CONCLUSION
Défense des lettres, passion pour l'Antiquité,
popularisation de la culture, tels furent les trois apports fondamentaux de
Boccace en vue de la Renaissance à venir. Homme possédant sa part
d'ombre, dans un siècle teinté de clair-obscur, la
postérité de Boccace a définitivement tranché en
faveur de la lumière, privilégiant le
Décaméron au Corbaccio, privilégiant
l'épicurisme au christianisme superstitieux. Longtemps jugé trop
grivois et rangé aux coins des bibliothèques pour avoir
montré une humanité trop réaliste et allant contre les
tabous moraux qui sévissaient jusqu'il y a peu, Boccace a encore
toujours en lui cette odeur de souffre qui fait tout son attrait. Le
Décaméron de Pasolini fit scandale à sa sortie,
ce qui est sans doute la preuve qu'il était bien fidèle à
l'oeuvre originale.
Cependant le parfum de scandale ne doit pas pour autant
occulter le Boccace savant et érudit, cultivant l'excellence aux
côtés de son ami Pétrarque. Se représenter un
Boccace débauché est une grossière erreur : il fut trop
préoccupé de sa dignité personnelle, trop délicat
pour ne pas perdre le sens de la mesure. Personnage à clés
multiples, c'est finalement l'ensemble des contradictions qui ont
jalonné son parcours d'homme et d'écrivain qui sont sa meilleure
défense contre les caricatures. Son côté progressiste et
ses relents réactionnaires font qu'il pourrait finalement s'accorder
à presque n'importe quelle époque, chacune ne trouvant en Boccace
que ce qu'elle désirait trouver. De même que Botticelli de symbole
du Siècle des Médicis se rangea aux côtés du
fanatique Savonarole, Boccace comportait en lui une schizophrénie
latente qui ne demandait que l'occasion de se révéler au grand
jour. Mais il n'aurait jamais soutenu Savonarole, qui à Florence
organisait des auto da fe d'oeuvres d'art en pleine place de la Seigneurie.
Boccace est finalement un produit subtil d'un Moyen Age agonisant, qui oscille
entre un prophétisme visionnaire annonçant les rivages de la
Renaissance et un ancrage au port médiéval, mal assuré.
C'est lorsque les contradictions que connut Boccace seront
évacuées que l'Humanisme pourra alors surgir en pleine
lumière : mais cette lumière par trop aveuglante digne d'une
cathédrale gothique ne saurait pour autant faire oublier les charmes et
l'intimité d'une église romane, dans laquelle perce une
atmosphère de mystère. Si Boccace garde tout son attrait, c'est
justement parce qu'il a su cultiver ce mystère, fournissant de faux
détails biographiques, se contredisant d'une oeuvre à l'autre.
Boccace donne le sentiment de vouloir échapper à toute
interprétation catégorique, voulant rester libre jusqu'au
bout.
La littérature italienne de Dante au Chevalier
Marin (XIIIeXVIIe siècle)
Christian Bec
Professeur émérite à
l'université de Paris IV-Sorbonne Membre de l'Accademia dei Lincei et de
l'Académie de Savoie
L'Italie médiévale, après le Cantique des
créatures de saint François et les poètes du dolce stil
novo, va connaître une vie littéraire sans précédent
sous le règne des Tre Corone, les Trois Couronnes que sont Dante
Alighieri, Boccace et Pétrarque. La Renaissance italienne vit princes et
papes, nouveaux mécènes, s'entourer d'artistes et
d'écrivains qui, de Marsile Ficin à Machiavel, surent exprimer
toutes les facettes d'une société éprise de sagesse et de
philosophie antique. Si les périodes de calme furent propices à
une aimable littérature de divertissement, l'occupation espagnole et la
Réforme catholique virent fleurir des académies savantes dans
lesquelles les thèses de Galilée ou de Campanella furent l'objet
de vives controverses. Christian Bec auteur d'un Précis de
littérature italienne (PUF 1982) et de La Littérature italienne.
(PUF « Que sais-je ? » 1998), brosse ici une série de
portraits tout en nuances des écrivains italiens du Moyen Âge
à l'époque baroque.
Le doux style nouveau
Lors de l'effondrement de l'Empire romain, deux langues
émergent en Occident : le latin ecclésiastique et le latin
vulgaire, qui se diversifie peu à peu en parlers locaux ou, selon le
concile de Trente de 813, en « langue romane rustique ». Jusqu'au
XIIe siècle toutefois la littérature en langue vulgaire italienne
marque le pas par rapport à la française. Au XIIIe siècle
la production littéraire de la péninsule connaît au
contraire un essor certain pour trois raisons essentielles : l'élan
culturel du Royaume de Sicile sous l'impulsion de l'empereur
Frédéric II, le développement des villes, progressivement
autonomes, au Centre et au Nord, la relance de la spiritualité
grâce au mouvement franciscain.
Une carte géographique littéraire du XIIIe
siècle ferait apparaître comme principaux centres de production la
Sicile, la Romagne, la Toscane, l'Ombrie, la Lombardie et l'Émilie, qui
écrivent en divers genres et dialectes locaux. En matière de
poésie religieuse, la lauda triomphe. Glorifiant la Vierge et la
Trinité, elle est chantée par les foules lors des
cérémonies religieuses. Occupant une place dans ce corpus, le
Cantique des créatures, dû à François d'Assise
(1182- 1226), est un hymne au Créateur et aux créatures
invitées à l'adorer et à le remercier, qui rompt avec le
pessimisme antérieur. Profane, la poésie lyrique de l'«
école sicilienne », née dans l'entourage de
Frédéric II (1194-1250) recourt à un sicilien «
illustre », s'exprime essentiellement dans les mètres savants du
sonnet et de la chanson, la canzone, et chante l'amour du poète pour sa
dame, sans rapports avec la vie quotidienne. Dès la moitié du
XIIIe siècle, l'école sicilienne décline et - pourrait-on
dire - passe le relais à la Romagne et surtout à la Toscane.
C'est là que naît et s'impose le dolce stil novo, le « doux
style nouveau », selon l'expression de Dante, autour d'une sorte
d'école qui regroupe sept poètes : un Bolonais, Guido Guinizelli
(env. 1213-env. 1270) ; cinq Florentins, Guido Cavalcanti (1255-1300), Dante
(1265-1321), Lapo Gianni, Gianni Alfani, Dino Frescobaldi (env. 1271-env. 1316)
; un Toscan, Cino da Pistoia (1265-1336).
Première avant-garde littéraire italienne, le
« groupe des Sept » forme une sorte de cénacle qui a des
convictions communes : rejet de la poésie antérieure,
symbolisée par Guittone d'Arezzo (env. 1230-1294), et conscience
d'appartenir et de s'adresser à une élite. Les seuls
thèmes développés sont les louanges et l'hommage rendus
à la dame aimée, inaccessible, à la beauté et
à la vertu ineffables et aux tourments que la cruelle leur impose.
Caractéristique est aussi la psychologie introspective et
raffinée mise en oeuvre, qui recourt à la mécanique des
« esprits », ces corpuscules situés dans l'âme, le coeur
et le cerveau, lesquels véhiculent les sentiments et les facultés
vitales. Non moins typique est l'écriture mise en oeuvre : «
subtile, douée, suave ». Parmi certaines des poésies des
stilnovistes on rencontre aussi, mais en minorité, des compositions
dites comico-réalistes qui vitupèrent les femmes, injurient des
adversaires politiques, caricaturent certains individus, chantent le vin et
l'argent, injurient le monde. Ces poèmes ne sont pas moins savants que
les
autres. En prose, le toscan l'emporte progressivement dans
l'historiographie ou la chronique ainsi que dans la nouvelle avec l'anonyme
Novellino (env. 1260- 1290), recueil de brefs récits exemplaires
destinés à « ceux qui ne savent pas et désirent
savoir ». C'est là, en prose comme en vers, une production qui vise
le nouveau public « municipal » en cours de formation, notamment en
Toscane et particulièrement à Florence.
Ce n'est donc pas un hasard si ceux que l'on appellera les
Trois Couronnes : Dante, Boccace et Pétrarque sont florentins d'origine
et marquent l'apogée littéraire du Moyen Âge, non seulement
en Italie mais en Europe, atteignant tous trois au rang de modèles
littéraires. Avec eux le Grand Siècle italien ne cessera
d'exercer une immense influence sur les siècles suivants.
Dante et la Divine Comédie
Né à Florence en 1265, issu d'une famille noble
mais déchue, Dante Alighieri fréquente durant sa jeunesse et dans
sa ville natale les enseignements des franciscains et des dominicains et les
groupes stilnovistes. C'est alors qu'il compose la Vie nouvelle, une
autobiographie en vers et en prose, où il chante son amour pour
Béatrice.
En 1295, il entre en politique dans le parti des guelfes
blancs, partisans de l'indépendance de la cité face aux pressions
de la papauté, et accède à la charge de prieur en 1300.
Mais ses adversaires l'emportent et il se voit condamné à un exil
d'où il ne reviendra pas, un exil qui dépasse la seule
tragédie personnelle. D'écrivain municipal qu'il était,
Dante devient écrivain universel : il s'adresse non plus à
l'élite locale, mais au monde entier. De 1304 à 1307, il compose
un traité inachevé, le Convivio, le Banquet, où il
commente à l'intention des non-doctes quatre de ses canzoni portant sur
des questions théologiques, philosophiques et scientifiques. Il y
démontre que la noblesse est de coeur et non de naissance et que la
monarchie universelle est le régime idéal, thème qu'il
reprendra dans la Monarchia. Dans un autre traité en latin
sur la langue vulgaire, il fonde la théorie d'une langue
« illustre » issue du polissage des écrivains italiens.
Mais le chef-d'oeuvre de Dante est la Comédie qui sera
nommée Divine au XVIe siècle. Commencée vers 1306,
achevée vers 1321, elle est faite de 14 233 vers, regroupés en
cent chants, eux-mêmes répartis en trois cantiche ; L'Enfer (un
chant préliminaire suivi de trente-trois chants), Le Purgatoire
(trente-trois chants) et Le Paradis (trente-trois chants). Le sujet du
poème est le voyage de Dante dans l'au-delà sous la conduite de
trois guides successifs : Virgile, Béatrice et saint Bernard. En Enfer,
abîme creusé au centre de la terre, Dante rencontre en neuf
cercles successifs des damnés coupables de vices toujours plus graves.
Sur les corniches du Purgatoire, situé aux antipodes de l'Enfer se
trouvent les âmes qui purgent leurs fautes. S'élevant enfin au
Paradis, Dante franchit des ciels successifs, où il voit les bienheureux
rangés selon leurs mérites, mais qui sont en fait situés
dans la Rose céleste, où ils contemplent Dieu. Le voyage
dantesque s'achève par sa propre vision, ineffable, de Dieu. Cette
rigoureuse et complexe architecture de l'au-delà procure à Dante
un cheminement initiatique, pédagogique, purificateur et mystique. En
Enfer, il découvre au sein des ténèbres, au milieu de
cruels supplices, des centaines de damnés issus de l'Antiquité
comme de l'époque contemporaine. Au Purgatoire, il rencontre par exemple
le successeur de l'empereur Frédéric II ou un poète qui
lui donne l'occasion de préciser sa conception de la poétique
stilnoviste. Enfin, dans la lumière paradisiaque, il trouve en
Béatrice et saint Bernard des guides qui l'introduisent aux
mystères divins. Il y entend aussi les louanges de saint François
et de saint Dominique, fondateurs d'ordres qui sont alors en pleine
décadence. OEuvre visionnaire, grandiose utopie,
préoccupée du réel et de l'éternel, la
Comédie est la somme gigantesque du Moyen Âge chrétien
finissant.
