b) Libre-arbitre contre dictature de la Fortune
Ce doute de Boccace sur l'importance de sa propre personne se
prolonge sur le doute général sur la rôle de l'être
humain. La tendance est forte chez Boccace, et particulièrement dans le
Décaméron, à ne faire des humains que des pions
manipulés par la Fortune, figure divine aveugle et implacable, pouvant
tout aussi bien punir les bons que récompenser les méchants.
Combien de nouvelles du Décaméron ont en effet pour
objet de démontrer que tout n'est dû qu'aux hasards de la Fortune
?
La force de l'amour, force à laquelle il paraît
impossible de résister, semble également annihiler le
libre-arbitre. Fiammetta, dans l'oeuvre du même nom, estime ainsi avoir
été clairement abusée par une fausse apparition de
Vénus la priant de se livrer toute entière à l'amour :
elle ne pouvait évidemment pas désobéir à la
déesse. Mais après avoir enduré le départ de son
amant et tous ses malheurs, elle estime désormais que loin d'être
Vénus c'était plutôt une Erynie qui était venue la
tromper : s'estimant clairement victime d'une tromperie, elle ne peut se sentir
responsable d'avoir cédé aux feux d'une passion coupable.
C'est paradoxalement le Corbaccio qui va remettre le
libre-arbitre au goût du jour : loin d'avoir été
trompé, c'est bien le clerc qui s'est trompé tout seul,
abusé par sa culture qui l'avait fait prendre la veuve pour une femme
1 Boccace a eu au moins la satisfaction d'avoir par endroits
dépassé Pétrarque en érudition, dans la mesure
où il a appris le grec et où son traité De genealogia
deorum est d'un genre tout à fait inédit pour
l'époque.
vertueuse digne de l'Antiquité. Cette condamnation a
implicitement valeur de rétroactivité pour Fiammetta, qui s'est
faite tout autant d'illusions sur Panfilo que le clerc sur la veuve. Quant au
Décaméron, Boccace célèbre trop
l'humanité sous toutes ses formes dans cette oeuvre pour lui
dénier toute capacité d'action. Les exemples de personnages
venant à bout à force de volonté des caprices de la
Fortune et des épreuves du destin sont nombreux, de Madame Beritola
à Gilette de Narbonne, en passant par Madame Filippa qui parvient par
son éloquence à se faire acquitter alors que la mort lui
était promise par la loi : c'est leur courage et leur intelligence qui
leur permet de venir à bout de sorts contraires, de situations
difficiles. Boccace ne nie certes pas la part irréductible qui revient
au hasard dans les actions humaines, mais insiste sur la liberté des
hommes et sur leur ingéniosité qui permet de se tirer de
situations désespérées1 : même l'homme
est capable de miracles.
Cependant Boccace est conscient que cette vision vient avant
tout d'un parti pris : une journée, la quatrième, est
consacrée aux histoires à fin tragique, dans lesquelles les
hommes apparaissent clairement impuissants et ne sont pas maître de leurs
destins, la Fortune allant impitoyablement frapper de malheur ceux qui
étaient jusqu'alors les plus heureux2. Ce thème choisi
par le roi Filostrato va susciter la désapprobation de toute la
compagnie, qui ne cachera pas sa satisfaction d'en avoir fini lorsque la
journée se sera écoulée. Boccace nous étale ainsi
sa subjectivité, ses convictions, sans pour autant nous cacher ses
doutes : il croit au libre-arbitre, mais il n'est pas sûr.
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