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Boccace et son ombre : du préhumanisme à la désillusion

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par Guillaume SELLI
Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence - Diplôme de l'IEP d'Aix-en-Provence 2006
  

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III Boccace, personnage baroque

à la croisée des chemins

C'est finalement ce parcours tortueux, tant dans son oeuvre que dans sa vie, qui fait en somme la richesse de Boccace. Ce parcours est d'ailleurs à l'image de tous les remous qui ont secoué son époque, qui était loin d'être la plus paisible. Mais ce sont en même temps ces rivalités et guerres incessantes qui furent l'une des causes majeures du prodigieux développement artistique que connut l'Italie à l'époque. De même que la périodes des Croisades ne fut pas seulement une période de guerre mais aussi d'échanges économiques et culturels intenses, les batailles de clocher entre cités italiennes donnent pleinement l'occasion aux artistes d'exercer leurs talents, chaque commune voulant l'emporter sur l'autre dans tous les domaines.

A époque troublée, personnage troublé : Boccace est sans doute encore plus le produit de son époque qu'un Dante ou qu'un Pétrarque, de par ses origines sociales et sa fréquentation de milieux différents. Plein de contradictions, et ce autant pour l'homme que pour l'écrivain, Boccace demeure encore largement actuel pour le lecteur d'aujourd'hui en ce qu'il se sent un peu perdu dans son monde, regrettant souvent un passé mythifié et incertain face à ce que l'avenir réserve à ses contemporains.

Heureusement pour lui, il a su garder des convictions inébranlables (ou presque) : même s'il n'écrit presque plus, et en tout cas plus de poésies ni d'oeuvres de fictions, Boccace défendra toujours la poésie face à ses détracteurs, on ne peut plus fasciné par l'oeuvre de Dante, incarnation de la perfection. Boccace s'acharnera à jouer l'explorateur et à redécouvrir l'Antiquité, conscient de l'importance majeure de cette période dans l'histoire de culture mondiale. Enfin Boccace conservera jusqu'au bout son souci d'éduquer les plus humbles, voulant oeuvrer pour le progrès intellectuel et moral de l'humanité. Voyant certes un avenir incertain s'ouvrir aux hommes, Boccace a tout de même fait le pari du progrès : cet homme à la croisée des chemins malgré bien des errances a finalement su choisir le bon.

1) Un contexte historique ambivalent

Assurément des plus agitées, l'époque est sujette à intrigues, luttes de pouvoir incessantes, guerres, psychodrames divers. L'instabilité politique italienne devient quasiment banalisée, d'autant plus favorisée par un Pape absent de la péninsule. Absolument pas épargné par les grands fléaux que sont la peste ou la famine, siècle de la Guerre de Cent ans comme du Grand Schisme d'Occident, le XIVème siècle pourrait être perçu comme un siècle des plus obscurs, comme une régression de même que les siècles qui suivirent la chute de l'Empire romain d'Occident de 476. Cependant, riche en péripéties, cette période fournit aux poètes et artistes large matière à composer. Des révolutions artistiques ont éclaté et elles n'ont pas fini de produire tous leurs effets.

a) Crises politiques et guerres picrocholines

A l'heure de la mondialisation, alors que nous avons déjà subi deux guerres mondiales, alors que sévit aujourd'hui le terrorisme international, alors que grâce au nucléaire un Etat pourrait d'un instant à l'autre rayer un autre Etat de la carte, quelle que soit sa distance géographique, les guerres des communes italiennes du Temps des Condottieri1 peuvent apparaître bien dérisoire à nous, contemporains. Mais sachant qu'à l'époque le Nouveau Monde n'avait pas encore été découvert par les occidentaux, l'Italie, berceau de l'Empire romain, était alors un théâtre géostratégique majeur. Déchirée par la querelle des Guelfes et des Gibelins, soumise à toutes sortes de dynasties étrangères au fil des siècles (Français, Arabes, Normands, Espagnols et Allemands), l'Italie offre une situation politique des plus complexes, entremêlée dans des jeux d'alliances aussi disparates que changeantes. Les cas de Naples et Florence, les deux villes d'attache de Boccace, illustrent à eux seuls