Boccace et le Décaméron
Admirateur et biographe de Dante, Giovanni Boccaccio, -
Boccace - (13 13- 1375) s'affirme comme conteur et savant pré humaniste.
Durant son séjour à Naples, il fréquente la cour et les
milieux intellectuels locaux et compose des
oeuvres d'inspiration encore courtoise. Rentré dans sa
patrie en 1341, il change d'inspiration au contact de la culture municipale. Il
écrit alors la Commedia delle Ninfe et le Ninfale fiesolano, l'Amorosa
visione, poème allégorique et l'Elegia di madonna Fiammetta, qui
doit sa nouveauté au fait qu'elle est l'autobiographie d'une jeune femme
trahie par son amant. Mais c'est le Décaméron qui est à
nos yeux son chef-d'oeuvre. Recueil de cent nouvelles regroupées en dix
journées et racontées par une brigata, une troupe de sept jeunes
femmes et trois jeunes gens qui ont fuit Florence décimée par la
peste de 1348, le Décaméron obéit à une
architecture signifiante. Chaque journée, à l'exception de la
première et de la neuvième, traite d'un sujet obligé. D'un
thème à l'autre, les conteurs s'élèvent vers un
sommet : la dernière journée célèbre la
magnificence et la libéralité, tandis que d'autres mettent en
scène des bons mots ou de cruelles plaisanteries aux dépens de
sots ou de vieux maris. L'univers du Décaméron frappe aussi par
son immense diversité : toutes les classes sociales - aristocrates,
bourgeois, ouvriers, paysans - y sont représentées ; toutes les
périodes, de l'antiquité au temps présent, y sont
évoquées ; tous les pays alors connus y sont mentionnés.
Un autre trait original du recueil est son féminisme proclamé.
Boccace dédicace son livre aux femmes et met en scène des
héroïnes qui revendiquent leur dignité et leur droit
à une libre sexualité lorsqu'elles sont veuves ou mariées
à des vieillards. Au- delà d'une grivoiserie épisodique,
le Décaméron propose enfin un message. Non seulement il critique
la déchéance du clergé, l'avidité des marchands, la
sottise du peuple, la décadence de la noblesse, mais il propose un
modèle de nouvelle société : celui de la troupe des
conteurs, qui met en pratique un comportement consensuel, harmonieux et
soucieux des normes morales et religieuses. Durant les dernières
années de sa vie, Boccace tisse avec Pétrarque des liens
étroits de collaboration et d'amitié. Il s'engage alors dans des
travaux d'érudition en latin portant sur la mythologie classique, la
géographie et les hommes illustres. Son pamphlet misogyne sur la femme,
appelée Vilain Corbeau, marque comme un retour vers une certaine
tradition médiévale attardée.
Pétrarque et le Canzionere
Le maître de Boccace est incontestablement
François Pétrarque (1330-1374) de son nom latinisé
Petrarca. Fils d'un notaire florentin contraint à l'exil à la
cour papale d'Avignon, il fait des études de droit à Montpellier
et à Bologne, puis revient en Avignon, où il rencontre Laure,
l'inspiratrice de sa poésie. Ayant reçu les ordres mineurs,
Pétrarque obtient des bénéfices ecclésiastiques,
qui lui garantissent l'indépendance financière et l'introduisent
dans les cercles intellectuels européens. Rentré en Avignon en
1337 après des voyages en Europe, il se retire un temps dans son
ermitage de la Fontaine-de-Vaucluse. Devenu célèbre, il
reçoit à Rome la couronne de laurier des poètes.
Après avoir soutenu en 1347 la brève république romaine de
Cola di Rienzo et appris la mort de Laure, il séjourne en Italie du
Nord, où il est couvert d'honneurs.
Son itinéraire, exceptionnel pour l'époque, est
celui d'un intellectuel européen, vivant de sa plume et en tirant sa
gloire. Son prestige procède alors de son immense oeuvre en latin : une
énorme correspondance, un Bucolicum Carmen, un traité des hommes
célèbres, des ouvrages autobiographiques, sans compter les
Triomphes, visions allégoriques de l'Amour, de la Chasteté, de la
Mort, de la Renommée, du Temps et de l'Éternité. Mais ce
qui fait aujourd'hui la célébrité de Pétrarque,
c'est son Canzoniere, qui rassemble après bien des remaniements trois
cent soixante-six poèmes en langue vulgaire. Le thème dominant
est l'amour pour Laure : un itinéraire autobiographique qui va du
péché à la rédemption, de la jeunesse
fourvoyée à la mort de Laure et jusqu'à une ultime
dédicace à la Vierge. Si le Chansonnier est dominé par
l'inspiration amoureuse, on y rencontre aussi des invectives politiques contre
les envahisseurs barbares et contre la papauté avignonaise, ainsi que
des réflexions morales et religieuses. Alors que la langue de Dante est
plurielle, celle de Pétrarque est savamment unitaire. Cependant que le
Décaméron va devenir le modèle de la prose narrative, le
Canzoniere va penser de tout son poids sur la poésie lyrique italienne
jusqu'au XVIIIe siècle.
Leurs épigones
Dante, Boccace et Pétrarque écrasent de leur
présence la littérature italienne du XlVe siècle. Celle-ci
existe et prolifère pourtant à l'ombre des Trois Couronnes. On se
contentera de citer de nombreux épigones du stilnovisme et du
pétrarquisme, des poètes comico-réalistes, des
commentateurs de la Divine Comédie, des écrivains religieux -
dont le recueil anonyme des Petites Fleurs de saint François - et
surtout des chroniqueurs, notamment florentins comme Dino Compagni,
contemporain de Dante, et Giovanni Villani, qui introduit le premier dans son
récit des données chiffrées. À quoi s'ajoutent des
conteurs, majoritairement toscans, dont Franco Sacchetti et son
Trecentonovelle. Tous ces écrivains portent témoignage de la
splendeur d'une culture municipale en son ultime et riche expansion et au
début de son déclin.
Les premiers humanistes
Sans jamais employer les termes d'humanisme et de Renaissance,
les écrivains italiens du XVe siècle sont conscients de
créer un temps nouveau, en rupture avec l'époque
antérieure, qui remet en vigueur les valeurs antiques. Créateurs
d'une philologie et d'une archéologie rigoureuses, ils éprouvent
aussi le sentiment que l'homme est le maître de son propre destin.
À Florence, menacée dans son indépendance
par les États du Nord et du Sud, se crée un groupe
d'intellectuels qui célèbrent la République, tels Salutati
ou Bruni, et animent des campagnes de recherche de manuscrits anciens, ou comme
Manetti et Palmieri, louent la dignité de l'homme et la vie civile. Hors
de Florence, les correspondants de ces humanistes partagent le même
enthousiasme pour la culture gréco-latine qu'ils admirent sur le plan
littéraire et moral.
Descendant d'une grande famille florentine exilée,
Léon Battista Alberti (1404- 1472) est le type même de l'humaniste
achevé : architecte, théoricien de la peinture et de l'urbanisme,
mathématicien, il écrit en latin comme en langue vulgaire. Son
oeuvre la plus connue célèbre les thèmes clefs de
l'humanisme, - action, raison, sagesse -, auxquels il ajoute une justification
du profit et une célébration du temps et de l'argent. À la
fin de son dialogue, Alberti conseille à
l'un de ses jeunes parents de faire carrière dans les
cours, cependant que Palmieri renonce à l'action au profit de la
contemplation. À l'exception de Venise, l'humanisme devient
littéraire puis courtisan : c'est la conséquence de la
montée en puissance des cours italiennes.
Laurent de Médicis et les néoplatoniciens
Maître officieux de Florence, banquier,
mécène, écrivain depuis sa jeunesse jusqu'à sa
mort, Laurent de Médicis (1449-1492) domine l'Italie de son temps.
Auteur d'un poème pastoral burlesque, du récit parodique d'une
chasse au vol, d'une représentation caricaturale d'un banquet
néoplatonicien, il s'oriente vers 1470 du côté du
néoplatonisme. Après la conjuration des Pazzi dont son
frère est victime, il n'échappe pas à une inspiration
pessimiste : triomphe de la Fortune, écoulement inexorable du temps.
Parmi les protégés du maître de Florence, se
trouvent artistes et écrivains ; citons parmi ces derniers Pulci, Ficin,
Landino, Politien, Pic de la Mirandole.
Auteur d'un poème chevaleresque d'inspiration
burlesque, le Morgante, Luigi Pulci (1439-1484) ne connaît le
succès que lorsque domine à Florence la « manière
bourgeoise ». Alors que l'emporte le néoplatonisme, il n'est plus
au goût du jour et doit même s'exiler.
Marsile Ficin (1433-1499) occupe une place d'influence. Vivant
en retrait dans une villa offerte par le grand père de Laurent, il y
invite un cénacle d'intellectuels et d'amateurs - dont les
Médicis - et traduit en latin Platon et d'autres philosophes. Dans ses
oeuvres et sa correspondance, il élabore une philosophie
néoplatonicienne où, recourant aux mythes, aux poètes et
aux philosophes antiques, il s'efforce de montrer que les diverses
révélations divines convergent dans le christianisme.
Cristoforo Landino (1424-1498), un autre des habitués
du cercle ficinien, démontre dans un dialogue la
supériorité de l'action sur la contemplation et donne un
commentaire à la Divine Comédie.
Angelo Ambrogini, dit Politien (1454-1494), percepteur du fils
de Laurent, compose des poèmes en grec, en latin et en langue vulgaire,
dont des Stances célébrant une joute de Julien de Médicis.
Professeur à l'université, il se consacre enfin à des
travaux d'érudition qui fondent une méthode philologique moderne.
Formé en Italie du Nord, Pic de la Mirandole (1463-1494) vient à
Florence en 1484 à l'invitation de Laurent. Formé à
l'école aristotélicienne, il s'efforce de la concilier avec le
platonisme ficinien.
Machiavel et Guichardin
Hors de Florence, les humanistes et les poètes en latin
et en langue vulgaire sont nombreux. Le plus digne d'être nommé
est Matteo Maria Boiardo (1440- 1494). Fidèle serviteur des Este, ce
Ferrarais est surtout l'auteur d'un poème chevaleresque, le Roland
amoureux. Épris de la belle Angélique, le chevalier est
réduit en esclavage par sa passion et ses aventures permettent au
poète de chanter les vertus d'un monde défunt. Le Roland amoureux
demeure inachevé en 1494 sur l'évocation des guerres d'Italie qui
vont traumatiser la péninsule pendant plusieurs
générations et susciter une profonde crise des mentalités.
De cette crise procède un renouveau de la pensée politique et de
l'historiographie.
Issu de la moyenne bourgeoisie florentine, Machiavel
(1469-1527) est nommé en 1498 chef de la seconde chancellerie de
Florence. Cette position lui permet de rencontrer tous les puissants de
l'époque mais il est chassé de son poste en 1512 lors du retour
au pouvoir des Médicis. Il compose alors Le Prince, les Discours sur la
première Décade de Tite Live, L'Art de la guerre, L'Histoire de
Florence, des comédies et une nouvelle. Le Prince propose au nouveau
prince que requiert la crise les moyens vrais du gouvernement : la ruse et la
force. Celles-ci sont, selon Machiavel, d'autant plus nécessaires que
les hommes sont méchants par nature. Ses commentaires de Tite Live et
L'Art de la guerre lui
fournissent l'occasion de mythifier la Rome républicaine
et de la proposer comme modèle pour le renouveau de la
société et de l'armée contemporaines.
