I Le Boccace du Décaméron,
humaniste et progressiste avant l'heure
Le Décaméron met bien à mal
l'orgueil du lecteur français, si celui-ci songe au raffinement de
Florence, Naples ou Bologne tel qu'on le voit dans les nouvelles, s'il songe
qu'en Italie avant Boccace il y a déjà eu Dante et Giotto, s'il
songe enfin à la magnificence du train de vie de la compagnie de jeunes
gens de l'histoire principale1, pendant qu'au même moment la
France elle est en pleine guerre de cent ans et va vers la ruine, le
désastre de Poitiers se faisant imminent, après que la
débandade de Crécy eut déjà lieu.
Boccace représente lui-même une étape
importante du processus intellectuel auquel on assiste en Italie et qui allait
aboutir à l'humanisme. Le Décaméron, son oeuvre
majeure, fait preuve d'une indiscutable modernité mais n'a pas pour
autant le monopole de la modernité boccacienne. De la modernité
de Boccace et de ses dispositions humanistes, c'est avant tout son rapport aux
femmes qui se manifeste le plus clairement : grand amateur de femmes, Boccace
les vénère et les plaint à la fois, leur donnant la part
belle dans ses oeuvres. Boccace porte également un regard critique et
éclairé sur la religion, tout imprégné de culture
antique et païenne, ce qui a également de l'influence sur ses
positions morales, qui peuvent paraître assez débridées,
proches de la morale naturelle d'un Horace, qui dans les Satires
n'hésite pas à encourager les hommes à prendre leur
plaisir là où ils peuvent, devant profiter des occasions
envoyées par la Fortune. Enfin la modernité de Boccace
réside également dans son réalisme à peindre la
société toscane du XIVème siècle,
société en plein processus de mutation, ce dont notre
écrivain se fait le témoin enjoué.
1 Le Décaméron conte l'histoire de dix
jeunes gens qui fuient la peste noire qui sévit à Florence, en
allant s'établir dans leurs propriétés dans la campagne
toscane. Pour se divertir ils décident de se raconter des nouvelles.
1) Boccace féministe ?
Boccace s'est souvent proclamé éternel amoureux
des femmes, comme nous l'avons fait remarquer dans l'introduction. La femme est
certes un objet d'amour charnel mais elle élève l'homme dans sa
dignité, le pousse vers le beau et le bon, et ce grâce à
aux sentiments qu'elle inspire : l'amour est une éternelle source
d'inspiration pour les poètes et cause de l'élévation des
âmes. A partir de cet attachement aux femmes et à ce qu'elles
inspirent aux hommes, Boccace en arrive à s'attendrir sur la condition
des femmes de son époque et à plaider pour une
amélioration de leur situation. On voit également dans ses
oeuvres et notamment dans le Décaméron que les femmes
n'attendent pas le secours des hommes pour défendre leurs droits, et
savent se battre elles- mêmes pour leur liberté : Boccace se
plaît à montrer des maris médiocres dépassés
par leurs femmes dominatrices et hautes en couleur, à subvertir les
rapports homme/femme.
a) Un poète chantre de l'amour
L'amour constitue quasiment chez Boccace le sujet unique de
son oeuvre en langue vulgaire. Héritier du Dolce stil
nuovo1, fortement influencé par l'oeuvre du poète
Guido Cavalcanti2, Boccace voit l'amour comme une force
élévatrice. C'est ainsi que dans la première nouvelle de
la cinquième journée du Décaméron,
Cimone1, de rustre et simplet qu'il était, vivant comme un
sauvage, devient presque du jour au lendemain le plus raffiné et le plus
aimable de tous les Chypriotes, après être tombé amoureux
de la belle Efigenia.
Lorsqu'il touche des personnes cultivées, l'amour a une
dimension littéraire non négligeable, particulièrement
dans Fiammetta, où les lectures antiques de la narratrice lui
ont fait élaborer un type d'homme idéal
1 «Les poètes toscans du «Dólce stil
nòvo» ont célébré l'amour selon une conception
nouvelle, qui prend en compte les situations imprévisibles et qui
sublime la sensibilité, à travers une forme de l'expression
à la fois dense, subtile et harmonieuse. Toute sonorité, dure et
âpre, en est bien exclue. Chez plusieurs poètes, en particulier
chez Dante et Cavalcanti, la sublimation de la sensibilité est
fondée sur une philosophie morale et religieuse qui fait de la femme
aimée une médiatrice entre l'homme et Dieu, et de l'amour une
émanation psychique (d' «esprits», selon la doctrine
aristotélicienne) venue du regard de la dame. Ainsi, Dante, dans le
Paradis, fait de Béatrice son guide et une incarnation de la
sagesse chrétienne.» Marcel de Grève, article web sur le
Dolce stil nuovo, in Dictionnaire international des termes
littéraires.
