c) Un Décaméron peuplé de femmes
dominatrices et charismatiques
Boccace se plaît à brosser dans le
Décaméron des portraits de femmes au caractère
fort, au tempérament frondeur, souvent aux prises par opposition avec un
mari stupide et borné. Dans nombre de nouvelles, la hiérarchie
est renversée, le faible mari se fait berner par sa femme, et souvent la
compagnie de jeunes gens juge que le dit mari n'a que ce qu'il mérite.
Ainsi dans la cinquième nouvelle de la septième journée la
narratrice Fiammetta annonce ouvertement qu'un mari jaloux ne mérite
rien d'autre que de se voir pousser les cornes2, ce dont la
protagoniste de l'histoire ne se privera pas.
Boccace se plait à inverser les rôles
traditionnellement dévolus à l'homme et à la femme. Ainsi
en amour c'est bien souvent la femme qui fait le premier pas, qui choisit et
conquiert elle-même son amant et non pas l'inverse. Cela se retrouve
particulièrement dans la troisième nouvelle de la
troisième journée, où une femme mariée ayant
jeté son dévolu sur un «valeureux homme» se plaint
auprès d'un prêtre d'être harcelée par lui. L'homme
comprend parfaitement les
1 «Mais vous savez, j'en suis certaine, que les lois
doivent être les mêmes pour tous et être faites avec
l'assentiment de ceux auxquels elles s'appliquent. Or, tel n'est pas le cas,
puisque ladite disposition n'a pour cible que les pauvres femmes sans
défense [...].De plus, jamais femme n'a donné son assentiment
à une telle disposition, aucune n'a jamais été
appelée à donner son avis en la matière : on peut donc
à juste titre considérer ce texte comme mauvais.» p. 513
2 «Je pense que les femmes ont toutes les raisons de leur
jouer des tours (aux jaloux), surtout lorsque rien ne fonde leurs
soupçons. Et, si les législateurs avaient été
suffisament diligents, je juge qu'ils n'auraient pas traité ces cas
d'espèce autrement que comme des affaires de légitime
défense» p.559
intentions de la perfide après avoir été
accablé de reproches par le prêtre lui ayant
répété la confession de la dame : il ne se privera pas de
satisfaire la belle. Ainsi c'est ici la femme qui est maîtresse de
l'action : elle assume ses désirs, trompe sciemment son mari qu'elle
estime indigne d'elle, fait le premier pas avec son amant, use de fourberie
avec le prêtre. Ayant pris son destin en main elle se montre
indépendante du bon vouloir des hommes à améliorer sa
condition. A la fin la narratrice souhaitera à toute la compagnie
d'avoir le même plaisir que cette dame : non seulement Boccace ne
blâme pas sa conduite mais semble faire d'elle un exemple à
suivre.
Inspiré par l'amour courtois, Boccace va tout de
même prendre ses distances dans le Décaméron,
préférant la plupart du temps voir des femmes dans un rôle
actif et non pas simplement d'attente. La neuvième nouvelle de la
septième journée renverse complètement les codes de
l'amour courtois puisqu'ici c'est la femme qui va déclarer son amour
à l'élu de son coeur, un serviteur de son mari, qui la soumettra
à des épreuves1 pour s'assurer de sa
sincérité, craignant qu'il ne s'agisse d'un piège. Cet
échange de rôle valorise la femme dans son esprit d'initiative et
son dynamisme.
Les maris eux-mêmes ont assez peur de leurs femmes. Le
stupide Calandrino2, refusant à ses compères peintres
Bruno et Buffalmacco le plaisir de faire tous les trois bonne chère d'un
porc que lui avait fourni une propriété de sa femme et qu'il
destinait au saloir en vue d'un repas de famille, répond en ces termes
à ses acolytes qui lui proposaient de faire croire à sa femme
qu'on lui avait volé le porc : ((Non, elle ne le croirait pas et me
chasserait du logis.» Dans la cinquième nouvelle de la
neuvième journée, nous retrouvons les mêmes personnages et
Calandrino subit les foudres de sa femme pour avoir tenté d'en
séduire une autre, de telle manière que nous comprenons mieux
pourquoi il redoute tant sa femme : ((Dame Tessa s'élança les
ongles en avant vers le visage de Calandrino [...] et le griffa de
partout». Boccace se plaît à brosser ces portraits de femmes
pittoresques, hautes en couleur, parfois un peu trop caricaturales mais qui
font mener la vie dure aux hommes, ne se laissant pas faire et se battant
vigoureusement pour défendre leurs droits.