Ami de Machiavel, mais de plus haute extraction que lui,
Guichardin (Guicciardini, 1483-1540) fait une brillante carrière en
Romagne au service des papes Médicis Léon X et Clément
VII. Après le retour des Médicis au pouvoir en 1530, sa fortune
décline et il se retire sur ses terres, où il compose L'Histoire
d'Italie. Ce récit qui commence en 1494, l'année des
catastrophes, s'achève en 1534. Guichardin y constate avec
lucidité et amertume l'incapacité des hommes à s'imposer
à une Fortune totalement imprévisible et leur conseille de
s'adapter au mieux aux variations du hasard.
Une littérature récréative
En cette première moitié du XVIe siècle qui
connaît tant de bouleversements, une littérature de divertissement
s'impose quasi naturellement.
Ainsi Jacopo Sannazzaro (l457-1530) compose à Naples
L'Arcadie, qui relate en vers et en prose une vie pastorale idyllique, dans un
monde et un espace d'évasion. À Ferrare, où les Este
attirent les poètes et les artistes, l'Arioste (1474-1534) domine la
scène. Son Roland Furieux, publié quelque cent cinquante fois au
cours du XVIe siècle, raconte après Boiardo les combats des
paladins et leur victoire finale. Le fil conducteur est la passion de Roland
pour Angélique, qui le conduit à la folie. Autour de ce
thème bourgeonnent mille aventures distrayantes dans un monde
désacralisé. Le but de l'oeuvre n'est que le divertissement et
l'occasion d'un éloge de la famille régnante à Ferrare.
Une autre réinvention du XVIe siècle est la
comédie. Un grand nombre des écrivains de l'époque, dont
Machiavel et l'Arioste, se font « comédiographes » en langue
vulgaire, tant le genre est apprécié. Personnages et intrigues
sont repris d'une tradition antique enrichie par le Décaméron.
Mais un autre phénomène capital est l'invention
et la mise en pratique de l'imprimerie qui va binetôt permettre la
diffusion à moindre prix du livre «
populaire ». La nouvelle est illustrée par de
nombreux auteurs : parmi eux, Bandello (1481-1561) et son traité des
bonnes manières, Giovanni Della Casa (1530-1550) et son Galateo ; de son
côté, l'Arétin (1492-1556) multiplie toutes les
opportunités, dont la flagornerie, la pornographie et le chantage, pour
s'assurer une position à Venise.
Le plus grand et le plus célèbre des auteurs de
traités du bon comportement est le mantouan Baldassare Casiglione
(1478-1589), dont le Livre du courtisan est bientôt traduit dans toutes
les langues d'Europe. Dans le cadre mythifié de l'ancienne Urbino, il
édifie le modèle du parfait gentilhomme et de la parfaite dame de
cour, qui savent se plier aux souvenances et aux circonstances.
Les errances du Tasse
La période qui va de 1550 environ à 1700 est
marquée par deux événements. Signée en 1558, 1a
paix de Cateau-Cambrésis met fin aux guerres d'Italie ; la domination
espagnole va assurer une longue période de paix à la
péninsule au prix de son asservissement quasi général.
D'autre part, la Réforme protestante entraîne une vive
réaction de l'Église catholique. Lors du concile de Trente
(1545-1563), Rome proclame l'autorité absolue du pape, la
stabilité des dogmes. Le contrôle des activités culturelles
est renforcé par l'Inquisition, le Saint-Office, l'imprimatur et
l'Index. Face à ces deux événements, certains les
écrivains italiens s'efforcent, non sans drames parfois, de se conformer
à la règle. Les autres s'insurgent.
Parmi les premiers, le Tasse (1544-1595), originaire de
Sorrente, se retrouve à Ferrare où il devient poète
officiel de la cour. Il y compose un poème épique, La
Jérusalem délivrée, et y fait représenter une
pastorale, L'Aminta. Mais tourmenté par les critiques, pris d'angoisse
quant à son orthodoxie, mal à l'aise à la cour, il fait un
scandale et est enfermé dans un couvent. Ayant pu s'évader, il
erre du nord au sud de l'Italie. De retour à Ferrare, il fait une
nouvelle crise et est enfermé durant sept ans à l'hôpital
Sainte-Anne. Libéré en 1586, il reprend ses errances en Italie et
publie à Rome la Gerusalemme riconquista. La Liberata se situe dans la
tradition chevaleresque ferraraise
mais son sujet est historique et le poème exalte la foi
chrétienne. Quant à la Conquistata, elle est expurgée de
tous les épisodes magiques ou érotiques.
Galilée et ses émules, l'expérimentation
contre le dogme
Au sein de l'indiscutable grisaille qui domine la
littérature italienne du XVIIe siècle brillent les savants.
Galilée domine la scène. Professeur à Pise puis à
Padoue, il met au point le télescope, qui permet de découvrir
quatre satellites de Jupiter et les tâches lunaires. Rentré
à Florence, il adhère aux théories du chanoine Copernic
qui ne placent plus la terre au centre de l'univers. Situé au centre
d'une république européenne des savants, il recourt à la
langue vulgaire pour diffuser ses idées. On sait le procès fait
à Galilée et son adjuration ainsi que ses dernières
années passées en résidence surveillée, durant
lesquelles il publie hors d'Italie ses Discours et démonstrations
mathématiques.
Alors que fleurissent en Italie d'innombrables
académies littéraires, de plus sérieuses académies
scientifiques apparaissent : telle l'Accademia dei Lincei, «
l'Académie des lynx », nouvelles structures d'accueil pour les
savants, distinctes des universités, et nouveaux pôles de
diffusion des idées nouvelles.
Parmi les réfractaires, Giordano Bruno (1543-1600),
dominicain, fait ses études à Naples, où il
s'intéresse plus au néoplatonisme qu'à
l'aristotélisme. Contraint à l'exil, il se convertit au
calvinisme et finit à Rome sur le bûcher. Méridional et
dominicain comme Bruno, Tommaso Campanella (l560-l639) tente d'expliquer le
monde sans recourir à la métaphysique. Il abjure en 1594. De
nouveau arrêté pour sa participation à une révolte
contre les Espagnols, il feint la folie pour échapper à la peine
capitale. Dans son cachot il imagine une cité utopique, la Città
del sole.
La littérature baroque
Reste enfin à évoquer la foisonnante
littérature dite baroque, qui domine au XVIIe siècle par le
nombre et la diversité de sa production. C'est le cas d'un nouveau
genre, le roman avec ses personnages, thèmes et horizons multiples.
La tragédie, qui supplante la comédie -
irrévérencieuse - représente le triomphe de la raison de
Dieu, par exemple dans la Reine d'Écosse de Della Valle (1560-1628) qui
glorifie le martyre de Marie Stuart. Au théâtre encore la commedia
dell'arte et le mélodrame réduisent la parole au
bénéfice du geste et de la musique. La poésie lyrique
enfin, très abondante, recherche la stupeur du lecteur par le recours
à la pointe, au bizarre, à l'extravagant, qui traduisent
eux-mêmes un sentiment général éprouvé par le
siècle du passager et du transitoire.
Giambattista Marino (1569-1625), le Chevalier Marin pour les
Parisiens, triomphe avec L'Adone, poème fleuve de quarante deux mille
vers, hymne à l'Amour vu comme la source d'une énergie
universelle imprégnant et inspirant toute la nature et les
créatures.
Les Angevins à Naples, naissance d'une capitale
Jacques Heers
Professeur honoraire de l' université Paris
IV-Sorbonne
Néapolis, ville nouvelle fondée par des colons
grecs au VIe siècle avant notre ère, restait encore
imprégnée de culture hellénique lorsqu'elle devint,
à l'époque romaine, la plaisante ville chantée par Horace
et Virgile. Le christianisme s'y développa précocement, comme
l'atteste la présence des catacombes de San Gaudioso et du
baptistère du duomo, mais lors de la chute de l'empire, les Napolitains
se rallièrent en nombre au parti des Goths et s'attirèrent les
foudres de Bélisaire en 536. Reprise un temps par les Goths de Totila,
elle revint enfin à Byzance en 553 et resta sous le contrôle de
l'exarchat de Ravenne. Elle résista longtemps aux assauts des Lombards,
mais finit par succomber pour devenir peu de temps après, en 1077,
vassale des Normands. Dès cette époque, Naples sortit de sa
torpeur pour redevenir une brillante capitale culturelle, mouvement qui ne fit
que se confirmer quand l'empereur Frédéric II, qui avait
succédé aux Normands, lui accorda en 1224 le droit de fonder une
université. Mais, comme nous l'explique ici Jacques Heers, auteur
notamment de La ville au Moyen Âge en Occident (Fayard, 1990), c'est
surtout sous la dynastie angevine que la ville prit son essor et acquit les
traits de caractère que nous connaissons encore aujourd'hui...
La conquête angevine
Naples fut certainement l'une des toutes premières et
des plus brillantes villes de cour d'Occident. Fruit d'une conquête
armée, elle demeura française pendant près de deux cents
ans, de 1260 à 1440 environ, complètement transformée,
embellie et anoblie par une extraordinaire floraison de monuments et de
considérables réalisations urbanistiques.
Dixième enfant du roi de France Louis VIII et de Blanche
de Castille, frère cadet de Saint Louis, Charles, déjà
duc d'Anjou et comte du Maine par ses apanages, comte de Provence et de
Forcalquier par son mariage, fut couronné à
Rome roi de Naples et de Sicile par le pape français
Urbain IV. Il lui fallait encore arracher son royaume des mains des
héritiers de l'empereur Frédéric II. Il le fit grâce
à deux victoires successives, en 1266 à Bénévent
contre l'armée de Manfred, fils bâtard de Frédéric,
et en 1268 à Tagliacozzo contre le très jeune Conrad.
Si la sanglante révolte de 1282, connue sous le nom des
« Vêpres siciliennes », suscitée par le roi Pierre III
d'Aragon, gendre de Manfred, chassa les Français de Palerme et de
Sicile, Charles Ier puis ses successeurs, les rois et les reines angevins ont,
malgré plusieurs graves crises de succession et guerres civiles,
gardé Naples jusqu'en 1442, date où le dernier de ces Angevins,
le roi René, abandonna la ville aux Aragonais d'Alphonse le
Magnanime.
Le renouveau urbain
Alors qu'elle avait été quelque peu
délaissée par Frédéric II qui tenait sa cour et son
gouvernement à Palerme, sous Charles Ier et sous ses deux descendants
directs, Charles II (1285-1309) et Robert (1309-1343), Naples devint une
magnifique ville royale, un foyer de vie artistique et littéraire
modèle du genre, qui pouvait le disputer à Rome elle-même.
Durant soixante années, Naples ne fut plus qu'un immense chantier de
constructions. Roi conquérant, Charles Ier fit aussitôt renforcer
les murailles des deux forteresses dressées aux temps des Normands :
à l'est, le Castel Capuano, à cheval sur les murs d'enceinte
près de la Porte de Capoue au débouché de l'ancien
decumanus, et à l'ouest, le Castel dell'ovo, sur le front de mer,
dressé sur un promontoire étroit. Le roi n'y habitait pas et fit
construire en toute hâte, plus près de la ville, dans un quartier
salubre, le Castel Nuovo. OEuvre du maître français Pierre de
Chaule, commencé en 1279 et occupé par les offices et la cour
dès 1282 alors que ni le gros oeuvre ni les aménagements
intérieurs n'étaient achevés, cette énorme
forteresse, que les habitants subjugués appelèrent aussitôt
le Maschio Angioino, écrasait tout le voisinage de ses hauts murs et de
ses sept grosses tours protégées par de larges fossés.