2 Poète ami de Dante
conjuguant les vertus d'Hercule, Hector ou Ulysse, faisant que
celle-ci ne cesse par la suite de comparer son amant Panfilo à ces
figures mythiques. Puis ayant été trahie2, elle
compare son histoire avec les malheurs de Cléopâtre ou Didon pour
s'estimer la moins fortunée de toutes. Ainsi l'amour l'a sublimée
dans le tragique, il fait d'elle un mythe qui passera à la
postérité grâce à l'écriture. Même si
la nourrice de Fiammetta lui reproche de s'être laissée
emportée par sa passion et livrée à ses instincts, on sent
bien que Boccace est plein d'indulgence pour Fiammetta, ne serait-ce que par le
fait qu'elle raconte elle- même sa propre histoire, à la
première personne. Même dans le malheur c'est l'amour qui a
donné à Fiammetta toute sa grandeur d'âme, son livre est un
livre-combat dans la mesure où elle l'écrit pour faire partager
son expérience aux autres femmes et pour éviter que de tels cas
ne se reproduisent, bien que l'écriture de ces moments de bref bonheur
puis d'intense malheur soit si pénible pour elle.
S'étant formé à Naples, où
circulaient largement les oeuvres des troubadours en langue d'oc, Boccace puise
également pour ses oeuvres de jeunesse dans le répertoire de
l'amour courtois et des romans français et provençaux, notamment
pour le Filocolo3 et le Filostrato4. On
retrouve même lors de chaque soirée du
Décaméron une atmosphère courtoise
mêlée de chansons et de danses, où tour à tour
chaque membre de la compagnie entonne une chanson d'amour,
bénéficiant d'un accompagnement musical.
On sent ainsi à travers l'amoureux Boccace une vision
de l'amour se révélant proche de celle de Platon dans Le
Banquet, si ce n'est que la femme se substitue au jeune garçon
aimé : l'amour véritable, en ce qu'il permet à deux
êtres de communier spirituellement et de se dépasser pour l'autre,
permet d'accéder à ce qu'il y a de divin en nous, transporte vers
le Monde des Idées.
L'amour est également sain car on ne peut plus conforme
à la nature humaine : l'homme a été créé
pour aimer et rien ne peut l'en détourner, tel est l'enseignement de la
nouvelle que Boccace raconte lui-même dans son introduction à la
quatrième journée5.
1 Son vrai nom est Galeso mais tout le monde y compris sa famille
l'appelle Cimone, ce qui signifie «grosse brute».
2 Panfilo est rappelé par son père quasi mourant
à Florence et laisse Fiammetta à Naples, lui promettant de
revenir dès qu'il pourra, ce qu'il ne fera jamais.
3 Inspiré des histoires de Floire et Blanchefleur, cycle
célèbre dans la littérature courtoise
4 Inspiré du Roman de Troie de Benoît de
Saint-Maure.
5 Un homme élève son fils dans l'ignorance totale
des femmes. En estimant en avoir suffisament fait pour qu'il n'en tombe jamais
amoureux, le père l'emmène un jour à Florence. Dès
que le fils voit des femmes pour la première fois de sa vie, il n'a de
cesse de questionner son, avouant ne jamais rien avoir vu de plus beau.
Obsédé par l'amour, Boccace ne peut que
l'être également pour l'objet de l'amour, c'est-à-dire les
femmes. Il suffit de voir la description qu'il donne des deux filles de Neri
degli Uberti1 pour comprendre que Boccace est un amoureux du corps
des femmes. Il loue évidemment leur beauté mais aussi leurs
qualités morales, leur sensibilité, leur finesse d'esprit, ce qui
va l'amener à se préoccuper du sort que la société
leur réserve.
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