c) Boccace, aristocrate et bourgeois
Si Boccace s'est souvent déchiré entre
goût du profane et aspiration vers le sacré, entre goût pour
les plaisirs terrestres et obsession pour le salut de son âme, entre
volonté de vulgarisation de la culture et aristocratie du savoir, c'est
sans doute en partie à sa double nature, à la fois bourgeoise et
aristocrate. Se plaisant si souvent à opposer les aristocrates de sang
et les aristocrates de coeur, il peut être lui-même
considéré comme un bourgeois de sang et un
1 Plusieurs journées sont consacrées à ceux
qui parviennent à se sortir de situations périlleuses, souvent au
travers d'exemples édifiants.
2 Il en est ainsi de la septième nouvelle, qui met en
scène deux amants dans un jardin, conversant tendrement, quand soudain
le jeune homme meurt après s'être frotté les dents avec une
sauge, qui se révélera plus tard avoir été
infestée par un crapaud.
aristocrate de coeur. Bourgeois de sang certes parce qu'il est
fils de bourgeois, mais aussi parce qu'il restera marqué
profondément par cette mentalité. Alors qu'il méprise ceux
qui discutent chiffres et argent à longueur de journée et
n'aspire qu'à étudier les lettres, il est évident que
comparé à Dante et Pétrarque, Boccace est de loin le plus
profane, le plus roturier, le plus terre-à- terre des Trois Couronnes.
C'est aussi le moins profond philosophiquement et théologiquement :
Dante aurait certainement considéré avec quelque peu de
mépris les Commentaires de Boccace de La Divine
Comédie, qui ne sont par endroit que des considérations
morales de sens commun. Le fait que Dante et Pétrarque soient
aujourd'hui considérés comme des maîtres grâce
à leurs oeuvres en vers alors que pour Boccace il s'agit d'une oeuvre en
prose n'est certainement pas anodin non plus. Le style de Boccace est moins
orné, plus franc, plus direct, à l'image de son esprit et il
n'est pas étonnant que la prose lui convienne mieux. Un pan entier du
Décaméron est empli non pas de valeurs grandiloquentes
mais tout simplement de pragmatisme : que ce soit celui de la nouvelle V, 10,
où un mari homosexuel ayant surpris sa femme avec un amant en profite
finalement pour donner du plaisir à sa femme tout en en prenant lui-
même, où celui de la nouvelle V, 4 où un père ayant
surpris sa fille dans les bras d'un jeune homme, loin de faire un scandale,
propose le mariage.
L'idée épicurienne de profiter des occasions
où le plaisir se présente convient également à
merveille à la bourgeoisie dont la recherche du profit financier peut se
prolonger en recherche du profit en toutes choses. N'ayant pas reçu
depuis la plus tendre enfance une éducation extraordinaire, à la
différence de Pétrarque et Dante, tous deux fils d'aristocrates,
Boccace s'est en partie forgé tout seul. S'étant mis de
lui-même à apprendre le latin pour le plaisir, puis le grec bien
plus tard, Boccace est un laborieux : il est parvenu à un tel
degré d'érudition par son engagement et son travail personnels,
et loin d'avoir été favorisé par son milieu, le
mérité ne revient qu'à lui seul.
Le problème est que si la personnalité de
Boccace comporte tous ces aspects, lui-même n'en est pas totalement
conscient. N'ayant jamais eu de bons rapports avec son père et tenant en
horreur les financiers qui comptaient parmi ses familiers, le milieu de la Cour
de Naples l'a au contraire fasciné, notamment du fait que les nobles
pouvaient se permettre de dépenser autant d'argent voire plus que les
bourgeois sans faire pour autant du gain leur centre
d'intérêt, n'ayant pas le moindre souci de
compter ce qu'ils dépensaient. Grand admirateur de Dante et grand ami de
Pétrarque, Boccace n'a cessé de tendre vers leur perfection, de
vouloir se rapprocher de leur excellence. N'ayant pas véritablement
cherché à faire carrière ni à trouver des positions
lucratives, Boccace a ainsi vécu dans la pauvreté à partir
de la faillite des Bardi. Mais considérant que la richesse est avant
tout celle de l'esprit, Boccace appartient belle et bien à une
aristocratie du savoir. A la fois méfiant envers la démocratie et
la tyrannie, qu'il juge comme le pire des régimes, Boccace rejoint en
cela Platon. Ce dernier, issu d'une grande famille aristocratique descendant de
Solon, eut pour maître Socrate, qui était si pauvre qu'il marchait
pieds nus. Inversement Boccace, bourgeois de naissance, eut pour maîtres
deux aristocrates qui surent le faire tendre vers l'excellence mais sans pour
autant changer profondément ce qu'il y avait au fond de lui : cette
dichotomie profonde est en partie responsable de toute l'ambiguïté
de notre écrivain.
Symbole ambigu de temps ambigus, Boccace n'aurait tout de
même pas pu influencer aussi directement les générations
d'écrivains successives si l'on ne pouvait dégager de lui
quelques idées fortes, claires et immédiates. Sa renommée
universelle est même bien plus due à ces idées fortes
qu'à ses ambiguïtés, trop souvent méconnues. La
lumière éclipse l'ombre en même temps qu'elle la
produit...
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