1 Un condottiere est un chef de partisans ou de soldats mercenaires en Italie, au Moyen Age et pendant la
Renaissance. C'est dans l'Italie du Nord, et surtout à Venise, que se développa, à partir du XIIe siècle,
l'usage des troupes mercenaires qui étaient licenciées à la fin des guerres. Cette pratique devint courante

lors des luttes incessantes entre guelfes et gibelins au XIIIe siècle. Les condottieri étaient alors de

véritables chefs de bandes, souvent étrangers. Au cours du XIVe siècle, ils constituèrent des troupes
permanentes, qui, à la solde des différents Etats, les trahissaient au gré de leurs intérêts, et s'illustraient

par leurs pillages. Les condottieri disparurent au XVIe siècle avec la création des armées monarchiques.

parfaitement cette situation. Il ne s'agira pas ici de faire un panorama complet mais de donner quelques coups de projecteurs sur des éléments significatifs, auxquels Boccace ne fut point indifférent.

En 1341, alors que Boccace est à peine rentré à Florence et regrette déjà les plaisirs de Naples, les troubles politiques ne vont guère contribuer à mieux considérer sa cité d'origine. Pour une somme énorme, le gouvernement républicain de Florence1 achète la ville de Lucques au marquis de Ferrare. Pise, se voyant menacée par l'expansion florentine2, va purement annexer Lucques avant même que Florence ait pu en prendre possession. Les tentatives florentines de reconquête étant vaines, il est fait appel au duc d'Athènes Gautier de Brienne3 (neveu par alliance du roi Robert de Naples, traditionnel allié de Florence), qui n'obtient pas plus de succès au début mais prend néanmoins le pourvoir dans la cité. Proclamé Seigneur à vie de Florence, il reçoit un vibrant hommage public de la part de l'évêque de Florence, Angelo Acciaiuoli (le frère de Niccolo), ce même évêque qui l'année d'après dirige la conjuration qui le renverse4 et l'expulse de la cité.

Les méandres de la lutte de pouvoir ne vont pas non plus épargner Naples : le bon roi Robert meurt en janvier 1343, et c'est sa petite-fille Jeanne qui lui succède alors qu'elle n'est encore qu'une enfant. Les familles des deux frères du roi défunt, les Tarente et les Duras, vont s'entre-déchirer pour le pouvoir. Jeanne est mariée très tôt à André, fils du roi de Hongrie, qui sera rapidement assassiné5 : Louis, frère du défunt, devenu entre-temps roi de Hongrie, déferle en 1347 sur l'Italie1. Le 15 janvier 1348, la reine Jeanne est obligée de fuir Naples. Charles de Duras, de la famille royale angevine et ancien ami de Boccace, est décapité par le Hongrois : Naples est le théâtre d'exécutions sanglantes n'ayant rien à envier à celles qu'a connues Florence

1 Depuis 1293, c'est la bourgeoisie d'affaires qui est au pouvoir (régime dit du «second peuple», reposant sur le principe de l'élection tempéré par le tirage au sort et la cooptation).

2 Florence, Lucques et Pise sont à une distance relativement proche.

3 Boccace l'évoquera dans le De casibus virorum illustrium

4 Julien Luchaire évoque sans retenue la cruauté de la dictature de Brienne : «un sadique, Guillaume d'Assise, que le dictateur a nommé capitaine du peuple, torture et tue à plaisir. [...] Le bourreau amène avec lui aux exécutions son fils, jeune et beau, angélique créature ; le jeune homme se délecte et demande d'une voix douce qu'on torture encore un peu.» Boccace, p.69. Le père et le fils seront exécutés par la foule révoltée.

5 Machiavel dans son Histoire de Florence implique sans équivoque la reine Jeanne dans l'assassinat. Julien Luchaire laisse plus planer le doute.

sous la tyrannie du duc d'Athènes2. Fuyant la peste et les révoltes, le roi de Hongrie regagne son pays dès le moi de mai, ce qui permet un retour triomphal de la reine Jeanne et de son mari Louis de Tarente3, retour qui ne sera cependant pas définitif : elle sera de nouveau chassée bien des années plus tard pour avoir soutenu les antipapes d'Avignon.

