III Boccace, personnage baroque
à la croisée des chemins
C'est finalement ce parcours tortueux, tant dans son oeuvre
que dans sa vie, qui fait en somme la richesse de Boccace. Ce parcours est
d'ailleurs à l'image de tous les remous qui ont secoué son
époque, qui était loin d'être la plus paisible. Mais ce
sont en même temps ces rivalités et guerres incessantes qui furent
l'une des causes majeures du prodigieux développement artistique que
connut l'Italie à l'époque. De même que la périodes
des Croisades ne fut pas seulement une période de guerre mais aussi
d'échanges économiques et culturels intenses, les batailles de
clocher entre cités italiennes donnent pleinement l'occasion aux
artistes d'exercer leurs talents, chaque commune voulant l'emporter sur l'autre
dans tous les domaines.
A époque troublée, personnage troublé :
Boccace est sans doute encore plus le produit de son époque qu'un Dante
ou qu'un Pétrarque, de par ses origines sociales et sa
fréquentation de milieux différents. Plein de contradictions, et
ce autant pour l'homme que pour l'écrivain, Boccace demeure encore
largement actuel pour le lecteur d'aujourd'hui en ce qu'il se sent un peu perdu
dans son monde, regrettant souvent un passé mythifié et incertain
face à ce que l'avenir réserve à ses contemporains.
Heureusement pour lui, il a su garder des convictions
inébranlables (ou presque) : même s'il n'écrit presque
plus, et en tout cas plus de poésies ni d'oeuvres de fictions, Boccace
défendra toujours la poésie face à ses détracteurs,
on ne peut plus fasciné par l'oeuvre de Dante, incarnation de la
perfection. Boccace s'acharnera à jouer l'explorateur et à
redécouvrir l'Antiquité, conscient de l'importance majeure de
cette période dans l'histoire de culture mondiale. Enfin Boccace
conservera jusqu'au bout son souci d'éduquer les plus humbles, voulant
oeuvrer pour le progrès intellectuel et moral de l'humanité.
Voyant certes un avenir incertain s'ouvrir aux hommes, Boccace a tout de
même fait le pari du progrès : cet homme à la
croisée des chemins malgré bien des errances a finalement su
choisir le bon.
1) Un contexte historique ambivalent
Assurément des plus agitées, l'époque est
sujette à intrigues, luttes de pouvoir incessantes, guerres,
psychodrames divers. L'instabilité politique italienne devient quasiment
banalisée, d'autant plus favorisée par un Pape absent de la
péninsule. Absolument pas épargné par les grands
fléaux que sont la peste ou la famine, siècle de la Guerre de
Cent ans comme du Grand Schisme d'Occident, le XIVème siècle
pourrait être perçu comme un siècle des plus obscurs, comme
une régression de même que les siècles qui suivirent la
chute de l'Empire romain d'Occident de 476. Cependant, riche en
péripéties, cette période fournit aux poètes et
artistes large matière à composer. Des révolutions
artistiques ont éclaté et elles n'ont pas fini de produire tous
leurs effets.
a) Crises politiques et guerres picrocholines
A l'heure de la mondialisation, alors que nous avons
déjà subi deux guerres mondiales, alors que sévit
aujourd'hui le terrorisme international, alors que grâce au
nucléaire un Etat pourrait d'un instant à l'autre rayer un autre
Etat de la carte, quelle que soit sa distance géographique, les guerres
des communes italiennes du Temps des Condottieri1 peuvent
apparaître bien dérisoire à nous, contemporains. Mais
sachant qu'à l'époque le Nouveau Monde n'avait pas encore
été découvert par les occidentaux, l'Italie, berceau de
l'Empire romain, était alors un théâtre
géostratégique majeur. Déchirée par la querelle des
Guelfes et des Gibelins, soumise à toutes sortes de dynasties
étrangères au fil des siècles (Français, Arabes,
Normands, Espagnols et Allemands), l'Italie offre une situation politique des
plus complexes, entremêlée dans des jeux d'alliances aussi
disparates que changeantes. Les cas de Naples et Florence, les deux villes
d'attache de Boccace, illustrent à eux seuls
1 Un condottiere est un chef de partisans ou de soldats
mercenaires en Italie, au Moyen Age et pendant la Renaissance. C'est dans
l'Italie du Nord, et surtout à Venise, que se développa, à
partir du XIIe siècle, l'usage des troupes mercenaires qui
étaient licenciées à la fin des guerres. Cette pratique
devint courante
lors des luttes incessantes entre guelfes et gibelins au XIIIe
siècle. Les condottieri étaient alors de
véritables chefs de bandes, souvent étrangers. Au
cours du XIVe siècle, ils constituèrent des
troupes permanentes, qui, à la solde des différents Etats, les
trahissaient au gré de leurs intérêts, et s'illustraient
par leurs pillages. Les condottieri disparurent au XVIe
siècle avec la création des armées monarchiques.
parfaitement cette situation. Il ne s'agira pas ici de faire
un panorama complet mais de donner quelques coups de projecteurs sur des
éléments significatifs, auxquels Boccace ne fut point
indifférent.