La société
À l'installation des Angevins, Naples ne connaissait
d'autre structure que des sociétés de quartiers, les platee,
tocchi, sedili ou seggi, soumises chacune à une famille de nobles. Tenir
la ville impliquait de mettre fin à ce compartimentage poussé,
ici et là, jusqu'à l'absurde. Ce ne fut pas mince affaire mais la
détermination des souverains l'emporta. Les cellules nobles, noeuds de
résistance aux changements, une trentaine à l'arrivée de
Charles Ier, n'étaient plus que seize sous Charles II et seulement cinq
lorsque Robert, exaspéré par les actes de violence et les
vendettas qui opposaient sans cesse les seggi les uns aux autres, obligea les
plus faibles à s'agréger aux autres. Ces seggi, désormais
garants de la paix civile, veillaient au bon ravitaillement de la cité ;
ils faisaient garder les grains dans les fosse el grano et l'huile dans les
cisterne dell'olio ; ils contrôlaient les vendeurs de comestibles,
astreints à respecter les Capitoli del ben vivere ; ils percevaient les
gabelles, gouvernaient les oeuvres de bienfaisance et prenaient en charge la
conservation des archives. Les chefs des seggi tenaient leurs assemblées
dans de petits bâtiments, centres de concertations et de
décisions. Tous ont disparu mais les textes de l'époque et, bien
plus tard, nombre de lithographies en donnent de bonnes images.
C'étaient des édifices de plan carré, ouverts sur la voie
publique de chaque côté, coiffés d'une coupole, portant les
armes du seggio et souvent ornés de belles fresques et de figures
sculptées. Sans changer vraiment de visage, Naples devint plus
policée, mieux tenue en mains. Robert réussit même à
dégager et orner une belle place royale.
Naples devient un grand port
Naples ne disposait pas encore d'un vrai port. Le front de
mer, très étendu et fort diversifié, coupé de
toutes sortes d'accidents, n'offrait, comme d'ailleurs de très
nombreuses villes maritimes de l'époque, qu'une suite de plages et
d'échelles, lieux d'ancrages peu sûrs sans liens les uns avec les
autres, bordés seulement par des tronçons de route,
encombrés de dépôts de toutes sortes, de petits chantiers,
d'ateliers de corderie et de fours à biscuits. En quelques
décennies, de 1300 à 1340, les Angevins ont fait
de leur nouveau port l'un des tout premiers de la Méditerranée.
Les maîtres maçons napolitains ont construit deux môles et
deux arsenaux ; ils ont aménagé les accès et
réalisé une belle urbanisation des secteurs proches de la mer.
Les entrepôts de bois et les enclos à ciel ouvert ont
laissé la place à de solides et imposants immeubles où
s'installèrent les Génois, les Vénitiens, Marseillais et
Provençaux, Flamands même, qui pouvaient y accueillir leurs marins
et leurs marchands, y installer leurs bureaux, garder leurs balances et leurs
poids. Ces « loges » des marchands, régulièrement
alignées, ainsi sévèrement contrôlées par le
fisc royal, composaient un décor dont aucun port d'Occident ne pouvait
encore s'enorgueillir. Sous Charles II, la grande rue littorale était
achevée et des voies plus ou moins rectilignes joignaient les portes de
l'enceinte aux débarcadères. C'est alors que la notion de voie
publique s'est peu à peu imposée : ces voies canalisaient de
lourds trafics ; il a fallu les surimposer à un inextricable
réseau de venelles ou, tant bien que mal, élargir quelques rues
déjà en place. En tout cas, Naples, « la populeuse »,
capitale d'un vaste royaume, marché de consommation considérable,
grand port d'exportation des grains et des vins de Campanie, s'est
imposée comme une escale privilégiée sur les routes de la
Méditerranée : la botte de Naples était alors une
unité de mesure commune pour les vins en de nombreuses cités
marchandes d'Italie et d'Espagne.
Naissance d'une ville aristocratique
La ville de cour ne s'est pas insérée dans le
tissu très compact et encore peu ouvert, peu accessible aux cavaliers et
aux voitures, de la ville ancienne. Elle s'en est
délibérément écartée. Non loin du rivage,
à partir du Castel Nuovo qui s'entourait d'un parc et de jardins
agrémentés de fontaines, de grottes et de cages pour oiseaux
exotiques, s'est développée, à l'ouest de l'enceinte
citadine, une agglomération toute nouvelle et, bien sûr, toute
différente, embellie par les palais des princes angevins et de leurs
familiers, par les hôtels de l'administration et de la fiscalité
royales. Le centre de ce nouvel et prestigieux urbanisme, exceptionnel pour
l'époque, était la Corte del Vicario, le tribunal royal construit
dans les années 1308-1310, place où avaient ordinairement lieu
les joutes et les tournois, les cavalcades et les parades des cavaliers. Tout
à
côté, se dressait un ensemble monumental
imposant, unique en son genre, propre, comme le Maschio Angioino que l'on ne
perdait pas de vue, à frapper l'imagination et inspirer
révérence : la Chambre des Maîtres des Comptes, la Cour de
l'Amiral, les Archives royales et les Écuries du roi Robert.
Les premiers hôtels des princes datent de Charles II qui
y établit plusieurs de ses fils - il eut douze enfants. Philippe
d'Anjou, prince de Tarente, qui s'était d'abord logé, en 1295,
dans un vieux palais de la via Tribunali de l'ancienne cité, se fit
construire, en 1303, par le maître français Pierre d'Angicourt,
l'hôtel Tarentino. Les deux plus jeunes fils, Giovanni et Pietro,
occupaient l'hôtel Durazzesco, à l'ouest du Castel Nuovo et,
enfin, Raimond Bérenger eut un autre palais situé entre le Castel
Nuovo et le Castel dell'Ovo. On édifia aussi un nombre toujours plus
grands de belles résidences, per comodo de'cortigiazni, reflets et
témoins d'une vie de cour brillante et d'une administration qui
multipliait, de règne en règne, ses bureaux : pour Niccolo
secrétaire du roi, pour Raimondo de Cabannio maître des cuisines,
esclave maure affranchi, anobli et maître d'une belle fortune ; et
encore, en 1370, pour Raimondo d'Allegno et Jacopo Arcucci camériers,
pour Alferello di Capri et Poderico Petrella.
D'innombrables églises...
Sous tous les rois angevins, de Charles Ier à la reine
Jeanne II, petite-fille de Robert, Naples s'est couverte de nouvelles
églises, toutes ou presque toutes étroitement
insérées dans le tissu de la vieille ville. En effet la victoire
que les Angevins avaient remportée sur les troupes germaniques avait
été ressentie comme un don du ciel, un véritable miracle.
C'est alors que l'on fit de saint Janvier le patron de Naples et de la famille
royale, lui qui avait été au IIIe siècle
évêque de Bénévent, ville où fut
écrasée l'armée de Manfred en 1266. L'appui de
l'Église et l'alliance avec Rome ne se sont jamais démentis.
Charles était sénateur de Rome et les rois de Naples, à la
tête de leurs armées, sont régulièrement venus
à l'aide de la papauté en Italie.
Sous Charles Ier, les fondations d'églises marquent la
détermination du roi et de ses familiers de rendre grâce à
ceux qui, lors de la guerre de conquête, avaient prié pour eux.
Les franciscains s'établirent à San Lorenzo Maggiore et à
Santa Maria la Nova. Trois chevaliers français, sur un terrain proche de
la Porte neuve cédé par le roi, firent construire Sant'Eligio,
église flanquée d'un hospice pour les pauvres et les malades. Le
monastère de Santa Maria del Realvalle, oeuvre du maître
français Gauthier d'Asson, fut spécialement dédié
à la commémoration de la victoire de Bénévent.
et monastères...
Au temps de Charles II, la famille royale connut dans tout
l'Occident chrétien une vraie réputation de piété,
de ferveur religieuse et même de sainteté. La reine Marie
était la petite fille de sainte Élisabeth de Hongrie, fondatrice
du grand hôpital de Marburg. Le souvenir de saint Louis, la vie
édifiante du fils aîné du couple royal, Louis, franciscain,
évêque de Toulouse, qui fut canonisé dès 1317, les
liens étroits avec les franciscains, imposaient une image sacrée
de la dynastie. Le roi Charles, lui-même auteur d'un livre de
dévotion, avait fait exécuter, de 1304 à 1306, par
Godefroy et Guillaume de Vézelay, l'imbusto, grand reliquaire de saint
Janvier. Sa politique et ses dons s'appliquèrent à transformer et
agrandir plusieurs églises pour en faire de grands temples tels d'abord
San Domenico et la nouvelle cathédrale consacrée à la
Vierge. Les travaux de l'église et du couvent de San Pietro Martire
(Pietro di Verona) dominicain, ennemi des hérétiques, mort en
1252 et canonisé par Innocent IV, furent financés par les biens
confisqués aux hérétiques, en fait aux chevaliers
allemands qui avaient combattu les Angevins. Les dominicains reçurent
aussi San Pietro a Castello et les ermites de saint Augustin San Agostino alla
Zecca. L'église de San Lorenzo, enfin, fut élevée sur un
terrain occupé par de petites boutiques, oeuvre elle aussi de
maîtres français, qui devait accueillir les premiers monuments
funéraires de la famille royale et de ses proches. À
l'emplacement de l'ancien monastère damianita di Santa Maria,
détruit par un incendie en 1298, la reine Marie fit reconstruire une
nouvelle église, Santa Maria Donna Regina, temple monumental.
L'oeuvre maîtresse du temps de Robert et de la reine
Sancha, est Santa Chiara, couvent franciscain et église consacrés
à saint Louis de Toulouse, frère du roi, dont les reliques furent
gardées dans le sanctuaire. Dans le même temps, la reine fit
édifier un couvent de clarisses et trois monastères : Santa Maria
Egiziana, Santa Croce et Santa Maria di Magdala. Par la suite, les
constructions se firent certes plus rares mais deux règnes se sont
encore illustrés par de remarquables réalisations : celui de
Jeanne Ière (1343-1381) par l'Incoronata où fut
célébré son mariage avec Louis de Tarente, et celui de
Ladislas (1399-14 14) par San Giovanni a Carbonara, magnifique sanctuaire,
où l'on peut, aujourd'hui encore, voir les grands tombeaux de Ladislas,
de Jeanne II et de son conseiller et amant, Gianni Caracciolo.
La Renaissance napolitaine
Cette cour de Naples demeura tout au long des règnes
l'un des grands foyers culturels, un des plus actifs centres de création
artistique et littéraire de l'Occident. Charles Ier déjà y
amenait à sa suite des Français. Ses successeurs en
appelèrent d'autres : poètes, conteurs, juristes et clercs,
architectes, peintres et sculpteurs. Adam de la Halle vint d'Arras
s'établir à Naples en 1283 et y résida jusqu'à sa
mort, en 1288 ; il y fit maintes fois représenter le Jeu de Robin et
Marion et commença même à composer un poème
épique à la gloire de la dynastie angevine, La Chanson du roi de
Sicile. C'est pourquoi les familles nobles donnaient les noms de Robin, Marion
et Péronnelle à leurs enfants. Sont aussi venus à la cour
des Angevins des artistes et écrivains de Rome et de Toscane,
protégés par le prince. Simone Martini, installé en 1315,
y peint une Vie de saint Louis de Toulouse où le roi Robert
reçoit la couronne royale des mains de son frère. Deux ans plus
tard, Simone fut fait chevalier de la cour. Giotto a travaillé pendant
quatre ans, de 1329 à 1333, sur trois chantiers du roi, lui aussi
comblé d'honneurs. De même pour les lettres : le roi Robert fut
couronné « prince des poètes » par Pétrarque.
