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Boccace et son ombre : du préhumanisme à la désillusion

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par Guillaume SELLI
Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence - Diplôme de l'IEP d'Aix-en-Provence 2006
  

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c) Une fin de vie amère et austère

Les dix à quinze dernières années de la vie de Boccace sont marquées d'un relatif isolement. Certes la correspondance avec Pétrarque où un ami comme Francesco Nelli lui permettent de garder des relations, mais Boccace n'est plus le galant mondain qu'il était. Son aventure malheureuse avec la veuve du Corbaccio, sans doute réelle, a pu lui faire prendre conscience de la perte de son pouvoir de séduction. N'étant plus en odeur se sainteté à Florence en 1361, car ami de deux membres de la conjuration qui avait été réprimée (Niccolo del Buono3 et Pino dei Rossi), Boccace vit désormais essentiellement à Certaldo, occupé avant tout par ses travaux d'érudition. Guère indulgent à l'égard de la vie politique florentine, la perte de ces deux amis (l'un est décapité, l'autre exilé) le chagrine.

Boccace est pauvre et semble s'en lamenter dans une lettre à Pétrarque, non parvenue. Pétrarque, dans la même lettre où il s'inquiétait pour son ami, troublé par la visite du chartreux, lui fait la réponse suivante : «aux grandes richesses, bien que tardives, que je t'avais offertes, tu as préféré ta liberté d'esprit, ta tranquille pauvreté, c'est bien, je t'en félicite, mais que tu dédaignes l'invitation d'un ami, tant de fois répétée, non, je ne peux pas t'en féliciter ? Chez moi je ne pourrais pas te faire riche, mais j'ai plus qu'il ne faut pour deux1». Zanobi da Strada, devenu secrétaire apostolique en Avignon, était mort en 1361. Sans doute Pétrarque, qui avait lui-même plusieurs fois refusé la charge, avait proposé son ami pour le remplacer. Le refus de Boccace montre bien la contradiction qui le frappe : attiré par le luxe et le confort, il déteste

1 Epîtres séniles, I, 5

2 Henri Hauvette, op. cit.

3 Boccace lui avait dédié l'Ameto

cependant les charges officielles au service d'un prince quel qu'il soit, qui pourraient lui faire perdre sa liberté2, qui en sont pourtant bien souvent la contrepartie. On peut comprendre que Pétrarque soit déçu du refus de Boccace : celui-ci se montre parfois irascible. S'il vient rendre visite à Pétrarque à Milan en 1359, il y reste sans doute moins d'un mois3. Pétrarque se plaindra d'ailleurs dans une lettre à leur ami commun Giovanni Nelli que «la très douce compagnie de leur ami commun doive être si brève4». Sa visite de Pétrarque à Venise ne sera guère plus longue : arrivé fin avril ou début mai 1363, il repart en août. Le 7 septembre Pétrarque lui écrira une lettre dans laquelle il le priera de revenir. Boccace verra pour la dernière fois son ami à Padoue en 1368, ayant toujours refusé ses propositions de vivre à ses côtés.

En voulant regagner Naples, Boccace nourrissait l'illusion qu'il pourrait vivre à nouveau l'époque heureuse de sa jeunesse. Mais ses tentatives tournèrent toutes à la catastrophe, le brouillant avec ses amis Niccolo Acciaiuoli, sénéchal de Naples, et Francesco Nelli, qui avait remplacé Zanobi de Strada dans son entourage lorsque celui-ci avait été appelé en Avignon. Invité par le sénéchal, il part pour Naples en octobre 1362, pensant y faire un long séjour puisqu'il emmène son demi-frère dont il a la charge. Mais la lettre qu'il a écrite à Nelli à son retour (qu'il n'a probablement pas envoyée), pleine d'invectives, montre à quel point il fut déçu. S'estimant négligé et fort maltraité, logé dans un taudis, ces cinq mois passés à Naples n'ont été pour lui qu'une suite d'humiliations. Pour lui l'inconfort matériel qu'il a dû subir l'a bafoué dans sa dignité, se sentant traité comme un personnage de peu d'importance. Boccace est en colère, jusqu'à la grossièreté : on l'a traité «merdeusement.» Cette lettre à Nelli tourne à la sature acerbe contre Acciaiuoli, homme sans scrupules et des plus hypocrites, qui en fait ne l'avait fait venir que pour qu'il compose une oeuvre qui l'immortaliserait. Le sénéchal a de plus l'impudence de se croire écrivain de talent. Dans sa huitième Eglogue, Boccace en remet une couche, traitant son ancien ami de voleur et de débauché. Mais dans un même temps il se brouille également avec Francesco Nelli, devenu l'homme à tout faire du sénéchal, qu'il tient pour directement responsable des mauvais

1 Rapporté par Julien Luchaire, op. cit.

2 Boccace a d'ailleurs désapprouvé Pétrarque lorsque celui-ci est venu s'installer à Milan, sous la protection des tyrans de la famille Visconti.

3 On sait que Boccace était à Milan le 16 mars et que le 11 avril il n'y était plus.

4 Rapporté par Julien Luchaire, op. cit.

traitements qu'il a subis. Boccace est ultra susceptible puisque sa lettre à Nelli est une réponse à une lettre d'excuses que celui-ci lui avait envoyé, le priant de revenir, l'assurant qu'il serait reçu avec tous les égards. Ayant commis l'erreur de dire de lui qu'il était un «homme de verre», qui se brise au moindre choc, Nelli ne fit qu'exciter davantage la rancoeur de Boccace.

La fin de vie de Boccace est ainsi en grande partie une succession de désillusions personnelles. Alors qu'il avait longtemps rêvé de la vie de la compagnie de jeunes gens du Décaméron qui allait de palais en palais, il mourra seul, malade, pauvre et isolé (au point de n'avoir appris de source sûre la mort de Pétrarque que plusieurs mois après), en décembre 1375. Mais le Boccace du Décaméron lui était mort depuis bien longtemps : toute l'oeuvre de Boccace n'est pas emplie de l'optimisme et du ton de liberté du recueil de nouvelles, Boccace a amorcé vers 1360 un virage significatif, passant de romancier sensuel et païen à un grave et dévot humaniste, même s'il a sans cesse lutté contre les démons de sa jeunesse et s'il n'a jamais pu se convertir complètement aux préceptes de Pétrarque qui l'incitait à renoncer aux plaisirs vains de la vie. Il ressort de tout cela que Boccace, au-delà de son côté précurseur de la Renaissance, anticipe également sur l'âge baroque vu l'ampleur des contradictions qui existent en lui et l'ampleur des doutes qui l'assaillent. Boccace a beau être prémonitoire de temps plus modernes, il demeure en réalité le reflet de son époque, prise entre troubles désastreux et innovations formidables.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand