2) Un homme empreint de contradictions
A l'image de son temps, Boccace est un homme plein de
faux-semblants. Tantôt attiré, tantôt révulsé
par les femmes, tantôt païen tantôt dévot, tantôt
libertin tantôt ascète. Florentin jusqu'au bout des ongles
n'aspirant qu'à retourner à Naples, ce personnage a plusieurs
masques à sa disposition, qu'il utilise à sa guise. S'il est
difficile de distinguer de façon claire et limpide le vrai du faux, on
peut au moins supposer que le vrai Boccace est lui-même l'ensemble
juxtaposé des différents Boccace qu'il nous a donné
à voir. Son côté baroque s'exprime ainsi en quelques
dichotomies que l'on discerne en lui, pas encore toutes véritablement
abordées dans notre étude, qui ne peuvent que rajouter à
son mystère.
Une première question qui se pose peut être celle
de l'ambition de Boccace : si celle-ci est certaine d'un point de vue
littéraire, on peut en revanche se poser la question d'un point de vue
social, mondain. Boccace ne fait pas grand chose pour rechercher les honneurs,
et pourtant se plaint de temps à autres. Profondément sensible
aux critiques, on pourrait aisément deviner qu'il le serait tout autant
aux marques de reconnaissance dont il pourrait bénéficier. Et
pourtant celles qu'il reçoit sont généralement mal
accueillies. Le fait que Boccace se considère lui-même comme
nettement inférieur à Dante et Pétrarque provoque en lui
une douleur certaine, qui fait que dans un même temps il désire
les honneurs tout en les méprisant pour se protéger
d'éventuelles mauvaises critiques.
S'il existe un Boccace gai et optimiste et un Boccace amer,
c'est parce que notre écrivain a du mal à se fixer sur un concept
qui deviendra fondamental chez les humanistes : le libre-arbitre des hommes. La
majorité de son oeuvre, y compris le Décaméron,
montre des hommes sans cesse ballottés par la Fortune, allant de joie
à tristesse, de vie à trépas, de richesse à
pauvreté. Pourtant Boccace croit foncièrement en la
responsabilité des individus et énonce également le
principe de libre-arbitre à plusieurs reprises dans son oeuvre. C'est
cette ambivalence qui fait de lui un écrivain encore de transition entre
l'époque médiévale pure et dure et l'Humanisme triomphant
des XVème et XVIème siècles, un précurseur pas
encore complètement intégré à ceux qui lui
succéderont.
Une autre contradiction interne à Boccace est enfin
celle de sa classe sociale d'appartenance : fils bâtard de banquier,
Boccace se montre dans le Décaméron profondément
bourgeois, et reconnaît lui-même à la bourgeoisie un
rôle majeur dans le développement politique et culturel de
l'Italie. Cependant Boccace est aussi un aristocrate d'adoption,
méprisant les gens d'argent et admirant les nobles de la Cour de Naples.
Son intelligence, son goût pour l'histoire, les lettres, une certaine
dose de philosophie1, l'éloigne radicalement des comptoirs,
des livrets de compte ou des marchés. Cette dichotomie est finalement
féconde car elle permet à Boccace de peser les atouts et les
tares des deux classes sociales, et du haut de sa posture d'intellectuel de se
poser en rassembleur de toute la société.
a) Humilité excessive et vanité
inavouée
Boccace se plaît à se présenter comme un
écrivain des plus humbles, s'attachant à nous divertir dans les
limites de ses pauvres talents. S'il s'agit d'abord de précautions
oratoires alors courantes à l'époque, on remarque que Boccace
insiste dessus de façon particulière. S'il tente ainsi dans le
Décaméron d'alléger les souffrances des femmes en
peines d'amour, ce sera «dans la mesure de [s]es faibles
ressources2». Le Corbaccio est qualifié
d'umile tratatto. Une autre stratégie d'humilité de
Boccace consiste à présenter l'oeuvre comme écrite par
d'autres : c'est le cas de Fiammetta, qui a l'apparence d'un journal
intime écrit par Fiammetta elle-même. C'est aussi le cas du
Décaméron, d'une façon plus indirecte : le fait
que les nouvelles ne soient pas racontées directement par Boccace mais
par les jeunes gens lui permet de placer certaines paroles qu'on pourrait lui
reprocher dans la bouche notamment de Dioneo3, de loin le plus
subversif de la troupe, pouvant ainsi arguer que l'auteur n'est pas
censé être d'accord avec toutes les idées exprimées
par ses personnages. Boccace a beau jeu également de se vanter à
la fin de son chef d'oeuvre d'être parvenu au terme de ses récits,
et donc avoir accompli sa
1 De notre triumvirat poétique, Boccace est
certainement le moins philosophe. Il fait en réalité beaucoup
plus de morale pure et simple que de philosophie, ce qui ne l'empêche pas
pour autant de s'intéresser «aux raisons des choses»,
notamment dans le Corbaccio.