Boccace vécut de longues années à Naples, de 1327 à
1341. Il y fréquentait assidûment la cour et y écrivit
plusieurs nouvelles du Decameron ; toute sa vie il n'a cessé d'intriguer
pour y retourner et y obtenir un grand office de cour. Francesco Laurana
sculpteur, auteur en 1444, du magnifique portail du Castel Nuovo, du
temps des Aragonais, fut accueilli à la cour du roi
René à Aix-en-Provence et en Avignon. Il y vécut dix
années, chargé de nombreuses commandes, dont le Portement de
Croix qui se trouve aujourd'hui à Saint-Didier d'Avignon, et le tombeau
de Jean Cossa, maintenant à Sainte-Marthe de Tarascon. De telle sorte
que l'art italien, que nous appelons « Renaissant », s'est
formé non à Florence et à Sienne mais principalement dans
cette ville de cour. Et que l'installation des premiers artistes italiens de
cette « Renaissance » date, non de François Ier et de
Léonard de Vinci, mais bien de René et des Angevins de Naples, un
demi-siècle plus tôt.
En 1442, Alphonse V d'Aragon, qui avait été un
temps désigné comme héritier par la reine Jeanne II, se
couronna roi de Naples. La ville brilla d'une intense vie intellectuelle :
fécondée par l'arrivée massive de Byzantins
réfugiés après la chute de Constantinople, elle rivalise
alors avec la Florence de Laurent le Magnifique mais, en 1503, Naples devient
possession des Bourbons d'Espagne dont les vice-rois imposent pour deux
siècles une autorité austère étrangère
à l'esprit napolitain. Il faudra attendre l'arrivée des Bourbons
en 1734, pour que la vie napolitaine retrouve tout son éclat...
Florence, cité subtile
Jacques Heers
Professeur honoraire de l' université Paris
IV-Sorbonne
Florence, cité merveilleuse au passé
mouvementé, connut ses plus grandes heures de gloire au Moyen Âge
et à la Renaissance où elle faisait déjà
l'admiration de toute la chrétienté pour la beauté de ses
édifices et sa prospérité économique. Le pouvoir,
rapidement contrôlé par les riches familles de marchands, devint
l'enjeu de guerres civiles, aux termes desquelles le clan des Médicis
prit le contrôle de la ville. C'est ce développement progressif et
mouvementé de la cité florentine que nous retrace Jacques Heers
auteur notamment de La ville au Moyen Âge en Occident (Fayard, 1990) et
de Machiavel (Fayard, 1985).
Légendes de fondation
Florence fut fondée en 59 av. J.-C., mais les
Florentins, pour mieux servir leur gloire, se sont forgé deux
légendes. Une chronique anonyme du XIIe siècle, De origine
civitatis, reprise maintes et maintes fois, enjolivée encore au cours
des temps, lie cette fondation à la conjuration de Catilina.
Révolté contre la Commune de Rome, celui-ci se serait
retranché dans Fiesole. Ses armées infligèrent alors une
lourde défaite à celles du Sénat commandée par un
nommé Fiorino, héros éponyme de Florence. César
vint à bout de Fiesole, fit détruire la forteresse et installa la
moitié des habitants, encadrés par ses vétérans,
sur le lieu même où Fiorino avait été tué.
Catilina s'enfuit et fonda Pistoia ; mais il avait séduit la veuve de
Fiorino et eut d'elle un fils, Uberto, ancêtre des Umberti qui, gibelins
et rebelles, furent chassés de la cité, poursuivis jusque dans
leurs retranchements de l'Apennin et anéantis. Florence pouvait
s'affirmer ville loyale, championne de l'orthodoxie politique et de la paix.
L'autre légende fait remonter la construction de la
ville au premier roi d'Italie, Atalante ou Atlas, père de trois fils
qui, pour se partager le royaume, allèrent consulter le dieu Mars.
Italus régna sur Fiesole. Dardanus et Sicanus s'établirent dans
la vallée de l'Arno, dressèrent des autels, sacrifièrent
veaux et moutons, prièrent pour la paix,
célébrèrent des mariages et des jeux, organisèrent
des marchés et firent bâtir un temple magnifique en arrachant
marbres blancs et noirs de Fiesole : ce sera plus tard le baptistère
Saint-Jean. Ils dressèrent une grande statue de Mars sur une haute tour,
près du fleuve. Le sort de la ville était lié à
cette statue, qui ne devait être ni mutilée ni
déplacée.
Ces traditions demeurèrent pendant longtemps dans les
mémoires. Dante met en scène, dans La Divine Comédie, son
trisaïeul, Cacciaguida, qui parle du bon vieux temps où les femmes,
« sobres et pudiques », tout en filant la laine, se faisaient conter
les belles histoires de Fiesole et de Rome. Les Florentins n'oubliaient pas non
plus de rappeler que leur ville fut fondée au printemps, au temps des
Floralia, et que la cité romaine, outre le temple à Mars, dieu
guerrier et dieu de la fécondité que l'on ornait, au mois de
mars, de feuillages et de fleurs, en avait aussi dédié un
à Northia, déesse étrusque de la Fortune.
Une cité phare de la chrétienté
La statue de Mars disparut définitivement dans l'Arno
lors de la crue de novembre 1353. Funeste présage : famine en 1356,
peste de 1358. Mais, de son passé romain, Florence tirait sa force et sa
réputation. En 1280, elle avait associé Hercule à saint
Jean-Baptiste, son patron. À l'emblème du lys, elle joint celui
du lion, le marziocco, symbole de souveraineté et de puissance. La
Commune veille à tenir des lions en cage sur la place de la Signoria ou
près du baptistère Saint-Jean. Elle s'affirme comme la citadelle,
le refuge de la foi chrétienne et de l'orthodoxie. Elle fête ses
héros et ses martyrs, premiers chrétiens : le diacre Laurent venu
enseigner la parole du Christ avec des marchands syriens,
Félicité, sainte de Palestine, Minies, martyrisé en 250 et
enterré sur une colline toute proche, à San Miniato, et au VIIe
siècle, Reparata,
sainte venue d'Orient. La vie sociale et la vie politique
même se sont, tout au long des siècles, ordonnées autour de
trois pôles religieux, illustres sanctuaires des temps
héroïques : la Badia, « l'abbaye », fondée en 967
par la veuve du marquis de Toscane, le monastère et l'église de
San Miniato, construits de 1014 à 1050 par l'empereur Henri II et
l'évêque Ildebrand, et le monastère de Vallombrosa,
fondation d'une famille de nobles florentins, Jean Guilbert à leur
tête, pour lutter contre les mauvais clercs et les évêques
indignes. Car Florence fut l'un des plus solides bastions de la réforme
grégorienne, réforme du clergé et émancipation de
l'Église du pouvoir des laïcs. En 1055, un concile réunit
cent vingt évêques qui imposèrent cette réforme
à l'empereur. Quatre années plus tard, Gherardo,
évêque de la ville, devint pape sous le nom de Nicolas II ; il fit
déposer l'anti-pape désigné par les nobles romains et
décréter que le souverain pontife ne serait plus élu que
par les cardinaux. Pape, il vécut et mourut à Florence. En 1082,
la ville soutint un siège de dix jours par les armées
impériales et en 1280, fit excommunier l'empereur Otto de Brunswick.
Elle reçut très tôt les ordres mendiants : les dominicains
à Santa Maria Novella, les franciscains à Santa Croce. Pouvoir
civil et religion s'identifiaient l'un à l'autre : le caroccio, char
guerrier, était gardé dans le baptistère Saint- Jean,
celui-ci entretenu par les grands marchands de l'Arte di Calimala, refait
complètement et orné de marbres précieux et de
mosaïques en 1280. La cathédrale, dédiée d'abord
à Santa Reparata, prit le nom de Santa Maria del Fiore, nom qui
suggère une divination de la ville elle-même. C'est à
Florence que s'est tenu, au prix de grands sacrifices financiers, en 1439, le
grand concile oecuménique qui vit le ralliement de l'Église
grecque à la papauté, avant que tout ne soit remis en question
à Constantinople.
De la bourgade romaine à la prospère cité
médiévale
De simple bourgade, la ville était devenue l'une des
plus vastes et certainement l'une des plus riches cités de tout
l'Occident. Non par le fait d'un prince, par l'afflux d'officiers et de
courtisans, mais par une lente élaboration, fruit d'un travail constant
et reflet d'une réelle prospérité. L'enceinte romaine
n'enfermait qu'un espace de trente-sept hectares. La première enceinte
communale, construite en seulement deux ans, de 1173 à 1175, l'a
porté à quatre-vingt dix-
sept. Mais il fallut un demi-siècle, de 1284 à
1333, pour bâtir celle qui donna à la ville enclose une superficie
de quatre cent trente hectares, muraille haute de douze mètres, longue
de huit mille cinq cents, qui comptait soixante-treize tours, quinze fortins,
quatre grandes portes et huit poternes. En 1252, l'on construisit le Ponte
Vecchio, le troisième sur l'Arno. Les Conseils se tenaient dans les
églises ou dans des maisons louées pour la circonstance, mais,
vers 1230, fut édifié le premier Palazzo del Comune,
détruit en 1235, remplacé par celui dit « du Bargello
». Le Palazzo del Popolo, qui devint Palazzo dei Priori puis della
Signoria, fut commencé en 1298 ; on désigna douze citoyens pour
« qu'ils s'appliquent à chercher le lieu le plus convenable et la
forme la plus adéquate de façon à ce qu'il rende les
meilleurs services et que sa construction engage le moins de dépenses
».
Le respect des deniers publics inspire toute la politique mais
la ville se dote tout de même d'un magnifique cadre monumental. On pave
les rues, on ouvre de grandes voies, et l'on dégage surtout, non sans
mal et de façon imparfaite, face à la résistance des
grandes familles, quelques places de grande allure : celle du Duomo tout autour
de la cathédrale et celle de Santo Spirito sur l'autre rive. La place de
la Signoria, commencée en 1307 par l'acquisition de plusieurs maisons,
agrandie en 1349 par la mise à bas de l'église de San Romolo, ne
fut terminée qu'en 1386 par le transport d'une autre église,
Santa Cecilia, plus à l'ouest. Florence, après tant de villes
d'Italie, après Bologne notamment, avait alors de belles places
publiques, deux siècles avant Paris et d'autres capitales.
L'essor des grandes compagnies de marchands-banquiers
La ville faisait l'admiration de toute la
chrétienté par ses richesses et mit l'une de ses grandes familles
d'hommes d'affaires à la tête des affaires publiques, avant d'en
faire des princes et des papes. Cependant, ville de l'intérieur,
située sur les rives d'un fleuve impétueux, entourée de
montagnes d'accès difficile, elle ne fut, pendant longtemps, en aucune
façon liée au lointain trafic international et ne devait rien ni
à la mer ni au commerce des épices exotiques qui, nous dit-on,
firent seules la fortune de ses rivales, cités portuaires,
Gênes,
Pise et Venise. Elle n'a pas manifesté beaucoup
d'intérêt pour l'Orient et s'en est écartée en
1340-1350, après les retentissantes faillites de ceux qui s'y
étaient engagés trop avant. Dès lors, les Compagnies, -
Medici, Strozzi, Guardi - entretetinrent des filiales ou des succursales de
Séville à Bruges et à Londres, mais n'avaient pas le
moindre facteur ni le plus petit commis à Constantinople, à
Beyrouth ou au Caire. La fortune de Florence ne s'est pas faite sur le poivre
ni même sur le coton mais d'abord sur les produits du terroir tout
proche, sur les grains, sur les laines et les cuirs des troupeaux, sur le
safran récolté dans la vallée et qui valait plus cher que
toute autre « épice ». Très tôt ses draps, lourds
mais d'une merveilleuse souplesse, teints et foulés à la
perfection, faisaient prime aux foires de Champagne et dans tout l'Occident.