1 Ces épreuves sont plutôt comiques puisque la
dame doit successivement tuer l'épervier de son mari en sa
présence, envoyer à son futur amant une touffe de poils de la
barbe de son mari, et enfin une dent de celui-ci, parmi les plus saines. Nous
sommes loin des combats épiques que mènerait un chevalier servant
pour l'amour de sa dame.
2 Dans la nouvelle VIII, 6.
On remarque également que les femmes du
Décaméron sont dotées d'un appéttit sexuel
hors norme1, au point que la grande majorité des
adultères est causée par l'incapacité à être
satisfaite par un seul homme, quand bien même celui-ci se montrerait
vaillant. On apprend un détail amusant dans la troisième nouvelle
de la neuvième journée lorsque Calandrino, berné comme
d'habitude par Bruno et Buffalmacco, croyant qu'il attend un enfant, en vient
à accuser sa femme et le fait qu'elle préfère se placer
au-dessus de lui lorsqu'ils font l'amour : les femmes de Boccace assument
pleinement leurs besoins sexuels, se libérant ainsi du carcan de la
morale religieuse qui sévissait à l'époque. Elles n'ont
que peu de remords ou de complexes, leurs désirs apparaissent au lecteur
comme tout à fait sains et naturels.
Mais Boccace ne se borne pas à rire des maris cocus et
à célébrer l'ingéniosité des femmes
adultères, il brosse également des portraits de femmes on ne peut
plus nobles de coeur et d'esprit, ayant fait preuve d'un courage et d'une
dignité exemplaires. Il suffit de penser à Madame Beritola, dans
la sixième nouvelle de la deuxième journée, qui
vécut pendant des mois seule sur une île, son mari étant
prisonnier de Charles d'Anjou et ses enfants capturés par des corsaires,
avant de retrouver les siens par miracle. La neuvième nouvelle de la
même journée conte elle le destin de la femme d'un marchand qui,
injustement soupçonnée d'adultère, parvient à
échapper à la mort que son mari lui destinait, s'engage comme
matelot avant d'échouer au service du sultan d'Egypte,
déguisée en homme. Etant entrée dans les faveurs du Sultan
qui ne fait que se louer de la qualité de ses services, elle retrouve
son mari et lui prouve son innocence avant de rentrer à Gênes avec
lui. Nous avons enfin l'exemple de la neuvième nouvelle de la
troisième journée, dans laquelle une femme médecin ayant
guéri le roi de France d'une fistule se trouve méprisée
par son noble mari Bertrand de Roussillon que le roi lui avait accordé
en récompense à sa propre demande. Si à la fin le mari se
rend compte de la valeur de son épouse et lui témoigne la
considération qu'il lui doit, son attitude du début, uniquement
motivée par des préjugés sociaux et par la méfiance
qu'inspire une femme savante ayant étudié, est implicitement
condamnée. Au contraire le courage de la femme qui parvient finalement
à conquérir son mari, son intelligence et même son culot
(étant amoureuse de Bertrand depuis le
1 Nouvelle V, 10 : «la femme qu'il épousa
était une jeune gaillarde, à laquelle il eût fallu deux
maris au lieu d'un ».
début, c'est elle-même qui est allée
demander sa main au roi, après l'avoir guéri d'une fistule) ne
peuvent que susciter l'admiration. Boccace se plait ainsi à raconter des
histoires où les femmes jouent non seulement le rôle principal
mais se montrent également d'une intelligence et d'une force de
caractère bien souvent supérieures à celles des hommes.
Les femmes sont même aptes à remplir des fonctions importantes
dans la société, que ce soit médecin ou conseiller des
princes comme nous l'avons vu dans les nouvelles précitées.
Le Décaméron ne se contente donc pas de
s'apitoyer sur le sort des femmes du temps de Boccace : au-delà des
nombreuses situations comiques traditionnelles où nous voyons des femmes
berner des maris stupides et jaloux, il montre également des femmes qui
ont su obtenir respect et considération, du fait de leurs talents et de
leurs mérites. Dans le même temps la justification explicite de
nombreux adultères nous montre à quel point Boccace pouvait se
montrer subversif pour son époque...
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