b) Un regard pertinent sur la condition féminine
Dans le prologue du Décaméron, Boccace
donne l'impression de dénoncer la situation de certaines femmes. Il a
écrit cette oeuvre dans le but de consoler les femmes ayant subi un
chagrin amoureux, estimant que celles-ci auraient plus de difficultés
à s'en remettre que les hommes.2 En effet, trop de dames
mènent une vie oisive, recluses dans leurs chambres, et n'ont
guère accès à des distractions leur permettant d'oublier
leurs peines : elles sont seules face à leurs tourments, ne pouvant s'en
détacher, ce qui suscite ainsi la pitié de
l'écrivain3. Au contraire les hommes peuvent aller à
la chasse, se réunir entre eux, se réfugier dans leur travail,
tout ce qui leur permet d'oublier d'éventuels souvenirs douloureux. De
tels propos résonnent particulièrement aux oreilles du lecteur
d'aujourd'hui, qui se rend compte que les débats actuels sur la place de
la femme dans la société et sur son rôle dans la famille
sont déjà traités dans une oeuvre du XIVème
siècle !
Cette triste situation des femmes, enfermées par leurs
maris ou leur famille, évoquée dans le prologue du
Décaméron se retrouves dans plusieurs nouvelles de la
même oeuvre. On remarque que même les femmes échappant en
principe le plus à l'autorité d'un mari, d'un père ou d'un
frère, c'est-à-dire les veuves, subissent elles aussi des
pressions pour se remarier, comme on le voit dans l'avant-dernière
nouvelle du recueil, où la femme de messire Torello, parti en croisade
et tenu pour mort, est pressée par sa famille de se remarier,
1 Décaméron, X, 6 : «voici que firent
leur apparition dans le jardin deux filles, [...] à la blonde chevelure
d'or toute bouclée et dénouée et couronnée d'une
légère guirlande de pervenches. [...] Elles étaient
simplement vêtues d'une tunique de lin léger et blanc comme neige.
[...] Les jeunes filles [...] sortirent du vivier, leur blanche et
légère tunique plaquée sur leur chair, de sorte qu'elle ne
dissimulait presque plus rien de leur corps délicat.» Trad. Marthe
Dozon, s.d. Christian Bec.
2 «Elles sont beaucoup moins fortes que les hommes pour
endurer leurs peines» p.33 trad. Marc Scialom s.d. Christian Bec.
3 « Empêchées par les volontés, les
plaisirs, les commandements des pères, des mères, des
frères et des maris, elles restent le plus souvent recluses dans
l'étroite enceinte de leurs chambres... » p.32-33
ce à quoi elle se résout finalement1,
jusqu'à ce que son premier mari réapparaisse à Pavie de
façon miraculeuse. La première nouvelle de la quatrième
journée met elle aussi en scène une jeune veuve qui vit chez son
père, Tancredi le prince de Salerne, qui l'aime de façon
possessive au point de se refuser à la remarier et de faire tuer son
amant qui était un de ses valets. Lui ayant fait manger le coeur de
celui qu'elle aimait, il hésite lui-même à tuer sa propre
fille, avant que finalement ce soit elle-même qui se donne la mort.
On remarque que beaucoup de femmes dans le
Décaméron ne sont pas libres de construire leur propre
bonheur avec la personne de leur choix, et Boccace les prend en pitié,
faisant preuve de beaucoup d'indulgence à l'égard de celles qu'un
mauvais mariage poussera à commettre des adultères. Les mariages
arrangés sont loin de produire les meilleurs résultats, les
femmes se voient souvent attribués des maris vieillissants, impuissants
ou stupides, ce qui les pousse facilement à aller voir ailleurs. Ainsi
dans la dixième nouvelle de le deuxième journée, la jeune
épouse d'un vieux juge, se faisant enlever par un corsaire plus à
son goût, refuse de retourner avec son mari lorsque celui-ci parvient
à la retrouver. Chez Boccace la critique est souvent présente en
filigrane, l'écrivain fait toujours passer l'histoire avant le message,
la littérature avant la politique, cependant on trouve toujours des
allusions, des précisions d'apparence anodine, mais qui en
réalité peuvent en dire long sur le regard que porte Boccace sur
la société de son temps. C'est ainsi que lorsque l'épouse
du juge lui exprime son refus de rentrer à Pise avec lui, principalement
motivé par le peu de vigueur de son mari à lui donner du plaisir,
elle critique également le choix de ses parents de lui avoir
donné un tel mari de façon intéressée, pour un
piètre résultat2.
Il y a tout de même une nouvelle où Boccace
semble se mouiller bien plus qu'à l'accoutumée. Il s'agit de la
septième nouvelle de la sixième journée, où une
femme adultère de Prato risque le bûcher selon une disposition
statutaire de la ville3. Au tribunal l'accusée va tenir un
véritable discours
1 Et la pression familiale semble avoir été forte
puisqu'un abbé, oncle de Torello, lui parle en ces termes : «ta
femme, vaincue par les prières et les menaces de sa
famille, mais contre son gré, est sur le point de se remarier». p.
837
2 «Que mes parents n'y ont-ils pensé [à
mon honneur] quand ils m'ont donnée à vous !»,
s'exprime-t-elle, devant son mari qui avançait qu'elle devait le suivre
ne serait-ce que pour préserver son honneur ainsi que celui de sa
famille. Il est évident que les parents ont bien plus pensé
à la position sociale du mari, qui est juge, qu'au bonheur de leur
propre fille, or cela les conduit finalement directement au
déshonneur.
3 Cette disposition ordonnait le bûcher pour les femmes
adultères prises en flagrant délit par leurs maris ainsi que
celles s'étant données au premier venu pour de l'argent.
politique1, dénonçant
l'inégalité hommes/femmes devant la loi et arguant de
l'invalidité de cette disposition au motif qu'elle concerne les femmes
mais que celles-ci n'ont été absolument pas consultées
à son sujet. Elle obtient ainsi une modification de la disposition
incriminée et obtient la vie sauve. Le conteur de la nouvelle juge
lui-même la disposition «sévère et critiquable» :
sans aller jusqu'à dire que Boccace milite pour les droits politiques
des femmes, le fait est que nous avons un exemple ici d'une femme courageuse
qui parvient à dénoncer la tyrannie abusive des hommes. Dans
cette nouvelle, Boccace ne se contente plus de prendre une femme en
pitié, il la fait agir et même triompher : en fait chez Boccace
les femmes préfèrent lutter elles-mêmes activement et
efficacement pour leur émancipation au lieu de s'apitoyer sur leur sort
et de demander pitié.
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