la dépravation de ses
membres1, c'est qu'elle a vraiment les faveurs de Dieu. La critique
des moeurs du clergé est acerbe, Boccace ne cessera d'étaler au
fil de son oeuvre maîtresse les contradictions entre les principes
prônés par les membres du clergé et leurs actes.
La troisième nouvelle est elle encore plus audacieuse :
le protagoniste de l'histoire, un usurier juif du nom de Melchisédech,
en vient à répondre que nul ne peut savoir quelle est la vraie
Loi parmi les Lois juive, chrétienne et sarrasine. Même s'il
s'agit d'une réponse faite pour déjouer le piège de
Saladin qui voulait le mettre à l'épreuve, Boccace pourrait
plaider ici pour une tolérance religieuse et faire preuve d'un certain
relativisme religieux : christianisme ne détiendrait pas
forcément la Vérité absolue, nul ne peut le savoir avec
certitude... On voit ainsi que Boccace, dès le début du
Décaméron, affiche une liberté de ton sur la
religion qui a dû en hérisser plus d'un à
l'époque.
La quatrième nouvelle ne va pas épargner non
plus les religieux, même si là le comique passe avant la critique
: un moine prend l'habitude de coucher avec une jeune paysanne, jusqu'à
ce qu'il soit surpris par l'abbé, qui hésite à le punir
pour pouvoir goûter lui-même aux plaisirs terrestres avec la jeune
fille1, avant finalement de se montrer clément. C'est ici
l'hypocrisie des religieux,
1 Naturellement Boccace s'en donne à coeur joie :
«il s'aperçut que du plus grand au plus petit, tous commettaient le
plus malhonnêtement du monde le péché de luxure,
cédant soit au penchant de la nature, soit au vice de la sodomie, sans
aucune retenue, remords ou honte, si bien que les prostituées et les
jeunes garçons étaient là de puissants
intermédiaires pour obtenir les grâces les plus hautes. En outre
il trouva ces gens-là sans exception gloutons, buveurs, ivrognes et
luxurieux, et tels des bêtes brutes, plus esclaves de leur ventre que
d'autre chose ; puis les observant encore de plus près, il
s'aperçut qu'ils étaient si avares, si cupides qu'ils monnayaient
aussi bien le sang humain, et même chrétien, que les biens
sacrés d'où qu'ils provinssent, d'offrandes ou de
bénéfices ecclésiastiques, se livrant ainsi à un
immense trafic pour lequel ils disposaient de plus de courtiers qu'il n'y en
avait à Paris pour s'occuper de drap et autre commerce...»
p.73-74
avec cet abbé qui a failli punir le moine pour des
raisons tout à fait hypocrites, qui est avant tout
dénoncée, plutôt que la transgression des règles
elles- mêmes. Ce sera flagrant dans la sixième nouvelle (toujours
de la première journée), qui met en scène un moine
inquisiteur, plus intéressé par les bourses des
blasphémateurs qu'à leur repentir, ou encore dans la
deuxième nouvelle de la neuvième journée, où une
abbesse accable de reproches une soeur prise en flagrant délit de luxure
alors qu'elle s'est elle-même coiffée par mégarde des
braies du prêtre avec lequel elle passait la nuit au moment où les
autres soeurs sont venues l'avertir du manquement de l'une d'entre elles. Un
garçon de la compagnie, Filostrato, en viendra d'ailleurs à dire
que pourfendre l'hypocrisie des religieux est fort aisé, qu'il s'agirait
d'une cible immobile pour un archer.
Boccace se plait ainsi à peindre un clergé
à visage humain, qui pèche autant que le commun des mortels.
Même s'il se moque allègrement de ses travers, il estime
lui-même que les règles qui l'encadrent sont trop
sévères et ne blâme pas fondamentalement ceux qui
cèdent à la tentation (et ils sont nombreux). Les membres du
clergé se retrouvent dans tous les échelons de la
société, même dans les plus vils : nous voyons un
prêtre complice d'une bande de voleurs allant piller le tombeau d'un
archevêque2 qui est le seul à oser
pénétrer lui-même dans le tombeau, nous voyons un autre
prêtre se rendre complice de Bruno et Buffalmaco lorsque ceux-ci
dérobent le porc de Calandrino.
Boccace emploie également une ironie à la
Voltaire lorsqu'il s'agit de critiquer le ridicule de certaines règles
imposée par la religion. Ainsi dans la troisième nouvelle de la
septième journée, un frère n'a pas grand mal à
convaincre sa commère de coucher avec lui : un syllogisme lui a
suffi3. La dixième nouvelle de la même journée
est elle encore plus explicite car un mort ayant couché avec sa
commère revient sur terre voir son meilleur ami et lui explique que
là-haut ce genre de sottises n'est absolument pas pris en
considération, ce que l'ami survivant ne tardera pas à mettre
à profit. Quant à la chasteté, le
Décaméron donne trop d'exemples d'infractions à
cette règle sans
1 « Il pensa le semoncer de belle manière et le faire
jeter en prison afin de se réserver la proie conquise. » p.82
2 Dans la nouvelle II, 5.
3 Le moine, parrain du fils de son amante, explique à
sa commère qu'entre le mari et lui-même, c'est le mari qui est le
plus proche parent de son fils, mais que cela ne l'empêche pas de coucher
avec lui. Il n'y a donc pas de raison qu'elle ne puisse coucher aussi avec son
compère, puisque celui-ci est d'une parenté bien plus
éloignée...
pour autant que les clercs ayant cédé à
leurs sens en soient ouvertement blâmés pour ne pas penser que
Boccace soit sceptique sur l'intérêt de telles coutumes. Il est en
tout cas certain que les travers que reproche Boccace aux institutions
religieuses sont à peu près les mêmes que ceux qui seront
dénoncés du temps de Luther. L'Eglise, quasi unique refuge du
savoir et de la connaissance durant des siècles, ne semble pas dans le
Décaméron aller dans la voie du progrès.
D'ailleurs dans Fiammetta, la narratrice s'adresse bien plus souvent
aux dieux romains qu'au Dieu chrétien. Pleine de culture
littéraire latine, Fiammetta est dans un univers mental bien plus
imprégné de mythologie que de Bible, au point qu'on pourrait se
demander si elle a vraiment foi en Dieu... Si elle se sent plus proche des
dieux antiques c'est avant tout parce que ce sont des dieux à visage et
caractère humain, avec des qualités et des défauts, et non
des êtres parfaits inaccessibles : l'humaniste Boccace
préfère ainsi l'immanent au transcendant, l'humain au divin...
|