En 1341, alors que Boccace est à peine rentré
à Florence et regrette déjà les plaisirs de Naples, les
troubles politiques ne vont guère contribuer à mieux
considérer sa cité d'origine. Pour une somme énorme, le
gouvernement républicain de Florence1 achète la ville
de Lucques au marquis de Ferrare. Pise, se voyant menacée par
l'expansion florentine2, va purement annexer Lucques avant
même que Florence ait pu en prendre possession. Les tentatives
florentines de reconquête étant vaines, il est fait appel au duc
d'Athènes Gautier de Brienne3 (neveu par alliance du roi
Robert de Naples, traditionnel allié de Florence), qui n'obtient pas
plus de succès au début mais prend néanmoins le pourvoir
dans la cité. Proclamé Seigneur à vie de Florence, il
reçoit un vibrant hommage public de la part de l'évêque de
Florence, Angelo Acciaiuoli (le frère de Niccolo), ce même
évêque qui l'année d'après dirige la conjuration qui
le renverse4 et l'expulse de la cité.
Les méandres de la lutte de pouvoir ne vont pas non
plus épargner Naples : le bon roi Robert meurt en janvier 1343, et c'est
sa petite-fille Jeanne qui lui succède alors qu'elle n'est encore qu'une
enfant. Les familles des deux frères du roi défunt, les Tarente
et les Duras, vont s'entre-déchirer pour le pouvoir. Jeanne est
mariée très tôt à André, fils du roi de
Hongrie, qui sera rapidement assassiné5 : Louis, frère
du défunt, devenu entre-temps roi de Hongrie, déferle en 1347 sur
l'Italie1. Le 15 janvier 1348, la reine Jeanne est obligée de
fuir Naples. Charles de Duras, de la famille royale angevine et ancien ami de
Boccace, est décapité par le Hongrois : Naples est le
théâtre d'exécutions sanglantes n'ayant rien à
envier à celles qu'a connues Florence
1 Depuis 1293, c'est la bourgeoisie d'affaires qui est au pouvoir
(régime dit du «second peuple», reposant sur le principe de
l'élection tempéré par le tirage au sort et la
cooptation).
2 Florence, Lucques et Pise sont à une distance
relativement proche.
3 Boccace l'évoquera dans le De casibus virorum
illustrium
4 Julien Luchaire évoque sans retenue la cruauté
de la dictature de Brienne : «un sadique, Guillaume d'Assise, que le
dictateur a nommé capitaine du peuple, torture et tue à plaisir.
[...] Le bourreau amène avec lui aux exécutions son fils, jeune
et beau, angélique créature ; le jeune homme se délecte et
demande d'une voix douce qu'on torture encore un peu.» Boccace,
p.69. Le père et le fils seront exécutés par la foule
révoltée.
5 Machiavel dans son Histoire de Florence implique sans
équivoque la reine Jeanne dans l'assassinat. Julien Luchaire laisse plus
planer le doute.
sous la tyrannie du duc d'Athènes2. Fuyant
la peste et les révoltes, le roi de Hongrie regagne son pays dès
le moi de mai, ce qui permet un retour triomphal de la reine Jeanne et de son
mari Louis de Tarente3, retour qui ne sera cependant pas
définitif : elle sera de nouveau chassée bien des années
plus tard pour avoir soutenu les antipapes d'Avignon.