Les drapiers de l'Arte de la lana, maîtres chacun d'une bottega, y
veillaient, décidaient des approvisionnements en matières
premières et distribuaient le travail à de nombreux ateliers
très modestes, domestiques pour la plupart, dans la ville ou dans des
dizaines de villages jusqu'à dix lieues de là. Les grandes
compagnies possédaient des botteghe de laine ou de soie, mais
s'adonnaient aussi au commerce, gros et détail, vendant du blé
aux citadins au-dessous des bureaux d'où partaient ordres et commandes
pour de lointains comptoirs ; elles pratiquaient prêts et
dépôts, change et trafics de l'argent, transports terrestres et
maritimes. C'est alors que les Florentins, qui contrôlaient le port de
Pise, organisèrent à leur tour, après Venise, des convois
de galées qui, chaque année, gagnaient la Flandre et
l'Angleterre.
Les grandes compagnies florentines ne portaient d'autre nom
que celui de la famille. Aucun des associés ne devait exercer
d'activité ailleurs. Elles s'affirmaient par une remarquable
stabilité ; on ne faisait les comptes et on ne renouvelait les contrats
que tous les six ou sept ans. Les directeurs des filiales demeuraient en place
dix ou quinze ans et les Bardi ont, au total, duré soixante-dix ans.
L'ère des Médicis : de la mainmise totale à
la disgrâce, de la disgrâce au retour en force
C'est de l'une de ces familles de marchands et banquiers que
sont sortis les maîtres de la ville au XVe siècle, tyrans, puis
seigneurs de la cité, puis princes et ducs. Le succès des
Médicis n'était pas dû à un coup de force comme les
Sforza à Milan, mais à l'argent, aux intrigues et aux
compromissions, à l'art surtout de ruiner les ennemis et de
maîtriser tous les ressorts et d'ourdir les pièges du jeu
politique ; tout cela a été magnifiquement décrit par
Machiavel dans son oeuvre maîtresse, les Histoires florentines. Florence
a vécu pendant plus de trois siècles sous un gouvernement qu'elle
appelait la Commune, d'abord aux mains de Collèges restreints puis,
à deux reprises, sous un Popolo - mot que l'on ne doit pas traduire par
« peuple » - sous le contrôle des arts, associations de
métiers où les arti magiori, le popolo grasso, faisaient la loi.
Le pouvoir n'a jamais échappé aux grandes familles, qui
s'opposaient les unes aux autres lors des guerres civiles entre les partis,
guelfes et gibelins puis noirs et blancs, et en arrivaient même, comme en
1378, lors de la révolte dite des Ciompi, à susciter la
rébellion des arti minori pour affaiblir l'adversaire. L'une des
factions l'emporta, monopolisa toutes les charges publiques mais celles-ci
furent bientôt confisquées par les Médicis. Ils
s'étaient fait connaître déjà au XIIIe siècle
: une famille vraiment honorable, habile aux jeux de la finance, plus encore
peut-être à placer les siens dans les Conseils du gouvernement
communal. Le clan s'affirma sous Francesco de Bicci qui, en 1382, se fit
immatriculer dans l'Arte del cambio. Leur force tenait à l'insolente
réussite de leurs deux grandes banques et à l'étonnante
cohésion du clan formé de neuf branches, toutes solidaires. En
1429, aux funérailles de Giovanni, frère de Francesco, trente-six
Médicis, chefs de familles, étaient présents.
Solidarité renforcée par d'étroits liens de voisinage :
leurs palais se situaient tous dans le quartier de San Giovanni, entre le Ponte
Vecchio et le Duomo ; leurs châteaux et leurs fiefs tous dans le Mugello,
la vallée de la Sieve, affluent de la rive droite de l'Arno. Ils se
rendaient de fréquentes visites et tenaient des assemblées, sous
la conduite d'un patriarche, chef incontesté. Leurs amici se comptaient
par centaines ; ils payaient leurs dettes et leur prêtaient de l'argent,
leur réservaient des offices dans leurs banques et dans
l'administration. Ils unirent quatre de leurs filles à quatre familles
de leurs alliés, grands banquiers eux aussi, les Bardi, Tornabuoni,
Salviati et Gianfigliazzi. Côme, fils de Giovanni, épousa
Catherine Bardi en 1413.
Proscrits en 1433, les Médicis reviennent en force en
1434, seuls maîtres désormais, tous au faîte des honneurs :
Côme est acclamé comme un triomphateur par une foule immense. Ils
n'avaient qu'un seul élu aux offices en 1433 ; ils en eurent vingt et un
en 1440. Leurs partisans faussaient les élections et les tirages au sort
pour la désignation des magistrats. Contre les ennemis, le fisc : «
s'il restait quelque suspect, il se trouvait bientôt écrasé
par de nouvelles taxes » (Machiavel). Ruinés, condamnés au
bannissement honteux, les Strozzi et autres grandes familles hostiles ne
comptaient plus. Après Côme, ce fut Pierre le Goûteux puis
Laurent le Magnifique, marié à Clara Orsini. L'assassinat de son
frère Julien, et la conjuration des Pazzi en 1478 ne mirent nullement
les Médicis en danger. Ils défiaient le pape, ne tenant aucun
compte de l'interdit lancé par Sixte IV contre Florence, et firent la
paix la tête haute grâce à l'appui de Louis XI.
En novembre 1494, Pierre, fils de Laurent, incapable de
résister à la colère de la rue entretenue par les
prêches de Savonarole, quitta la ville tandis que les pillards
envahissaient son palais. Au gouvernement de Savonarole, brûlé en
1498, succéda une sorte de régime « républicain
» sous la conduite d'un « Gonfalonier de Justice ». C'est le
temps où Machiavel fut secrétaire de la Signoria. Mais les
Médicis revinrent dans les fourgons des troupes espagnoles dont la
victoire à Prato sema un vent de panique dans Florence. Lourde
disgrâce de Machiavel et retour triomphal de ces Médicis
accueillis par des foules en délire : de Julien, fils de Laurent le
Magnifique, de son frère Jean qui devint pape l'an suivant (Léon
X), du capitaine Jean des Bandes noires, puis de Jules, fils naturel de Julien
assassiné en 1478 et qui fut pape en 1523 (Clément VII).
En 1537, Côme, fils de Jean des Bandes noires, prit le
titre de duc de Florence.
L'Italie au siècle de Dante et de
Giotto
Elisabeth Crouzet-Pavan
Professeur d'histoire du Moyen Âge à
l'université Paris IV-Sorbonne
Il y a une vraie difficulté à vouloir
écrire une histoire de l'Italie au XIIIe siècle. Non seulement
parce que l'Italie n'existe pas alors, puisque, on le sait, l'unité
italienne s'est faite durant le XIXe siècle. Mais, plutôt parce
que cette histoire semble comme infiniment se diviser, se fragmenter. Bien
sûr, il existe une réalité physique italienne et une image
de cette réalité, relativement précise depuis
l'Antiquité, affirmée grâce aux progrès de la
connaissance géographique et de la représentation cartographique
dans l'Italie du XIIIe siècle. D'un territoire modelé par la
géographie mais également par l'histoire, une conscience se
manifeste. Comme elle se manifeste encore dans les sources littéraires
du temps. Utilisant la référence italienne, celles-ci se
rapportent moins à la réalité politique et quotidienne
qu'à une culture, une tradition. Sans doute désignent-elles de
cette manière un espace plus culturel que matériel,
caractérisé, à les suivre, par une civilisation. Sans
qu'il y ait lieu de s'en étonner, cet attachement à l'«
Italie » est particulièrement notable chez les exilés,
volontaires ou involontaires, tous ceux nombreux qui vivent loin de leur pays
ou en ont été, un temps, chassés et pour lesquels le terme
« Italie », ou plutôt son imaginaire, a des résonances
fortes. Élisabeth Crouzet-Pavan auteur de Enfers et Paradis, L'Italie de
Dante et de Giotto (Albin Michel, 2001) nous montre comment, au-delà des
divisions qui semblent l'emporter, le XIIIe siècle italien se
caractérise par un dynamisme et une vitalité exceptionnels.
Un réseau urbain remarquable
Il suffit de considérer une carte de la
péninsule quand s'achève le XIIIe siècle. Quelques grandes
frontières politiques, celles du royaume d'Italie, du royaume de Sicile,
des États de l'Église ou de la République de Venise
organisent l'espace. Mais il n'y a rien là de particulièrement
original au regard d'autres situations occidentales. En revanche, la
singularité italienne se manifeste au
premier regard. Des Alpes à Rome, car le Sud
diffère, un réseau urbain étonnant se découvre, une
hiérarchie de villes géantes, grandes, moyennes, petites. Au
nord, dominent Milan et Venise, avec au moins cent mille habitants, et dans une
moindre mesure, Gênes. En outre, dans la plaine du Pô, de la
Lombardie à la Vénétie, une abondance de cités
peuplées vient accentuer l'impression de richesse et de dynamisme. Il en
va de même au centre de la péninsule, en Toscane. Florence ne
cesse de croître avec près de cent mille habitants. Suivent Pise
et Sienne qui compteraient de quarante à cinquante mille habitants.
Lucques et Arezzo viennent ensuite et approchent les vingt mille habitants.
Quatre villes occupent l'échelon inférieur. Prato et Pistoia
rassemblent un peu plus de dix mille habitants ; Volterra et Cortona sont
certainement d'une taille plus réduite. Sept ou huit villes plus
modestes forment la base de la pyramide.
Identités et particularismes
En somme, l'urbanisation italienne est exceptionnelle. Mais
elle n'est qu'un élément, spectaculaire, au sein d'un
exceptionnel système de vie. Chacun de nos centres urbains, quelle que
soit sa consistance démographique, s'accroche à ses traditions,
à sa mémoire, à son identité. Et cette
identité se nourrit d'un terreau culturel que nourrissent des
particularismes nombreux. À côté du latin des
chancelleries, la dynamique de la langue « vulgaire » est, bien
sûr pour l'écrit, déjà enclenchée. N'oublions
pas que dès 1225, François d'Assise compose, avec le Cantique de
frère Soleil ou des Créatures, le texte fondateur de la
littérature religieuse en langue italienne. Mais ce volgare n'a rien
d'uniforme. Même si le toscan, servi par Dante qui lui offre en 1305,
avec le De vulgari eloquentia, une première « défense et
illustration », entame une forte poussée, à Bologne,
à Palerme ou à Venise, la langue vulgaire, dans sa forme locale,
résiste sans peine. D'une ville à l'autre, d'une
communauté à l'autre, les mots et l'accent comme les poids et les
mesures changent, la loi se soumet à la rédaction statutaire du
lieu, la même monnaie n'est pas dominante. Au marché, sur la
façade d'un bâtiment public, ou au siège d'un office
administratif, il faut donc conserver ce que vaut la mesure d'un pas, d'un
bras, ce qu'est la taille réglementaire d'une brique ou des mesures pour
vendre le
vin. Cette dimension civique particulière est encore
soulignée au quotidien. On ne chôme pas partout les mêmes
jours de fêtes. On ne célèbre pas les mêmes saints.