2 Prologue, p.32.
3 «Dioneo» signifie d'ailleurs «le
luxurieux»
mission, mais en précisant qu'il le doit avant tout
à la «grâce divine1» et au rôle
intermédiaire jouée par les lectrices elles-mêmes, belle
façon de flatter son auditoire. On sait que Boccace n'est pas
sévère avec ses oeuvres seulement pour des raisons de
bienséance : il fut fortement blâmé par Pétrarque
d'avoir brûlé les poésies d'amour lyrique de sa jeunesse
parce qu'il les estimait trop nettement inférieures à celle de
son illustre ami.
L'humilité atteint bien évidemment son comble
lorsque Boccace a écrit sa biographie de Pétrarque, où il
écrit qu'en réalité il n'est pas digne de produire une
telle oeuvre, et de même pour son Tratatello in laude di Dante :
le suffixe diminutif précise qu'il s'agit d'un «petit
traité», et surtout Boccace avant de commencer la vie de Dante
proprement dite, va prendre la peine de se justifier d'une telle audace,
expliquant qu'il a pris autant de précautions qu'il a pu. Il explique
d'abord qu'il a écrit son oeuvre «dans un style familier et
très léger», parce que son «génie n'en permet
pas un plus sublime2». Boccace prie également Dieu de
«guider [s]a main débile, et de diriger [s]on esprit» : alors
que le Décaméron venait de paraître et que Boccace
était donc au comble de sa notoriété, il avoue ici son
infériorité manifeste devant le grand poète dont
Béatrice fut la Muse.
Cependant Boccace a conscience de sa valeur : s'il accepte si
mal le couronnement de Zanobi de Strada, c'est parce que derrière Dante
et Pétrarque il s'est toujours senti lui-même le troisième
plus grand écrivain de son temps. Boccace a toujours gardé la
cicatrice de cet injuste couronnement : dix-sept ans après, une lettre
de lui évoque encore ce Zanobi «surnommé de Strada du nom de
son village natal, cet ancien maître de grammaire pour enfants, qui,
avide de gloire, est parvenu à des honneurs qu'il ne méritait
peut-être pas3». S'il méprise les écrivains
qui vendent leur liberté au profit de situations lucratives4
ou d'honneurs superficiels, on a pourtant de lui des preuves attestant qu'il a
lui-même parfois recherché ces honneurs. Son églogue de
célébration de la reine Jeanne en est un exemple, tout comme ses
sollicitations auprès de Niccolo Acciaiuoli : cependant son
caractère quelque peu irascible a
1 «Je crois avoir pleinement accompli ce que je promis de
faire au début de cet ouvrage, avec l'aide de la grâce divine
obtenue, je pense, par l'intercession de vos prières et non pas en
raison de mon propre mérite.» Conclusion de l'auteur, p.857.
2 Trad. Francisque Reynard,
3 Rapporté par Julien Luchaire, Boccace,
p.202.
4 Même pour Pétrarque, Boccace avait eu du mal
à accepter que celui-ci se place à Milan sous la protection des
Visconti.
tendance à l'emporter aussi dans la direction
opposée. Boccace est meilleur diplomate pour les affaires de Florence
que pour ses propres affaires et sa sincérité peut lui valoir de
sévères inimitiés lui fermant des portes. Protestant
lorsque d'autres reçoivent des louanges à sa place, il râle
de même lorsqu'on le flatte, témoin ce refus du titre de
poète que Pétrarque lui avait accordé. Cette
susceptibilité peut provenir du fait que Boccace n'a pas
complètement assouvi ces ambitions littéraires, s'estimant faible
poète alors qu'il voit celui-ci comme un être supérieur,
aspirant à le devenir mais n'y parvenant pas : ce doute intermittent
qu'il nourrit sur lui-même le fait se considérer tantôt
comme un grand homme1, tantôt comme un humble parmi les
humbles.
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