INTRODUCTION
Boccace, le plus singulier des Trois
Couronnes
Avec Dante et Pétrarque, Boccace est
considéré comme un fondateur de la plus illustre tradition
littéraire italienne, comme un précurseur de la culture humaniste
qui influencera toute la Renaissance européenne. Mais à la
différence des deux autres, qui exprimèrent tout leur talent dans
la poésie et exaltèrent tout ce qu'il y a de sublime et
d'éternel, Boccace apparaît nettement comme le plus prosaïque
des «Trois Couronnes1», au sens propre comme au
figuré. Dans son oeuvre phare, le Décaméron,
écrit en prose vulgaire2 avant tout pour distraire les
dames qui ne lisent point le latin, défile devant nos yeux une
humanité difforme et variée : grands aristocrates, marchands,
débauchés et escrocs notoires, femmes vertueuses et leur
contraire, artistes, artisans, hommes d'esprit, stupides, libéraux,
butés, Italiens, Français, Arabes, chrétiens, juifs
musulmans, Anciens, Modernes... C'est ce qui a poussé de nombreux
critiques à dire que le Décaméron est une
Comédie humaine avant l'heure, à l'opposé de la
Comédie de Dante, que d'aucuns ont rapidement qualifiée
de «divine.» La fresque de l'Ecole d'Athènes (1511)
de Raphaël dans la Chambre de la Signature, située dans l'ancien
appartement du pape Jules II au Vatican, représente Platon l'index
pointé vers le ciel et le Monde des Idées, et Aristote le bras
tendu vers le sol, vers la matière : cette symbolique conviendrait
également à Dante l'aristocrate dans le rôle de Platon et
à Boccace le bourgeois dans celui d'Aristote...
Le personnage de Boccace est ainsi extrêmement singulier
dans la mesure où, fervent admirateur de Dante et grand ami de
Pétrarque, il conserve cependant une originalité qui lui est
propre et peut même parfois aller jusqu'à
1 Expression courante pour désigner le trio fondateur
de la langue et littérature italiennes : Dante Alighieri, Francesco
Petrarca («Pétrarque») et Giovanni Boccaccio
(«Boccace»)
2 Lorsqu'on parlera dans notre étude de «langue
vulgaire» il ne s'agira en général d'autre langue que de
l'italien. Cependant l'italien est encore à l'époque un dialecte
parmi d'autres, l'Italie n'étant pas absolument unifiée
linguistiquement, et encore moins politiquement : parler de langue italienne
serait donc plus ou moins anachronique. Il va de soi que l'adjectif
«vulgaire» dans le sens ici entendu n'a aucune connotation
péjorative, le «vulgaire» étant simplement la langue
courante, parlée par le commun des mortels.
s'opposer à ses deux maîtres. Il apparaît
ainsi comme le plus moderne des trois, au vu de la sexualité souvent
débridée qui le caractérise, de la mixité sociale,
de la critique de l'Eglise et de là du caractère laïque,
voire athée de la majorité de son oeuvre...
Le Décaméron et le Boccace de la
Lumière
Le Décaméron, malgré le
fléau qui sévit au début de l'oeuvre1, est
empreint de joie, de gaieté, dans une atmosphère qui n'est
parfois pas sans évoquer au lecteur français la gouaillerie d'un
Rabelais ou d'un Scarron. Les festins et banquets se succèdent à
une cadence infernale, de même que les plaisirs de l'amour : les
personnages de Boccace croquent la vie à pleine dent, comme leur
créateur l'a fait lui-même, notamment à Naples où il
a passé sa jeunesse, pris entre aventures galantes et les
mondanités de la Cour. Adepte du Carpe diem d'Horace et d'une
philosophie épicurienne quelque peu dévoyée par sa
traversée du temps et de l'espace, le jeune Boccace a longtemps fait
honneur aux plaisirs de l'existence en profitant de l'instant présent,
ne se souciant guère de faire carrière ou de trouver une
situation lucrative.