L'installation des papes en Avignon, leur retour difficile
à Rome suivi du schisme fut justement l'événement
politique majeur du siècle, de par sa répercussion dans tout
l'Occident chrétien. La France, l'une des plus anciennes et plus
puissantes monarchies nationales d'Europe, avait tenté depuis longtemps
de s'affranchir de l'autorité papale, qui constituait une
ingérence dans ses affaires d'Etat. C'est Philippe le Bel4
qui parvient à faire plier l'Eglise sous son joug, profitant des
rivalités entre le Pape Boniface VIII, de la famille Caetani, et les
Colonna, puissante famille romaine. Boniface VIII, ayant excommunié les
Colonna, «appela même à la croisade contre
eux5.» Fait prisonnier par des corsaires catalans, mis aux
galères, il parvient à s'échapper à Marseille et
est envoyé à Philippe le Bel, lui-même excommunié
par le pape en 1303. Feignant de vouloir conclure un accord avec le pape, le
roi envoya secrètement Sciarra en Italie, notamment accompagné du
Garde des Sceaux Guillaume de Nogaret. Le pape est fait prisonnier de nuit dans
son palais d'Anagni6. Bien que libéré par le peuple,
le pape sortit décrédibilisé de cette affaire et ne se
remit jamais de cet affront : il mourut la même année. En 1309, le
pape français Clément V transfère la curie en Avignon, ce
qui ne causa à Rome que désordres et
dépravations7. En 1347, une conjuration antinobiliaire porte
le tribun Cola di Rienzo à la tête de la Ville Eternelle. Ayant
chassé les sénateurs, il fonde une république. Ayant
acquis «une renommée de justice et de vertu» selon
Machiavel8, il fait espérer de nombreuses cités en
une
1 Boccace est alors à Forli, hôte du seigneur
gibelin Francesco degli Ordelaffi, qui soutient le roi de Hongrie. Boccace va
accompagner Ordelaffi, qui va rejoindre le roi, et assister ainsi en premier
lieu aux événements.
2 Un certain comte de Catanzaro fut notamment «placé
au-dessus d'une roue hérissée de rasoirs qui, en tournant, le
découpe lentement». (Julien Luchaire, Boccace).
3 Boccace a composé à l'occasion sa sixième
Eglogue, en l'honneur du couple souverain : oeuvre de flatterie
intéressée.
4 Roi de France de 1285 à 1314.
5 Machiavel, Histoire de Florence, trad. Christian Bec,
p.685 Bouquins Laffont.
6 Ville du Latium. La légende veut que Sciarra ait
donné lui-même un soufflet au pape.
7 La nouvelle I, 2, du Décaméron est
très éloquente à ce titre.
8 Histoire de Florence, op. cit.
renaissance de la Rome antique1. Mais n'ayant pas
l'envergure pour réaliser les grands espoirs fondés en lui,
chassé en décembre par les nobles, il se réfugie
auprès du roi Charles de Bohême, élu empereur grâce
au pape Clément VI, qui le livre aussitôt à l'Eglise. Mais
un certain Francesco Baroncelli ayant à son tour chassé les
sénateurs et s'étant emparé du tribunat, le nouveau pape
Innocent VI le renvoie à Rome et lui rend sa charge de tribun en 1354.
Mais s'étant aliéné le peuple par des impôts trop
écrasants, ennemi qui plus est des Colonna, il est rapidement
assassiné.
Le séjour des papes en Avignon rencontre
l'hostilité unanime des Italiens. Pétrarque écrit
différentes lettres aux papes pour demander le retour à Rome,
Boccace est lui-même envoyé en ambassade en Avignon par Florence
en 1366 à la fois pour le prier de revenir à Rome mais aussi pour
renouer de bons contacts avec le Saint-Siège, qui avaient
été quelque peu compromis. Le retour à Rome est finalement
décidé par Grégoire XI en 1377, quelques années
seulement après les morts de Boccace et Pétrarque. Mais à
sa mort survenue l'année suivante, les partisans de Rome et d'Avignon se
déchirent : deux papes sont élus, qui s'excommunient
mutuellement. C'est le Grand Schisme d'Occident, qui durera presque quarante
ans.
A la mort de chaque pape, chaque camp élit un
successeur, de manière à ce que le conflit perdure. Les
négociations n'aboutissent à rien, de sorte que les cardinaux des
deux partis abandonnent les papes et, réunis en concile à Pise en
1406, élisent Alexandre V : L'église catholique se retrouve ainsi
avec trois papes ! Ce n'est qu'au concile de Constance de 1415-1418 que
l'Eglise retrouve un pape unique, Martin V, les trois papes ayant
été déchus.
Ces événements sont assez représentatifs
de l'agitation qui règne alors en Europe en général et en
Italie en particulier : ayant directement affecté Boccace pour la
plupart, ils n'ont pas peu contribué à le faire mépriser
la politique.
1 Pétrarque lui-même s'est montré
particulièrement enthousiaste, Boccace beaucoup moins.
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