Les dévotions locales, la trame de l'histoire ancienne ou plus
récente ordonnent le cours des jours et créent autant de temps
forts. Au gré du voyage dans l'Italie, le temps a ainsi pour une part la
couleur du lieu.
Ainsi prennent vie et force les diversités italiennes.
Et elles dépassent en intensité les diversités d'un monde
médiéval que l'on aime à décrire pourtant dans ses
divisions et ses étroits compartiments de vie.
L'espace italien hors de la péninsule
Une autre donnée vient enfin compliquer l'étude.
L'espace italien, ou plutôt l'espace des Italiens, n'est pas
enfermé dans la seule péninsule. Animée d'un mouvement
puissant, l'histoire se projette hors du cadre géographique qui est le
sien. Bateaux vénitiens et génois, d'une mer à l'autre,
transportent en effet les épices, le blé ou le sel tandis que les
banques toscanes prêtent de l'argent aux rois. Assurément,
d'autres que les Pisans ou les Siennois commercent et s'enrichissent. Reste que
c'est bien de l'Italie et de ses ports qu'est tôt venue la reprise des
trafics. Reste qu'a été mis en place un quasi-monopole italien
sur les transports maritimes méditerranéens. De surcroît,
force est de reconnaître des caractères exceptionnels à la
présence des Italiens hors de la péninsule. À
l'échelle du monde connu, ou presque, une véritable
ubiquité s'observe. Où sont les Génois, les Pisans, les
Florentins, les Vénitiens, sédentaires installés dans des
comptoirs ou marchands itinérants ? En Crimée et à
Constantinople, en Grèce et en Égypte, en Asie Mineure ou en
Albanie, en Espagne comme en Afrique du Nord, à Bruges et à
Londres. Tandis que les Vénitiens Polo avancent sur les routes de
l'Extrême Orient ou que des changeurs de Plaisance opèrent aux
foires de Troyes ou de Provins, des Lombards d'Asti ou d'ailleurs tissent leur
réseau d'intérêts dans les vallées savoyardes
à moins qu'ils ne s'installent dans les petites cités de la
Flandre française. Et tous ces hommes qui bougent disent l'ouverture du
milieu italien et ses liens à un monde plus vaste.
Un paysage rural aménagé
Tel peut donc être le constat de départ. Mais
sitôt s'impose un deuxième caractère original de l'Italie
du temps. Cette histoire, riche de ses fragmentations, a aussi multiplié
les traces et demeure visible dans les paysages et dans les documents. Traces
dans les paysages et ce sont les milliers de créations de bourgs francs
qui modifient irréductiblement les structures du peuplement ou bien les
routes ou le réseau des canaux. Cet espace de la campagne, du
contado,dont la ville considérait qu'il lui revenait de le
conquérir et de le dominer fut en effet durant ces décennies
aménagé et soumis. Les routes, les ponts ne permettaient pas
seulement les échanges locaux et les trafics à distance, la
circulation et le décloisonnement, la dynamique du peuplement. Les voies
principales,jalonnées par les hospices, les sites d'étape et les
forteresses favorisaient le contrôle, l'intégration. De la
Vénétie à la Toscane, du Piémont à la
Romagne, une véritable « politique » systématiquement
menée par les communes donna vie à un réseau routier,
dès lors continûment entretenu. Dans le même temps, d'autres
infrastructures, celles du contrôle des eaux, digues, canaux de drainage,
canaux d'irrigation, plus spectaculaires encore, transformèrent le
paysage dans la plaine du Pô par exemple. Le XIIIe siècle a donc
déposé des traces accusées et durables sur le paysage
rural.
Des villes en pleine transformation
Or, en milieu urbain, ces traces se manifestent
peut-être avec une plus grande clarté. La ville fut un bien
meilleur conservatoire encore. Des Alpes à Rome, les espaces urbains
italiens offrent à l'examen une gamme, étonnamment riche et
variée, d'interventions édilitaires et de réalisations
monumentales. Il y a comme une véritable filmographie de ce qu'a pu
être l'action de l'autorité publique. La construction des
nouvelles enceintes vient ainsi ponctuer une phase d'expansion urbaine et de
ponction démographique sur les campagnes qui fut formidable et continue.
C'est une interminable liste, où figurerait la quasi- totalité
des cités de l'Italie du Nord et du Centre, qu'il faudrait ici citer. Ou
encore, des aménagements hydrauliques améliorent les
infrastructures productives mais aussi l'hygiène et la beauté.
Des opérations de grande
envergure sont décidées à Gênes,
à Sienne, à Orvieto, à Viterbe ou à Pérouse.
Dans cette ville, l'aqueduc long de quatre mille pas, soutenu par une centaine
d'arches, réalisé à grands frais par quelques-uns des plus
grands ingénieurs du temps, conduit les eaux jusqu'au centre urbain
où elles affluent dans la très monumentale fontaine de la Piazza
Grande. Tout un programme iconographique est en outre élaboré
pour servir à l'ornementation de cette Fontana Maggiore.
Les chantiers à Venise, à Florence, à
Bologne ou dans des centres urbains plus modestes mais riches aussi
d'habitants, d'activités et d'un décor urbain, se
succèdent donc, plus nombreux encore entre 1280 et 1330. La gamme des
travaux accomplis est extrêmement vaste. Il est toutefois un secteur
où cette politique urbaine prend corps avec une particulière
vigueur. L'urbanisme communal, prioritairement, s'attache à
conquérir et à aménager les espaces publics. Partout, au
coeur de centres qui étaient densément bâtis et investis
par les maisons et les tours des grands lignages aristocratiques, on confisque,
on exproprie, on démolit. Des espaces sont dégagés, des
places, vite rayonnantes, sont créées, vite agrandies, mieux
desservies par un réseau de rues élargies, puis dallées,
et des palais publics sont construits, plus vastes, plus imposants, plus
ornés à mesure que le régime politique évolue et
que la commune se consolide. Aujourd'hui encore, de Milan à Pistoia, de
Vérone à Crémone, Sienne ou Spolète, les paysages
urbains témoignent de ce temps de transformation intense.
Une violence omniprésente
On en arrive ainsi à comprendre la cohérence et
l'identité de cette histoire de l'Italie du XIIIe siècle. De tous
les vers de Dante, celui où il pleure sur « la serve Italie »,
« auberge de douleur », « nef sans nocher dans la tempête
», sont sans doute les plus connus. Car l'espace italien n'est pas
seulement fragmenté. Il est livré, de manière quasi
continue, aux conflits. Au long du XIIIe siècle, s'affrontèrent
ici les grands systèmes politiques du temps, l'Empire, la
Papauté, la monarchie française. Mais pas seulement. L'histoire
ne se résume pas aux entreprises de Frédéric II, « le
dernier empereur », roi d'Italie, roi de Sicile, aux
excommunications que fulminent contre lui les papes avant que
viennent les interventions des Angevins dans le Sud italien. Les violences
s'enchaînent, partout et à toutes les échelles. Communes
contre communes, Guelfes contre Gibelins, faction contre faction, Blancs contre
Noirs, familles contre familles... La haine flambe, les affrontements
reprennent malgré les trêves, malgré les implorations de
paix, processions et prédications des frères mendiants dont les
couvents se multiplient dans toutes les villes du temps. La violence est
omniprésente et ses effets sont lourds. Il n'empêche que la
prospérité est souvent réelle, même si elle n'est
bien sûr pas diffuse de manière uniforme dans l'espace italien et
dans le prisme social. Il n'empêche qu'un puissant mouvement, synonyme
souvent d'invention, emporte cette histoire. Il faut alors comprendre et
admettre que, si cette société était une
société du conflit, elle sut aussi trouver des solutions
ingénieuses pour, vaille que vaille, vivre et fonctionner dans le
conflit.
Une admirable fécondité intellectuelle et
artistique
Un moment de création continuée, par lequel
l'Italie se distinguerait du reste de l'Europe médiévale,
paraît en effet avoir opéré durant ces décennies. Il
ne s'agit pas d'avancer que la péninsule serait un univers à
part. Mais l'histoire s'y découvre dans une fécondité
remarquable. Pour l'expliquer, il faut bien sûr invoquer la conjoncture
économique générale, favorable, et le trend
démographique. Dans les dernières décennies du XIIIe
siècle culmine un processus de croissance entamé depuis plus de
trois siècles. Mais il faut encore évoquer un dynamisme italien :
accumulation du capital et richesses longuement dégagées des
campagnes, mouvements des bateaux et mobilité des hommes, progrès
de la connaissance et évolutions de la pensée...
Cette capacité de création, elle se
découvre bien sûr de manière éclatante dans les
aspects artistiques. Dès les années 1280-1290, soit un
siècle plus tôt qu'ailleurs en Occident, les prémices de ce
que les historiens de l'art nomment la Renaissance s'annoncent en Toscane, en
Ombrie, en Latium. Une révolution picturale s'amorce. Sous l'action
conjointe d'une influence des modèles de l'Antiquité et d'une
sensibilité nouvelle aux formes, aux lumières, aux couleurs
de la nature, les peintres substituent peu à peu aux
formules byzantines jusqu'alors hégémoniques un système
figuratif davantage fondé sur la perception visuelle. La fresque surtout
s'impose comme moyen d'expression privilégié. Dans les
années 1290, les multiples commandes que Giotto reçoit attestent
l'éclat de sa renommée. Giotto, à ses contemporains
déjà, apparaissait en effet comme celui auquel la peinture, ou
plutôt la civilisation figurative, devait un renouvellement radical. S'il
possédait, comme le dira Pétrarque, cet « art revenu
à la lumière », d'autres toutefois participent à ces
bouleversements : Cimabue et sa Crucifixion dramatique avant le Christ
souffrant, aux chairs martyrisées, de Giotto encore, Cavallini et ses
fresques du Jugement dernier mais aussi Nicolà Pisano ou Arnolfo di
Cambio, puisque, dans ces évolutions du langage formel, la part des
sculpteurs est capitale. Mais l'invention agit aussi dans le monde des
affaires, progrès de l'industrie lainière et « invention de
l'invention » en matière de trafics, de change, de banque avec les
lettres de change ou les compagnies financières. Mais elle se manifeste
également au coeur du politique grâce à un vigoureux
processus institutionnel et à l'élaboration d'un savoir
juridique, administratif, technique.
Quand commence le XIVe siècle, en dépit des
violences et malgré quelques premiers signaux économiques
alarmants, dans tant de mutations, beaucoup de voix illustres identifient donc
les signes d'un mieux être général et d'une
civilisationplus raffinée, la naissance d'un nouvel âge.
Dante et Florence
Marina Marietti
Professeur à l'université de Paris
III-Sorbonne Nouvelle
Si au nom de Dante reste attaché pour nous celui de La
Divine Comédie, il ne faut pas oublier quel rôle de premier plan
fut celui du poète dans la vie politique de Florence. Exilé
à Ravenne après la défaite des guelfes blancs dont il
avait pris la tête, il fera de son oeuvre non seulement un manifeste en
faveur de l'autonomie du pouvoir temporel, celui de l'empereur, face au pouvoir
spirituel trop souvent menacé par la corruption, mais aussi le lieu
d'une expérience mystique, pour laquelle il invente un genre
poétique nouveau, à la gloire de la langue florentine. Marina
Marietti s'est attachée à montrer en quoi le Moyen Âge des
cités italiennes concevait la vie de l'esprit comme un tout, ne
dissociant en rien le politique du poétique.