Clamant à plusieurs reprises dans son oeuvre son amour
pour les femmes2, Boccace peut sembler proche du féminisme
par de nombreux aspects. La situation des femmes susceptibles de le lire,
souvent recluses chez elles par leurs maris et ignorantes car n'ayant pu faire
des études comme les hommes, est décrite sur un ton de
dénonciation dans le Prologue du Décaméron. Mais
cela n'empêche pas souvent l'ensemble du beau sexe de dominer son monde,
à commencer par les maris : le fort caractère des épouses
contraste souvent avec des maris lâches, stupides, bornés. Les
femmes du Décaméron ont le beau rôle, elles sont
dominatrices et savent comment s'y prendre pour s'émanciper. Les maris
cocus sont pléthore, le comble étant que bien souvent ils passent
l'éponge, soit qu'ils admettent que l'adultère était
justifié et qu'ils n'ont que ce qu'ils méritent, soit
qu'eux-mêmes en aient fait autant. A côté de ces femmes
hautes en couleur se gaussant de leurs maris, Boccace a fait également
dans son oeuvre la part belle à des dames à la vertu et
1 Il s'agit de la peste noire qui a sévi à Florence
en 1347-48 avant de se propager dans l'Europe entière. Le
Décaméron a été composé entre 1348
et 1353.
2Notamment dans l'Introduction à la
Quatrième Journée du Décaméron :
«j'ai eu pour vous, dès l'enfance, le plus tendre penchant»
(trad. Catherine Guimbard, s.d. Christian Bec)
la dignité exemplaires, que ce soit des personnages
fictifs du Décaméron ou les femmes réelles du
De claris mulieribus1.
Dans une moindre mesure que le rapport homme/femme, le rapport
maître/valet demeure toutefois un champ d'expression de la
modernité non négligeable chez Boccace, notamment dans la
très célèbre nouvelle du Décaméron
mettant en scène le cuisinier Chichibio2, qui ment
effrontément à son maître mais obtient son salut
grâce à un trait d'esprit final fort goûté par le
seigneur qui fait en l'occasion preuve de libéralité. On assiste
à des scènes que Molière ne renierait point, notamment
dans la septième nouvelle de la septième journée,
où le valet rosse le maître juste après avoir couché
avec l'épouse de ce dernier. Sans aller jusqu'à comparer avec
Figaro, on peut tout de même estimer que l'autorité des
maîtres peut être mise à mal et pas seulement en cas de
mauvais maître. Boccace ne se prive pas également de tirades
opposant la noblesse de sang et la noblesse de coeur, seule vraie noblesse
à ses yeux, que ce soit dans certaines nouvelles du
Décaméron ou encore dans le Corbaccio. Les
origines bourgeoises de Boccace se sentent dans la mesure où sa verve
n'est jamais aussi haute en couleurs que lorsqu'il peint le monde capitaliste
naissant, des marchands et des banquiers
Mais le Décaméron, monument de la
littérature mondiale, a trop souvent occulté le Boccace savant,
le Boccace écrivant en latin des traités historiques ou
mythologiques. La contribution de Boccace à la découverte de
l'Antiquité est considérable : il fait ouvrir à Florence
en 1360 la première chaire d'enseignement où on ait lu
Homère et enseigné le grec, il est le premier à lire dans
le texte les épopées du poète aveugle, conduit leur
première traduction en latin et compile tout son savoir mythologique
dans De la généalogie des dieux, oeuvre qui fera
référence pendant des siècles auprès des
érudits. Mais acheter des manuscrits coûte cher, Boccace se ruine
en travaux d'érudition et Pétrarque devra même le secourir
financièrement. Cependant, c'est précisément le rapport de
Boccace à l'Antiquité qui nourrit plusieurs de ses contradictions
: il a certes contribué à donner à la langue vulgaire ses
lettres de noblesses en la couronnant du magnifique ouvrage en prose qu'est le
Décaméron (après que Dante et Pétrarque
eurent fait de même pour les vers),
1 En français Des dames de renoms, compilation de
biographies de femmes illustres, d'Eve jusqu'à la reine Jeanne.