L'installation des papes en Avignon, leur retour difficile à Rome suivi du schisme fut justement l'événement politique majeur du siècle, de par sa répercussion dans tout l'Occident chrétien. La France, l'une des plus anciennes et plus puissantes monarchies nationales d'Europe, avait tenté depuis longtemps de s'affranchir de l'autorité papale, qui constituait une ingérence dans ses affaires d'Etat. C'est Philippe le Bel4 qui parvient à faire plier l'Eglise sous son joug, profitant des rivalités entre le Pape Boniface VIII, de la famille Caetani, et les Colonna, puissante famille romaine. Boniface VIII, ayant excommunié les Colonna, «appela même à la croisade contre eux5.» Fait prisonnier par des corsaires catalans, mis aux galères, il parvient à s'échapper à Marseille et est envoyé à Philippe le Bel, lui-même excommunié par le pape en 1303. Feignant de vouloir conclure un accord avec le pape, le roi envoya secrètement Sciarra en Italie, notamment accompagné du Garde des Sceaux Guillaume de Nogaret. Le pape est fait prisonnier de nuit dans son palais d'Anagni6. Bien que libéré par le peuple, le pape sortit décrédibilisé de cette affaire et ne se remit jamais de cet affront : il mourut la même année. En 1309, le pape français Clément V transfère la curie en Avignon, ce qui ne causa à Rome que désordres et dépravations7. En 1347, une conjuration antinobiliaire porte le tribun Cola di Rienzo à la tête de la Ville Eternelle. Ayant chassé les sénateurs, il fonde une république. Ayant acquis «une renommée de justice et de vertu» selon Machiavel8, il fait espérer de nombreuses cités en une

1 Boccace est alors à Forli, hôte du seigneur gibelin Francesco degli Ordelaffi, qui soutient le roi de Hongrie. Boccace va accompagner Ordelaffi, qui va rejoindre le roi, et assister ainsi en premier lieu aux événements.

2 Un certain comte de Catanzaro fut notamment «placé au-dessus d'une roue hérissée de rasoirs qui, en tournant, le découpe lentement». (Julien Luchaire, Boccace).

3 Boccace a composé à l'occasion sa sixième Eglogue, en l'honneur du couple souverain : oeuvre de flatterie intéressée.

4 Roi de France de 1285 à 1314.

5 Machiavel, Histoire de Florence, trad. Christian Bec, p.685 Bouquins Laffont.

6 Ville du Latium. La légende veut que Sciarra ait donné lui-même un soufflet au pape.

7 La nouvelle I, 2, du Décaméron est très éloquente à ce titre.

8 Histoire de Florence, op. cit.

renaissance de la Rome antique1. Mais n'ayant pas l'envergure pour réaliser les grands espoirs fondés en lui, chassé en décembre par les nobles, il se réfugie auprès du roi Charles de Bohême, élu empereur grâce au pape Clément VI, qui le livre aussitôt à l'Eglise. Mais un certain Francesco Baroncelli ayant à son tour chassé les sénateurs et s'étant emparé du tribunat, le nouveau pape Innocent VI le renvoie à Rome et lui rend sa charge de tribun en 1354. Mais s'étant aliéné le peuple par des impôts trop écrasants, ennemi qui plus est des Colonna, il est rapidement assassiné.

Le séjour des papes en Avignon rencontre l'hostilité unanime des Italiens. Pétrarque écrit différentes lettres aux papes pour demander le retour à Rome, Boccace est lui-même envoyé en ambassade en Avignon par Florence en 1366 à la fois pour le prier de revenir à Rome mais aussi pour renouer de bons contacts avec le Saint-Siège, qui avaient été quelque peu compromis. Le retour à Rome est finalement décidé par Grégoire XI en 1377, quelques années seulement après les morts de Boccace et Pétrarque. Mais à sa mort survenue l'année suivante, les partisans de Rome et d'Avignon se déchirent : deux papes sont élus, qui s'excommunient mutuellement. C'est le Grand Schisme d'Occident, qui durera presque quarante ans.

A la mort de chaque pape, chaque camp élit un successeur, de manière à ce que le conflit perdure. Les négociations n'aboutissent à rien, de sorte que les cardinaux des deux partis abandonnent les papes et, réunis en concile à Pise en 1406, élisent Alexandre V : L'église catholique se retrouve ainsi avec trois papes ! Ce n'est qu'au concile de Constance de 1415-1418 que l'Eglise retrouve un pape unique, Martin V, les trois papes ayant été déchus.

Ces événements sont assez représentatifs de l'agitation qui règne alors en Europe en général et en Italie en particulier : ayant directement affecté Boccace pour la plupart, ils n'ont pas peu contribué à le faire mépriser la politique.

1 Pétrarque lui-même s'est montré particulièrement enthousiaste, Boccace beaucoup moins.

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"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire