3) Dernières certitudes
Boccace n'a pas été poète toute sa vie :
ayant compris qu'il n'avait pas le talent de Pétrarque, il a
préféré alors les ouvrages d'érudition en langue
latine. En revanche son goût pour la poésie lui ne s'est jamais
démenti : il n'en créé plus, mais il traduit, il commente,
recopie. L'amour de la poésie, intrinsèquement lié
à l'amour des femmes dans la jeunesse de l'écrivain, va
même remplacer celui-ci une fois Boccace arrivé au seuil de la
vieillesse. Si Boccace ne garde pas la même conception des lettres et de
la poésie du début jusqu'à la fin, il défend
cependant jusqu'au bout les vertus de cet art.
Une autre constante chez Boccace est sa profonde admiration
pour l'Antiquité. Là aussi le rapport qu'il entretient avec cette
période change quelque peu au fil des évolutions de son esprit,
mais notre écrivain demeure fondamentalement fasciné par cette
époque si grande par son histoire et sa littérature et encore
assez exotique pour l'époque.
Enfin un des mérites majeurs de Boccace aura
été d'avoir largement contribué à certaines formes
de vulgarisation de la culture. Ayant presque toujours eu le souci de partager
son savoir avec le plus de personnes possibles, même lorsqu'il
écrit en latin, Boccace nous manifeste par là toute la confiance
et la bienveillance qu'il accorde à l'homme, qu'il soit cultivé
ou non.
a) Amour permanent des lettres et de la poésie
Dans sa jeunesse, les lettres et particulièrement la
poésie sont avant tout pour Boccace un moyen privilégié
d'expression des sentiments amoureux, d'où le lien étroit
unissant amour et littérature chez Boccace, au point que ce sentiment
jugé si noble est présent dans toutes ses oeuvres de fictions. La
poésie favorise l'amour mais peut aussi consoler les âmes en peine
ou en mal d'amour. Il est notable que Fiammetta, le
Décaméron et le Corbaccio ont été
écrits pour apaiser un ou des chagrins d'amours pour les deux premiers,
et se libérer de l'amour pour le troisième ouvrage. Pas seulement
dans le Décaméron, poésie et littérature
ont chez Boccace une fonction galehautienne : écrit à la demande
de Fiammetta, le Filocolo s'adresse directement à elle et joue
donc lui
aussi un rôle d'intermédiaire. Dans Fiammetta
et le Corbaccio, les deux protagonistes sont tombés
amoureux d'autant plus facilement qu'ils ne demandaient qu'à vivre une
de ces histoires d'amour passionnel qu'ils ont lues dans les poèmes
antiques ou courtois.
Suite à la visite du chartreux, Boccace change sa
conception des lettres et de la poésie. Il n'y a pas renoncé mais
conscient de leur caractère ambivalent, il va tout faire
désormais pour leur assigner une fonction morale. Exit la fonction
galehautienne : le Corbaccio se veut édifiant, mettant en garde
quiconque de tomber si facilement comme le clerc dans les pièges de
l'amour. Boccace avertit dès le début qu'il n'écrit que
pour qu'«e utilità e consolazione delle anime di coloro li quali
per avventura ciò leggeranno, e altro no1». Boccace
éprouve plus que jamais le besoin de se justifier de son amour pour les
lettres, et ajoute deux livres consacrés exclusivement à cette
justification dans la Genealogia deorum, les livres XIV et XV.
«Il me faut prendre les armes», écrit-il. A l'époque
une partie de l'Eglise est déchaînée contre l'humanisme et
Boccace doit multiplier les professions de foi catholique. Il y affirme que la
littérature est la plus haute dignité spirituelle, de par le
désintéressement qu'elle nécessite et parce qu'elle est
tournée toute entière vers l'enrichissement de l'esprit. La
dignité de la littérature serait en quelque sorte de ne servir
à rien, à la différence de matières comme le droit
: «les choses les moins utiles sont parfois précieuses2.
Boccace se rappelle avec émotion les injonctions de son père qui
voulait le mettre au commerce, puis au croit canon : rien n'y a fait, sa nature
était toute entière vouée aux lettres.
Il est curieux de voir un poète qui n'écrit plus
que quelques sonnets, un romancier qui n'écrit plus de romans
défendre le droit de créer contre les censeurs de l'Eglise.
Boccace n'est en ce temps-là plus qu'un écrivain qui se contente
de parler de littérature : cela ne fait que montrer plus clairement que
sur cette question-là il est resté le même. Et la
dernière composition de sa main sera sur un des sujets des plus
précieux pour lui, dotée d'une forme tout aussi précieuse
: un sonnet sur la mort de Pétrarque.
1 P.205 : l'oeuvre ne doit pas avoir d'autres buts
qu'à caractère moral.
2 Citations extraites de J. Luchaire, op. cit.
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