2 Décaméron, VI, 4.
mais de même que ses illustres
prédécesseurs Boccace tenait ses oeuvres en vulgaire pour
négligeables par rapport à ses traités d'érudition
en latin. La fascination pour l'Antiquité élargit certes le champ
de connaissances des artistes, peut les affranchir de la morale
chrétienne traditionnelle et d'une certaine étroitesse
médiévale, mais peut également devenir une nouvelle
religion et faire des poètes contemporains des esclaves de Virgile et
d'Horace. Le latin pour les Trois Couronnes reste fondamentalement la langue
noble par excellences car parlée depuis l'Antiquité, ce qui fait
que leur rôle dans la popularisation de la langue vulgaire reste ambigu :
si Boccace dans sa jeunesse n'écrit qu'en vulgaire c'est notamment parce
qu'à l'époque il ne maîtrisait pas encore suffisamment le
latin, en revanche durant les quinze dernières années de sa vie
environ il n'écrit presque plus en vulgaire.
De l'autre côté du miroir
C'est justement à partir de cette considération
que le portrait idyllique, l'image d'Epinal de Boccace s'effondre en partie :
Boccace n'est pas que le sympathique auteur du
Décaméron, il est aussi celui du
Corbaccio1, qui se présente comme une violente
satire contre les femmes mais qui en réalité va bien
au-delà. Le Corbaccio de Boccace, sa dernière oeuvre de
fiction écrite en vulgaire quelques années après le
Décaméron alors que Boccace ne mourrait que plus de dix
ans plus tard, constitue en réalité l'antithèse de
l'ensemble de son l'oeuvre produite jusqu'alors. La femme est explicitement
jugée inférieure à l'homme qui doit la commander, et
même la meilleure des femmes ne saurait égaler le plus mauvais des
hommes, tellement son ignorance et son statut «d'animal imparfait»
sont notoires. Mais cela ne l'empêche pas de lui rendre la vie
impossible, de le tenter en sollicitant ses plus bas instincts par des
artifices trompeurs.
Mais Boccace va plus loin en estimant dans le
Corbaccio que finalement le plus coupable dans l'affaire n'est pas
tellement la femme mais l'homme qui se laisse piéger, qui n'a pas su
dominer ses passions et s'est livré à l'appel des sens telle une
bête sauvage. C'est ainsi que le Corbaccio contient en filigrane
une condamnation de tous les idéaux et idées de Boccace
clamés dans les
1 Littéralement «Le mauvais corbeau»
oeuvres précédentes. Boccace renonce au
carpe diem et se montre dorénavant obsédé par la
question du salut, ce qui implique une condamnation des mouvements
épicuriens ou averroistes pour lesquels Boccace avait pourtant toujours
éprouvé une sympathie certaine. Devenu d'une bigoterie profonde,
il se met à prôner la vertu et l'austérité,
s'étant lui-même reclus dans son village natal de Certaldo,
cultivant son jardin1 loin des mondanités de Florence.
Cet ensemble de considération aboutit même
à une relative condamnation de la littérature, qui peut tromper
les hommes et leur enflammer les sens, facilitant ainsi leur
déchéance. Autant dire que dans le Corbaccio amour
sensuel et création artistique ne semblent guère conciliables,
tandis que les oeuvres précédentes de Boccace avaient
été guidées par des amours pouvant être de nature
toute autre que de celles de Dante et de sa muse Béatrice, absolument
platoniques et spirituelles. Sans doute causé par une déception
amoureuse de Boccace, le Corbaccio ne mérite pourtant
absolument pas d'être réduit à une explosion de rage
spontanée et sans suite, mais bien au contraire se fait le reflet de
mutations profondes chez notre écrivain, qui se feront également
ressentir dans d'autres oeuvres : ainsi dans sa Vie de Dante, Boccace
condamne explicitement le mariage des poètes et artistes, l'intrusion
d'une femme étant peu propice au génie créatif et pouvant
éloigner le poète des hautes sphères de l'esprit pour le
ramener à des activités bien plus terrestres et
matérielles, la femme de Dante constituant pour lui un exemple
édifiant.
Enfin, alors que Boccace avait à maintes reprises
éprouvé le souci d'éduquer le grand public autant que de
le distraire, de vulgariser la culture pour le commun des mortels notamment par
l'usage du vulgaire, le Corbaccio marque un changement de cap :
Boccace se fait plutôt le chantre d'une aristocratie du savoir, se
réunissant en cercle restreint et se moquant de l'ignorance de la gent
commune. Sa prédilection finale pour les oeuvres savantes en latin au
détriment du vulgaire peut participer du même processus.