Lorsque Dante Alighieri naît au printemps 1265, Florence
est une ville prospère et en plein développement
démographique. Sa population compte désormais près de cent
mille habitants, ce qui fait d'elle l'une des villes les plus peuplées
de l'Occident. Quatre ponts enjambent l'Arno, contre un seul au siècle
précédent, le « vieux pont » justement. L'enceinte
construite dans le dernier quart du XIIe siècle autour de la vieille
ville romaine est déjà insuffisante : une nouvelle enceinte
enfermant une superficie cinq fois supérieure à la
précédente sera construite à partir de 1284, en même
temps que la cité s'enrichira de nouveaux monuments qui marquent tant
l'évolution de ses institutions avec le palais du Podestat, l'actuel
Bargello, le palais des Prieurs, l'actuel « vieux palais », que
l'influence des ordres mendiants avec l'église franciscaine de Santa
Croce et l'église dominicaine de Santa Maria Novella.
Hommes d'affaires et nobles familles
L'activité ancestrale qui avait été
à l'origine de cette prospérité, à
savoir l'importation, l'affinage et la revente des draps franco-flamands,
les panni
franceschi, et qui s'accompagnait du commerce d'autres
denrées, s'était déjà doublée à cette
époque d'une activité bancaire, destinée à
s'épanouir dans les décennies à venir grâce à
la frappe du florin en 1252, la première monnaie d'or de l'Occident
chrétien. Les hommes d'affaires florentins sillonnent les routes qui
relient leur fondaco aux grandes places du commerce, plus
particulièrement à la France et à l'Angleterre où
leur emprise financière est très grande. Ils dominent la
politique florentine du haut de leur richesse et de l'éclat de leur nom
: ils sont en effet le plus souvent issus de nobles et puissantes familles,
qu'ils s'appellent Cavalcanti, comme le poète ami du jeune Dante,
Portinari comme Béatrice, ou Bardi comme l'époux de celle-ci.
Cette société aristocratique qui est aux commandes de la vie
politique et économique citadine forme la toile de fond de la Vita Nova,
le « petit livre » ou libello dans lequel, en poésie et en
prose, Dante raconte son amour pour la belle Béatrice, morte en 1290. Il
s'y affirme comme le plus original des poètes lyriques écrivant
« en vulgaire », et même comme le créateur d'un nouveau
style, qu'il appellera lui-même plus tard, au chant XXIV du Purgatoire,
le dolce stil novo, le « doux style nouveau ».
L'épanouissement des arts
La poésie italienne, née en Sicile à la
cour de Frédéric II, avec notamment Iacopo da Lentini, le
créateur du sonnet, s'est désormais transplantée dans les
cités du Nord : à Bologne, avec Guido Guinizzelli, l'un des
maîtres de Dante, à Arezzo avec Guittone, à Lucca, avec
Bonagiunta. Mais c'est à Florence, avec Guido Cavalcanti et Dante,
qu'elle atteint, avant la fin du XIIIe siècle, ses plus éclatants
résultats. De même, l'épanouissement des arts marque une
avance sur les villes toscanes concurrentes : si Pise maintient sa
primauté dans la sculpture, Florence est en tête dans
l'architecture avec Arnolfo, et dans la peinture avec Cimabue et Giotto,
auxquels Dante rend hommage dans son Purgatoire. À côté du
chant religieux, on y pratique le chant camerale lié aux chansons
d'amour qu'accompagne la harpe ou le luth : au pied de la montagne du
Purgatoire, Dante, pèlerin de l'au-delà en quête de sa
purification du péché, est encore sensible au chant de Casella,
un ami chanteur mort depuis peu qui entonne, dans la solitude de l'aube, une de
ses canzoni mise en musique par
lui. Si, dans la corniche des orgueilleux, le narrateur, par
la bouche du miniaturiste Oderisi de Gubbio, met en garde artistes et
poètes contre le péché d'orgueil, il est manifestement
fier d'appartenir à une cité qui a donné naissance aux
meilleurs d'entre eux.
Dante, témoin critique...
Le développement de l'économie florentine, qui
est à l'origine de cet épanouissement artistique, provoque
cependant aussi des bouleversements dont Dante sera un témoin critique.
Les bénéfices liés au commerce, réglementés
pour que les gains soient proportionnés au risque et à l'effort
du marchand, comme le voulait l'Église, pèseront de moins en
moins lourd face à ceux que procure le prêt à
intérêt, pratiqué parfois à des taux usuraires.
Dante fustigera au chant XVI de l'Enfer cette activité « contre
nature » qui corrompt la cité en chassant par des « gains
rapides » tout esprit de courtoisie. C'est aussi l'occasion pour lui de
fustiger la nouvelle classe dirigeante, la « gent nouvelle », ces
nouveaux riches qui ont accédé au pouvoir grâce aux
réformes de la fin du siècle : d'abord, en 1282, la
création du collège des « prieurs », une magistrature
chargée de mener la politique de la cité et
réservée aux membres des Arts, les corporations de métier
; puis, dans les années 1293-95, l'établissement d'une liste de
Grands auxquels il sera interdit de faire partie des instances dirigeantes de
la cité, même s'ils sont depuis longtemps engagés dans le
commerce et la banque. Les familles que le poète a côtoyées
dans sa jeunesse sont pour la plupart inscrites sur cette liste.
...et engagé
Pourtant, après une période consacrée
exclusivement à la poésie et aux études, Dante, dont la
famille appartient à la petite noblesse, accepte de siéger dans
les conseils et collèges citadins en s'inscrivant, sans pour autant
exercer l'un des métiers correspondants, à l'Art des
Médecins, Merciers et Apothicaires, comme les « assouplissements
» des mesures anti-nobiliaires le permettent aux nobles qui ne sont pas
classés parmi les Grands. Il est des « prieurs » pour le
bimestre qui va du 15 juin au 15 août de l'année 1300. Une
année à bien des égards
cruciale dans sa vie et son oeuvre. D'une part, elle marque le
sommet de son engagement dans la vie de la cité, qui déterminera
son exil, d'autre part, c'est l'année qu'il choisira comme date fictive
du voyage dans l'au-delà dont il se fera le narrateur dans la
Comédie.
La raison de ce choix tient cependant à un
événement plus universel, qui a trait à la vie de
l'Église : 1300 est la date du premier Jubilé romain, par lequel
le pape Boniface VIII entendait marquer la suprématie à la fois
spirituelle et temporelle de l'Église de Rome sur l'Occident
chrétien. Fervent partisan du magistère de l'Église sur le
plan spirituel, le poète associe son « voyage » vers le salut
à cette marque d'universalité. Mais, déjà à
l'époque de son engagement florentin, Dante réprouve les
ambitions temporelles de la papauté, que celle-ci masquait en se mettant
à la tête du parti guelfe. Le conflit qui oppose le parti guelfe,
le parti de l'Église et des autonomies citadines, au parti gibelin, le
parti de l'Empire et de son autorité sur les États italiens,
traverse le XIIIe siècle tout entier. Les Alighieri étaient, par
tradition familiale, guelfes ; mais, dans la scission qui s'est ouverte,
justement en mai 1300, à l'intérieur du parti guelfe dominant,
Dante choisit le camp des Blancs, plus intransigeants que les Noirs sur le
principe de l'indépendance de la cité-État par rapport
à tout pouvoir supérieur. Or justement Boniface VIII aspire
à étendre son emprise sur Florence, clé de la Toscane et
de la puissance bancaire. La participation du poète au gouvernement
citadin l'entraîne à s'exposer, à afficher son
hostilité à ce projet. Boniface VIII ne l'oubliera pas, lorsque,
avec la complicité du frère du roi de France, Charles de Valois,
il organisera la chute du parti des Blancs en 1301. Dante est ainsi contraint
à un exil qui durera jusqu'à sa mort en 1321 à Ravenne.
Le pouvoir impérial face au pouvoir de l'argent
Les événements florentins resteront toujours
ancrés dans sa mémoire et constitueront la matrice de sa
réflexion politique et religieuse. C'est autour du personnage de
l'empereur Henri VII, de son projet de rétablissement de
l'autorité impériale en Italie et de sa tentative
d'exécution dans les années 1310-1313, que se fixe cette
réflexion, à l'époque vraisemblablement de la
rédaction du traité sur la Monarchie et du chant
central de la Comédie, le chant XVI du Purgatoire. Le pouvoir
impérial protège la cité en garantissant la justice et la
paix : toute exclusion de cette autorité ne peut qu'engendrer
désordre et souffrance. L'optique municipale, encore très
présente dans le premier cantique, L'Enfer, s'élargit dans les
deux autres et surtout dans le troisième, à une vision
universelle, celle d'une société chrétienne qui manque de
guide et qui « vit mal ». À l'époque du Paradis, quand
l'entreprise d'Henri VII a échoué, en grande partie par
l'opposition de la papauté d'Avignon, la corruption florentine lui
apparaît comme liée à celle de l'Église, ayant
toutes deux leur racine dans la cupidité, le vice
représenté en ouverture du poème sous les traits d'une
louve famélique. L'attrait des biens terrestres - argent et pouvoir - a
rendu l'Église désobéissante aux préceptes du
Christ lui recommandant le dénuement. La « fleur maudite » de
la cité du poète, le florin, en écartant le « berger
» de sa tâche spirituelle a désorienté les «
brebis » : Florence et la papauté sont donc co-responsables de la
corruption de la chrétienté tout entière, comme l'affirme,
au ciel de Vénus, un troubadour devenu évêque, Folquet de
Marseille. L'image d'une Église « marâtre » pour avoir
obstinément contré le pouvoir impérial, afin de lui
substituer le sien, est dénoncée par le trisaïeul de Dante,
Cacciaguida, au chant XVI du Paradis, avant d'annoncer au poète, au
chant suivant, les tourments d'un exil décidé en cour de Rome par
la même « marâtre ».
La gloire de la langue florentine
Le voyage que Dante accomplit à travers les trois
royaumes d'outre-tombe, par une grâce spéciale de Dieu et par la
médiation de Béatrice en dépit de ses fautes, doit amener
son propre salut et celui d'une humanité égarée.
L'aspiration au divin, dont la femme aimée est l'initiatrice,
déjà évidente dans la Vita nova, trouve ici sa pleine
expression poétique. Dante invente un système métrique
fondé sur le chiffre qui symbolise la Sainte Trinité : la terzina
d'hendécasyllabes, le chant, le cantique, pour ce « poème
sacré » à qui il fait emprunter une voie nouvelle, celle que
pratiquaient les prophètes inspirés : une voie qui lui permettra
de remporter la « gloire de la langue », en déclassant tous
les poètes en langue de sì. Cette nouvelle voie de la
poésie implique un
nouveau choix de « style ». Sur ce point, Dante se
referme plus que jamais dans l'enceinte citadine. Le « vulgaire illustre
», langue de sì n'appartenant à aucun lieu précis,
dont il se fait le théoricien dans son traité inachevé sur
l'Éloquence vulgaire, est totalement abandonné dans la pratique
du poème. Sa Comédie, que la postérité
définira comme « divine », est rédigée en
florentin - à l'exception de quelques phrases latines et de quelques
mots d'autres parlers italiens qui caractérisent certains personnages -
sans qu'aucun registre ne soit exclu, comme si la naturalité de sa
langue maternelle dans toutes ses facettes faisait d'elle un instrument plus
docile pour la poétique de Dieu-Amour « qui dicte » et en
quelque sorte une langue véritablement sacrée.
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