b) Progressisme social du Décaméron
Ce progressisme est encore à l'état
embryonnaire, cependant il est bien perceptible. La longue tirade de Ghismonda
adressée à son père Tancredi, prince de
Salerne1, qui lui reproche d'être tombée amoureuse et
d'avoir couché avec un roturier du nom de Guiscardo, a des airs de
Révolution : «Nous tous qui sommes nés et qui naissons
égaux, c'est la vertu qui fut notre premier signe de distinction ; ceux
qui avaient été le mieux dotés et qui en faisaient le
meilleur usage, furent appelés nobles, les autres demeurèrent
ignobles. Et, bien que l'usage ait ensuite occulté cette loi, elle n'a
rien perdu de sa vigueur ni de son actualité [...] ; c'est pourquoi
celui qui agit vertueusement démontre évidemment sa noblesse, et,
s'il vient à être désigné autrement, ce n'est pas
lui qui est en tort, mais ceux qui le désignent
autrement2.» La jeune fille va affirmer l'usage vicié de
cette loi de façon explicite : «si tu veux bien juger sans
animosité, tu conviendras que la noblesse est du côté de
Guiscardo, alors que tous les nobles ne sont que des vilains.» Le
père ne se laissera point fléchir et fera exécuter
Guiscardo, ce qui provoquera le suicide de Ghismonda.
Boccace n'est point Beaumarchais, l'objet de la nouvelle est
avant tout l'amour et non un plaidoyer pour l'abolition des privilèges,
cependant le fait est que Boccace affirme la superficialité de certaines
formes de hiérarchie sociale et plaide contre un cloisonnement des
classes. On naît noble par hasard, selon les caprices de la Fortune sans
l'avoir forcément mérité : Ghismonda précise p.343
que «la Fortune souvent élève les indignes,
dédaignant d'exhausser ceux qui en sont les plus dignes.» Bourgeois
roturier et même bâtard, Boccace a pourtant lui-même
conscience de sa valeur d'écrivain, d'homme de lettre, bien plus
importante à ses yeux que les quartiers de noblesse : nous en aurons un
écho supplémentaire dans le Corbaccio, où entre
la veuve originaire d'une des plus nobles familles de Florence ayant
repoussé les avances d'un clerc savant (qui ne semble être autre
que Boccace lui-même) et ce dernier, la véritable noblesse choisit
le lettré, l'aristocratie du savoir étant aux yeux de Boccace
beaucoup plus importante que l'aristocratie par le sang.
1 Première nouvelle de la quatrième
journée
2 p.344
Des portraits de personnages humbles, simples, mais nobles de
coeur, le Décaméron en propose quelques-uns : le
boulanger Cisti1, devenu l'ami de messire Geri Spina, un Florentin
très bien placé auprès du Pape, en fait partie. A son
propos la narratrice Pampinea s'exprime en ces termes : ((je ne sais en ce qui
me concerne, qui est la plus fautive : la Nature lorsqu'elle unit une âme
noble à un corps vil ou la Fortune lorsqu'elle prédispose
à un vil métier un corps doté d'une âme noble, ce
qui est le cas de Cisti, notre concitoyen.» Il faut avouer que le
personnage de Cisti, bien que sympathique, n'apparaît pas pour autant
d'une noblesse particulièrement extraordinaire dans la nouvelle qui
suit, mais l'important pour notre propos est plus la considération
générale de Pampinea que la nouvelle elle-même : c'est
là qu'on comprend pourquoi Boccace s'attarde tant sur des personnages
simples et pauvres, qui en vérité peuvent se
révéler être des trésors de vertu ou de grandeur
d'âme. La nouvelle III, 9, mettant en scène une femme
médecin qui épouse un noble contre son gré mais qui
finalement honorera son épouse comme il se doit est distingue nettement
elle aussi noblesse de sang et noblesse d'âme. Ces considérations
vont à l'encontre de tous les a priori sociaux et culturels
imaginables : Boccace s'intéresse avant tout à ce que sont les
hommes et non à ce qu'ils ont.
D'ailleurs Ghismonda elle-même dit à son
père que ((la pauvreté n'enlève rien à la noblesse
de quelqu'un, la richesse si2.» Boccace lui-même n'a pas
tellement cherché à faire carrière ou à s'enrichir,
il s'est tout au long de sa vie consacré au savoir, à
l'étude et à la poésie avec un profond
désintéressement. Le Décaméron, de par sa
diversité sociale, ne peut que promouvoir plus de mixité sociale,
moins de préjugés sociaux, rappelle à chacun
qu'au-delà de la condition sociale tous les hommes sont fondamentalement
égaux face aux caprices de la Fortune.
1 Deuxième nouvelle de la sixième journée
2 p.344
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