D'ailleurs si Boccace est bourgeois, il a en réalité toujours
méprisé cette catégorie sociale, toujours à la
recherche du profit. Au contraire, ayant passé les meilleures
années de sa vie à Naples la monarchique, il a toujours
préféré les aristocrates ayant de l'argent mais n'y
pensant pas aux bourgeois sans
1 Certaldo était d'ailleurs réputé pour ses
oignons, jugés comme les meilleurs de Toscane. (rapporté par
Pierre Poirier, in Boccace moraliste de la chair).
cesse en quête de nouveaux subsides et n'ayant pas
d'autres centres d'intérêts que le gain. En outre son retour dans
une Florence républicaine en proie à des agitations majeures, en
guerre incessante qui entraînera la chute du régime et
l'instauration d'une période sanglante de tyrannie, n'a sans doute pas
fait de Boccace un démocrate...
Doutes et amertumes
Comment alors résoudre ce casse-tête, cette
dichotomie pour le moins déconcertante ? Faut-il accorder plus
d'importance au Boccace de la Lumière ou à celui de l'Ombre ? Des
propos tenus il apparaît ressortir qu'en plus d'être un
précurseur de la Renaissance, Boccace annonce aussi l'âge baroque,
en brouillant les pistes, en collectionnant les masques, en prenant sans cesse
ses lecteurs à contre-pied. En fait il n'y a pas que le lecteur qui est
pris de doutes au sujet de l'écrivain, il y a d'abord Boccace
lui-même : les reniements de soi, retours en arrière et
contradictions qui émaillent son oeuvre sont avant tout le fruit de ses
propres déchirements intérieurs. Boccace a connu une crise morale
peu après l'achèvement du Décaméron, il a
brûlé certaines de ses oeuvres les estimant soit mauvaises soit
impies, il a douté de son talent d'écrivain, la vieillesse
arrivant il a perdu son pouvoir de séduction auprès des femmes,
ses tentatives de retour à Naples où il avait passé une
jeunesse heureuse se sont avérées extrêmement
décevantes et ont causé des ruptures avec des anciens amis.
Boccace est amer de constater la vanité et la superficialité de
son existence passée : il sent déjà la mort approcher
alors qu'il n'a environ que cinquante ans tandis qu'il tient beaucoup trop
à la vie. Il sait qu'à la différence de Pétrarque
il ne pourra jamais changer complètement, que son rapprochement de la
religion reste superficiel et que fondamentalement s'il avait encore les moyens
physiques de vivre la vie la vie qu'il menait autrefois, il le ferait. Le
Corbaccio montre bien que Boccace est encore esclave des sens et il
sait qu'au fond de lui il le sera toujours, c'est pour cette raison qu'il est
entré dans ce que nous appellerions aujourd'hui une
«dépression nerveuse».
Cette étude n'aura certainement pas pour but de louer
ou de blâmer tel ou tel aspect de Boccace, mais au contraire
d'apprécier la diversité de son oeuvre tout en tentant de lui
trouver une ou des idées directrices, sachant que
ses contradictions ainsi que celles du personnages les rendent
à la fois d'autant plus riches et d'autant plus complexes. Cependant
avant de rentrer pleinement dans le sujet, des précisions historiques et
biographiques s'imposent...
Contexte historique : Florence à la fin du
Moyen Age
Florence avant et pendant Boccace, vit une période
agitée, fort contrastée : les crises politiques,
économiques et religieuses se succèdent, qu'elles touchent
seulement Florence ou toute l'Italie, voire l'Europe entière. Cependant
un prodigieux développement culturel et artistique voit le jour tandis
que les crises ne parviennent à arrêter durablement ni le
progrès économique de la ville ni l'affirmation progressive de
son hégémonie sur la Toscane.
Crise politique et militaire
Les Guelfes1 ont assuré leur
hégémonie à Florence depuis 1268 sur les
Gibelins2. Mais à la fin du XIIIème siècle de
nouvelles luttes politiques internes entre Guelfes Blancs3 et
Guelfes Noirs4, qui provoqueront des désordres
économiques.
