b) Crise spirituelle
Un événement insolite s'est produit dans la vie
de Boccace : un homme est venu le voir1, un chartreux du nom de
Gioacchino Ciani soi-disant envoyé par un saint personnage siennois
nommé Pietro Petroni, lequel vient de mourir et aurait eu des visions
prophétiques. Ces visions concernaient entre autres Boccace et lui
faisaient connaître qu'il n'avait plus que peu d'années à
vivre, qu'il devrait les consacrer à de saintes oeuvres et renoncer
à l'étude des lettres profanes. Boccace est véritablement
terrorisé par le sermon du chartreux : Julien Luchaire
rapporte2 que s'étant laissé convaincre Boccace a
écrit à Pétrarque, lui dévoilant son intention de
vendre ses livres, admettant l'impossibilité d'être adorateur des
Muses païennes et parfait chrétien. C'est Pétrarque
lui-même qui devra le raisonner, doutant fort de l'authenticité de
cette vision, et indiquant qu'il attend de pied ferme ce dévot
censé le visiter également. Le grand poète reproche
à notre ami sa peur de la mort, qui montre qu'il est trop attaché
aux choses terrestres.
Boccace écrit en ce temps-là plusieurs sonnets
dans lesquelles on trouve les résolutions de ne plus aimer pour se
convertir à une vie plus digne et plus chrétienne. Le
Corbaccio témoigne d'une confiance absolue en la
miséricorde divine, moyennant l'intervention de la Vierge Marie, qui est
sans doute à l'origine de son songe salvateur. Boccace tente aussi de se
consoler en considérant que «tout péché est
pardonnable pourvu qu'on en fasse une entière
satisfaction3». On remarque d'ailleurs que le
Corbaccio en contient aucune impertinence à l'égard du
clergé à une pu deux exceptions près : l'ouvrage fut
d'ailleurs non seulement préservé de l'index mais un religieux
espagnol, l'archiprêtre de Talavera, a lui-même repris le
thème et le titre de l'oeuvre pour écrire un traité de
morale.
Cependant Boccace sait lui-même qu'à la
différence de Pétrarque il ne parvient que fort peu à
prendre le dessus sur les démons qui le tenaillent encore. Henri
Hauvette estime qu'en «déversant sur les femmes en
général tout le torrent d'injures qu'est le Corbaccio,
il fait plus qu'exhaler son dépit : il veut
1 La date est incertaine. Probablement entre le
Décaméron et le Corbaccio.
2 Au chapitre IX de sa biographie de Boccace, op. cit.
3 Citation du Corbaccio par Henri Hauvette, Etudes
sur Boccace, p.59.
s'inspirer à lui-même une sainte horreur pour ce
sexe, cause perpétuelle de ses écarts de
conduite1» : le trait est trop forcé et on ne peut
croire que ce revirement d'opinion si subit ne soit pas la preuve de
l'impuissance de Boccace à changer sa nature profonde. Cette
impuissance Boccace la constate lui-même dans les poésies qu'il
écrit à ce moment-là : le sonnet 16 des Rime,
rappelant le début du Corbaccio, montre un Boccace
tenté par le suicide mais incapable de mettre le projet à
exécution. Hauvette a relevé pertinemment les
contradictions des Rime2 : le sonnet 35 crie que c'est
folie de remettre sa liberté entre les mains d'une femme, mais
Boccace sait pourtant qu'il est incorrigible et se fera toujours prendre au
piège (sonnet 14). Dans le sonnet 72, il se compare
à Prométhée, dont le foie repousse toujours pour
fournir au vautour qui le torture une nouvelle proie. Au sonnet 42, Boccace
regarde le passé avec un chagrin où se mêle la terreur
de sentir approcher la mort. Il craint dans le sonnet 92 de subir des peines
éternelles : il reste tout entier tourné vers la vie. La
bigoterie de Boccace ne parvient pas à annihiler entièrement son
côté païen, encore perceptible dans le Corbaccio.
Le désir de vengeance absolue contre la veuve,
considéré comme un devoir, apparaît tout de même
comme fort peu chrétien. De plus, alors que Boccace se
reconnaît comme vrai coupable car il s'est laissé piéger
tout seule, on peut dire que la pénitence qu'il s'impose comme un
devoir, à savoir d'écrire l'ouvrage, lui coûte peu ! C'est
au contraire la veuve qui va en faire les frais :alors qu'il
célèbre la miséricorde de Dieu, Boccace lui-même
fait preuve de bien peu de charité. Plus dur finalement avec sa
victime, damnée d'avance et sur laquelle Boccace appelle la
vengeance céleste dans les derniers mots du livre,3
qu'avec lui-même, on sent également que la vie rangée,
studieuse à laquelle il aspire reflète plus les
enseignements de la morale épicurienne que de la religion
chrétienne. S'il refuse de se suicider c'est parce que la vie est
trop bonne et il faut même tenter de la prolonger le plus
possible4. Pétrarque reprochera d'ailleurs ce goût de
Boccace pour la vie, trop prononcé à ses yeux, dans une lettre
qui n'est qu'une exhortation à savoir
1 Op. cit. p.51
2 Composé de 126 pièces éparses, le recueil
des Rime jalonne les principales étapes de la carrière
littéraire de Boccace
3 «Colui che d'ogni grazia è donatore, tosto a
pugnerla, non temendo, le si farà incontro» («Celui de qui
toute grâce procède, viendra à elle, prompt à la
frapper sans hésiter»)
4 «Sieti cara la vita, e quella quanto puoi il più,
t'ingegna di prolungare» («que la vie te soit chère, et
efforce-toi de prolonger celle-ci autant que tu peux»)
mourir : la vie ne doit pas être trop aimée, ni
la mort causer tant d'effroi1. La conversion du conteur demeure
superficielle dans la mesure où Boccace ne parvient pas à
«pénétrer la signification intime et vraiment féconde
de la doctrine chrétienne2» : aucune de ses oeuvres
d'âge mur ne contiennent une profondeur théologique comme ont pu
le faire Dante et Pétrarque. La profondeur du sentiment religieux de
Boccace reste très limitée, et il le sait, ce qui le
déchire d'autant plus.
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