c) Une fin de vie amère et austère
Les dix à quinze dernières années de la
vie de Boccace sont marquées d'un relatif isolement. Certes la
correspondance avec Pétrarque où un ami comme Francesco Nelli lui
permettent de garder des relations, mais Boccace n'est plus le galant mondain
qu'il était. Son aventure malheureuse avec la veuve du
Corbaccio, sans doute réelle, a pu lui faire prendre conscience
de la perte de son pouvoir de séduction. N'étant plus en odeur se
sainteté à Florence en 1361, car ami de deux membres de la
conjuration qui avait été réprimée (Niccolo del
Buono3 et Pino dei Rossi), Boccace vit désormais
essentiellement à Certaldo, occupé avant tout par ses travaux
d'érudition. Guère indulgent à l'égard de la vie
politique florentine, la perte de ces deux amis (l'un est
décapité, l'autre exilé) le chagrine.
Boccace est pauvre et semble s'en lamenter dans une lettre
à Pétrarque, non parvenue. Pétrarque, dans la même
lettre où il s'inquiétait pour son ami, troublé par la
visite du chartreux, lui fait la réponse suivante : «aux grandes
richesses, bien que tardives, que je t'avais offertes, tu as
préféré ta liberté d'esprit, ta tranquille
pauvreté, c'est bien, je t'en félicite, mais que tu
dédaignes l'invitation d'un ami, tant de fois
répétée, non, je ne peux pas t'en féliciter ? Chez
moi je ne pourrais pas te faire riche, mais j'ai plus qu'il ne faut pour
deux1». Zanobi da Strada, devenu secrétaire apostolique
en Avignon, était mort en 1361. Sans doute Pétrarque, qui avait
lui-même plusieurs fois refusé la charge, avait proposé son
ami pour le remplacer. Le refus de Boccace montre bien la contradiction qui le
frappe : attiré par le luxe et le confort, il déteste
1 Epîtres séniles, I, 5
2 Henri Hauvette, op. cit.
3 Boccace lui avait dédié l'Ameto
cependant les charges officielles au service d'un prince quel
qu'il soit, qui pourraient lui faire perdre sa liberté2, qui
en sont pourtant bien souvent la contrepartie. On peut comprendre que
Pétrarque soit déçu du refus de Boccace : celui-ci se
montre parfois irascible. S'il vient rendre visite à Pétrarque
à Milan en 1359, il y reste sans doute moins d'un mois3.
Pétrarque se plaindra d'ailleurs dans une lettre à leur ami
commun Giovanni Nelli que «la très douce compagnie de leur ami
commun doive être si brève4». Sa visite de
Pétrarque à Venise ne sera guère plus longue :
arrivé fin avril ou début mai 1363, il repart en août. Le 7
septembre Pétrarque lui écrira une lettre dans laquelle il le
priera de revenir. Boccace verra pour la dernière fois son ami à
Padoue en 1368, ayant toujours refusé ses propositions de vivre à
ses côtés.
En voulant regagner Naples, Boccace nourrissait l'illusion
qu'il pourrait vivre à nouveau l'époque heureuse de sa jeunesse.
Mais ses tentatives tournèrent toutes à la catastrophe, le
brouillant avec ses amis Niccolo Acciaiuoli, sénéchal de Naples,
et Francesco Nelli, qui avait remplacé Zanobi de Strada dans son
entourage lorsque celui-ci avait été appelé en Avignon.
Invité par le sénéchal, il part pour Naples en octobre
1362, pensant y faire un long séjour puisqu'il emmène son
demi-frère dont il a la charge. Mais la lettre qu'il a écrite
à Nelli à son retour (qu'il n'a probablement pas envoyée),
pleine d'invectives, montre à quel point il fut déçu.
S'estimant négligé et fort maltraité, logé dans un
taudis, ces cinq mois passés à Naples n'ont été
pour lui qu'une suite d'humiliations. Pour lui l'inconfort matériel
qu'il a dû subir l'a bafoué dans sa dignité, se sentant
traité comme un personnage de peu d'importance. Boccace est en
colère, jusqu'à la grossièreté : on l'a
traité «merdeusement.» Cette lettre à Nelli tourne
à la sature acerbe contre Acciaiuoli, homme sans scrupules et des plus
hypocrites, qui en fait ne l'avait fait venir que pour qu'il compose une oeuvre
qui l'immortaliserait. Le sénéchal a de plus l'impudence de se
croire écrivain de talent. Dans sa huitième Eglogue,
Boccace en remet une couche, traitant son ancien ami de voleur et de
débauché. Mais dans un même temps il se brouille
également avec Francesco Nelli, devenu l'homme à tout faire du
sénéchal, qu'il tient pour directement responsable des mauvais
1 Rapporté par Julien Luchaire, op. cit.
2 Boccace a d'ailleurs désapprouvé Pétrarque
lorsque celui-ci est venu s'installer à Milan, sous la protection des
tyrans de la famille Visconti.
3 On sait que Boccace était à Milan le 16 mars et
que le 11 avril il n'y était plus.
4 Rapporté par Julien Luchaire, op. cit.
traitements qu'il a subis. Boccace est ultra susceptible
puisque sa lettre à Nelli est une réponse à une lettre
d'excuses que celui-ci lui avait envoyé, le priant de revenir,
l'assurant qu'il serait reçu avec tous les égards. Ayant commis
l'erreur de dire de lui qu'il était un «homme de verre», qui
se brise au moindre choc, Nelli ne fit qu'exciter davantage la rancoeur de
Boccace.
La fin de vie de Boccace est ainsi en grande partie une
succession de désillusions personnelles. Alors qu'il avait longtemps
rêvé de la vie de la compagnie de jeunes gens du
Décaméron qui allait de palais en palais, il mourra
seul, malade, pauvre et isolé (au point de n'avoir appris de source
sûre la mort de Pétrarque que plusieurs mois après), en
décembre 1375. Mais le Boccace du Décaméron lui
était mort depuis bien longtemps : toute l'oeuvre de Boccace n'est pas
emplie de l'optimisme et du ton de liberté du recueil de nouvelles,
Boccace a amorcé vers 1360 un virage significatif, passant de romancier
sensuel et païen à un grave et dévot humaniste, même
s'il a sans cesse lutté contre les démons de sa jeunesse et s'il
n'a jamais pu se convertir complètement aux préceptes de
Pétrarque qui l'incitait à renoncer aux plaisirs vains de la vie.
Il ressort de tout cela que Boccace, au-delà de son côté
précurseur de la Renaissance, anticipe également sur l'âge
baroque vu l'ampleur des contradictions qui existent en lui et l'ampleur des
doutes qui l'assaillent. Boccace a beau être prémonitoire de temps
plus modernes, il demeure en réalité le reflet de son
époque, prise entre troubles désastreux et innovations
formidables.
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