Les Blancs réunissent une certaine partie de
l'aristocratie (dont Dante) et de la bourgeoisie, mais avant tout le peuple
artisan, appelé popolo minuto5. Ils revendiquent
l'autonomie du pouvoir politique florentin sur le pouvoir papal. Les Noirs
réunissent le parti antidémocratique du popolo grasso,
la majorité des grandes familles nobles et sont soutenus par le
Pape Boniface VIII qui désire imposer son hégémonie sur
l'ensemble de la Toscane. Ce seront finalement les Noirs qui l'emporteront,
envoyant en exil bon nombre de leurs adversaires, notamment l'illustre
poète.
1 Les Guelfes, partisans de l'autorité du Pape face
à l'Empereur tirent leur nom des Guelf, ducs de Bavière qui
s'opposaient au successeur impérial de Charlemagne.
2 Les Gibelins, partisans de l'Empereur, tirent leur nom de
Waiblingen, le château des Empereurs en ce temps-là.
3 Les Blancs se sont appelés ainsi par opposition aux
Noirs.
4 Les Noirs tirent leur nom de la famille Neri. Il sont
composés de la majorité des grandes familles et des
antidémocrates.
5 Le «menu peuple».
Florence est en outre en guerre quasi continue avec Pise
pendant la première partie du XIVème siècle, ainsi qu'avec
Milan à partir de 1353. Le royaume de Naples, traditionnel allié
de Florence, ne peut plus massivement intervenir, secoué par de graves
luttes de successions.
Crise économique
Elle découle en grande partie des luttes politiques
précitées, qui ont provoqué plusieurs faillites
financières. Les compagnies des Blancs sont ruinées et
démantelées, celles des Noirs sont également en
piètre état après les efforts financiers fournis.
Dans les années 1340, encore d'autres banques tombent
à cause de l'incapacité de leur débiteur, le roi
d'Angleterre Edouard III, à rembourser les prêts, du fait de la
guerre contre la France. Fait notamment faillite la compagnie des Bardi, au
service de laquelle était Boccaccio di Chellino, père de
l'écrivain. Les compagnies financières devront attendre les
années 1360 pour retrouver une certaine prospérité
financière.
Le fléau majeur qu'a connu Florence à cette
époque reste la peste noire de 1348 qui tua environ cinquante mille
personnes, soit la moitié de la population. Trois famines
éclatent en 1353, 1369 et 1375. La vie sociale à Florence est
ainsi pour le moins agitée : en 1378 les travailleurs de la laine se
révoltent et protestent contre leurs conditions de travail,
aggravées par les dernières crises...
Crise morale et spirituelle
Si la lutte d'influence contre l'Empereur semble au
XIIIème siècle s'être achevée avec succès,
l'Eglise connaît cependant au XIVème siècle une crise des
plus importantes. La France de Philippe le Bel, précurseur de
l'absolutisme du XVIIème siècle, veut contrôler la
papauté : Clément V transfère le siège pontifical
en Avignon en 1305. Le Pape apparaît comme un fantoche aux ordres du roi
de France.
S'opposent alors partisans d'un retour à Rome (souvent
Italiens) et partisans du maintien en Avignon (souvent Français), au
point qu'il y aura
deux papes de 1378 à 1417, l'un en Avignon et l'autre
à Rome : c'est le Grand Schisme d'Occident.
En outre, malgré la création de nouveaux ordres
religieux plus rigoureux comme les Franciscains au XIIIème
siècle, une certaine décadence morale sévit à
l'intérieur de l'Eglise. Les ecclésiastiques sont luxurieux,
avides de pouvoir et d'argent, étant pour la plupart entrés en
religion par intérêt, sans avoir la foi. Boccace ne se privera pas
d'ailleurs d'évoquer le sujet.
Le pouvoir ecclésiastique est souvent tenu par de
grandes familles aristocratiques comme les Colonna ou les Caetani (dont est
issu notamment Boniface VIII, qui aurait d'ailleurs reçu un soufflet de
la part de Sciarra Colonna lors de l'attentat d'Agnani), qui se livrent
également à des luttes sans merci.
Affirmation de la puissance de Florence
Sur le plan économique, Pise et Sienne sont en
réalité encore plus durement touchées par les crises que
Florence. La valeur du florin d'or est universellement reconnue et
l'organisation productive demeure efficace.
Florence connaît une série de grands travaux qui
vont considérablement enrichir son patrimoine artistique et culturel :
la construction de l'Eglise Santa Maria Novella démarre en 1278, les
grandes familles désirent toutes avoir leurs palais. Giotto amorce une
révolution picturale en rompant avec le style byzantin figé et en
rendant les personnages beaucoup plus expressifs. Enfin dans les lettres nous
assistons à l'affirmation de la langue vulgaire comme rivale du latin
grâce à l'oeuvre de Dante, puis de Pétrarque et Boccace
lui- même. A la fin de la vie de Boccace, Dante est déjà
considéré comme le plus grand poète. On peut dire que
l'oeuvre de Boccace exprimera tous ces doutes, ces crises mais aussi ce
prodigieux développement économique et culturel.
Vie de Boccace
Les premières années et le séjour
à Naples
Boccace lui-même a pris plaisir à nous donner
dans ses oeuvres de fausses indications sur sa vie. C'est ainsi qu'il insinue
dans le Ninfale d'Ameto1, à travers le récit
de la nymphe Hybrida, être né à Paris, ce que
récusent aujourd'hui la plupart des commentateurs, qui hésitent
entre Florence et Certaldo (un village toscan haut perché, d'où
était originaire son père). Ayant vu le jour sans doute en 1313,
Giovanni Boccaccio est le fils batard de Boccaccio di Chellino (ou Boccaccino),
négociant de la compagnie des Bardi. Cette compagnie était
particulièrement puissante à Naples où elle administrait
les bien du royaume. Boccaccio di Chellino est envoyé à Naples en
1327 comme représentant des Bardi et conseiller du roi. Ainsi le jeune
Giovanni fréquente deux mondes différents : celui de la
bourgeoisie d'affaires (qui le répugne) et celui de la Cour où il
rencontre de jeunes nobles napolitains ainsi que français, Naples
étant possession des Anjou, descendants du frère de Saint Louis,
Charles d'Anjou. Boccace se lie notamment avec le Florentin Niccolo Acciaiuoli,
fort bien en Cour et dont le rôle politique à Naples sera majeur
dans les années à suivre (c'est en fait lui qui gouvernera Naples
de manière officieuse1). C'est à Naples que Boccace
découvre sa passion pour les lettres. Son père avait d'abord
voulu lui faire faire du commerce, puis des études de droit canon mais
son fils n'y montre aucune assiduité. Il se lie avec des érudits
comme Dionigi da Borgo San Sepolcro ou Paolo de Pérouse (conservateur de
la Bibliothèque du Roi), qui lui feront découvrir les grands
textes de la littérature latine et les premières oeuvres du
déjà connu Francesco Petrarca. La lecture de la Divine
Comédie de Dante (mort à Ravenne en 1321) est pour lui une
révélation : Boccace considérera toute sa vie Dante et
Pétrarque, qui a déjà à l'époque une
certaine réputation, comme des maîtres. Cette expérience
napolitaine lui donne la préoccupation constante de l'érudition
et du raffinement stylistique, de même qu'elle est le cadre de ses
premières
1 «Ninfale» désigne un poème
mythologique dans lequel interviennent des nymphes, Ameto est le nom du
protagoniste. On désigne également cette oeuvre, écrite
vers 1341, sous le nom de Comédie des nymphes florentines.
Cette oeuvre préfigure le Décaméron dans la
mesure où à tour de rôle sept nymphes racontent une
histoire à Ameto. Boccace affirme également être né
à Paris dans le De casibus virorum illustrium.
expériences amoureuses, dont une selon la
légende avec Maria d'Aquino, qui serait une fille illégitime du
roi Robert, qu'il surnommera tendrement «Fiammetta» («petite
flamme»).
Naples était avant tout un foyer de culture
française au détriment du vulgaire napolitain. Boccace est donc
largement influencé par les romans français : il s'inspire
notamment du Roman de Troie de Benoît de Saint-Maure pour
écrire le Filostrato2 (1338). Avec la
Teseida, Boccace compose le premier poème épique de la
littérature italienne de langue vulgaire. Ces oeuvres
révèlent le goût précoce de Boccace pour l'amour et
l'aventure, ainsi que pour un registre stylistique à égale
distance entre l'épopée et la poésie comique et triviale.
Si Boccace essaiera toute sa vie d'obtenir la gloire grâce à des
travaux latin d'érudition, il prend tout de même le risque avant
même le Décaméron d'écrire pour un public
essentiellement féminin1, un public non érudit qui
ignore le latin.
Le retour à Florence
En 1340, le père de Boccace (qui l'avait laissé
seul à Naples pendant des années) rappelle son fils auprès
de lui, ruiné en même temps que les Bardi. Boccace connaît
donc de sérieuses difficultés financières et la situation
politique à Florence est alors particulièrement troublée,
la vie intellectuelle s'en faisant ressentir. Il n'y a ni université, ni
cercles d'érudits : Boccace accepte mal ce retour dans la ville de son
enfance. C'est pourquoi il rêvera toujours de Naples comme d'un Paradis
perdu et tentera plusieurs fois d'y retourner. Cependant il continue
d'écrire : l'Elégie de Madonna Fiammetta (1343) se
présente comme la confession d'une femme malheureuse en amour
destinée à instruire les autres dames. Boccace s'engage ici dans
une voie psychologique voire sociologique : un thème traditionnel comme
l'amour, transposé dans la société urbaine moderne,
acquiert avec un tel écrivain un réalisme inattendu.
En 1348, la peste noire dévaste toute l'Europe et
Florence n'est pas épargnée. Les difficultés s'accumulent
: Boccaccino meurt et Boccace doit s'occuper de son demi-frère. Il
assume certaines fonctions diplomatiques pour
1 Pour Julien Luchaire dans sa biographie de Boccace, Acciaiuoli
fut «le véritable roi de Naples pendant beaucoup
d'années».
2 «Le frustré d'amour», ou «terrassé
par l'amour». Ce poème reprend les amours de Troïlus, dernier
fils de Priam, et de Chryséis, sur fond de Guerre de Troie.
la Commune, et se voit ainsi confier la charge en 1350 de
porter dix Florins à la fille de Dante (devenue religieuse à
Ravenne sous le nom de Soeur Béatrice), à titre
d'indemnités pour les préjudices subis. Le
Décaméron est écrit ente 1348 et 1353 et fait en
même temps la connaissance de Pétrarque, qui deviendra son ami le
plus fidèle.
La fin
A partir de 1360, compromis dans une tentative de coup d'Etat
antiguelfe, Boccace se retire à Certaldo et écrit des oeuvres en
latin : le De casibus virorum illustrium2 et le De
mulieri bus claris. Pendant cette dernière période, une
évolution morale se manifeste et Boccace se réfugie dans les
valeurs traditionnelles, recevant même les ordres mineurs. Reniant
même le Décaméron dans sa correspondance en
déconseillant à ses amis de le lire si leur maison est remplie de
jeunes filles, il écrit le Corbaccio3. Ce changement
est contemporain d'un phénomène global, d'une incertitude devant
l'avenir et d'un repli sur soi de la part de la civilisation florentine,
caractéristique des fins de siècle.
Cependant Boccace défendra toujours l'art et la
poésie contre les critiques de certains membres de l'Eglise. Il fait des
lectures publiques et commentées de Dante à la demande des
autorités florentines. Mais la mort de Pétrarque, survenue en
1374, l'affecte profondément. Il meurt à Certaldo l'année
suivante dans la solitude.
1 Dans Fiammetta, la narratrice demandera même aux
hommes de ne point lire cet ouvrage !
2 Compilation de biographies d'illustres personnages, souvent des
destins tragiques.
3 La datation du Corbaccio fut longtemps sujette
à caution et varie selon les critiques. Francesco Erbani (dans son
introduction à Fiammetta et au Corbaccio) penche pour
1365-66, ainsi que Christian Bec et Vittore Branca, le plus illustre
commentateur contemporain de Boccace. Henri Hauvette, s'appuyant sur des
indications du texte, le situait immédiatement après le
Décaméron, mais son étude, du début du
XXème siècle, est quelque peu datée.
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