3) Un homme en crise
Ayant estimé qu'au fondement de son erreur du
Corbaccio, il y avait une conception dangereuse de l'amour, Boccace en
a donc changé. Mais il se rend compte également que cette
mauvaise conception de l'amour n'était que le produit de sa propre
culture littéraire, et qu'il n'a lui-même dans toute son oeuvre
passée fait qu'encourager ses lecteurs aux passions destructrices,
à l'impiété, au péché. Condamnant ses
oeuvres passées, se sentant de plus inférieur en talent à
son ami Pétrarque et en mal d'inspiration, Boccace vit une crise
poétique profonde.
Sa vie passée lui a donné une réputation
sulfureuse. Peu épargné par les critiques, Boccace en est souvent
ressorti meurtri. La visite d'un chartreux va achever de le culpabiliser :
désormais obsédé par la question de son propre salut, il
devient bigot et reçoit même les ordres mineurs. Cependant cette
«conversion)) religieuse demeure superficielle : Boccace ne parvient pas
comme Pétrarque à réprimer sa nature profonde, ce qui
accentue d'autant plus son déchirement intérieur.
De ces problèmes débouche un net repli sur soi :
Boccace a quitté Florence et n'y revient plus que par intermittences. Il
vit seul à Certaldo avec ses livres. Ses tentatives de retour à
Naples sont désastreuses et le brouillent avec ses anciens amis. Les
cercles mondains de la jeunesse napolitaine puis florentine ne sont plus
désormais qu'un lointain souvenir. Empestant contre la décadence
des temps dans lesquels il vit, il renonce à plaire et à
éduquer les gens simples, adoptant une posture plus élitiste.
a) Crise du poète
La narratrice de la nouvelle mettant en scène
l'étudiant Rinieri se vengeant contre la veuve qui s'était
moquée de lui avait estimé que «ceux qui ont l'entendement
des choses profondes tombent plus vite dans les pièges de
l'amour1)) : comment cela est-il possible ? C'est en grande partie
du fait que le lettré, trop influencé notamment par les grandes
figures de femmes antiques, a tendance à plaquer trop facilement des
modèles de femmes dignes et
vertueuses à une femme réelle, en fonction de
ses références. C'est ainsi tout un panel de littérature
qui est responsable de l'égarement du clerc du Corbaccio :
celui-ci a trop rapidement pris la veuve pour une femme possédant les
vertus de celles de l'Antiquité, qu'il est précisément en
train d'étudier dans le De mulieribus claris. En plus de
l'amour pour la veuve, s'il veut se guérir totalement de son mal, le
clerc doit également combattre la culture qui a permis l'éclosion
de cet amour. Le savoir littéraire de Boccace a voilé la passion
coupable et l'a favorisée : notre auteur se doit de reconnaître le
caractère ambivalent de la poésie, notamment antique, qui peut
raffermir l'âme avec Virgile comme la dépraver avec Ovide.
Pétrarque lui-même avait établi une liste
d'écrivains antiques dangereux, et condamne Ovide, Catulle, Tibulle,
Properce, ainsi que Sapho ou Anacréon, parmi les écrivains
suscitant le plus les passions.
Boccace avoue donc lui-même implicitement avoir eu un
mauvais rapport aux lettres. Au contraire dans le prologue du
Filostrato, il légitimait ces grandes histoires d'amour
antiques en ce qu'elles pouvaient apaiser les douleurs amoureuses :
«cominciai a rivolgere le antiche storie per trovare su cui io potessi
fare scudo verisilmente del mio segreto e amoroso dolore2».
Pour le Boccace du Corbaccio désormais, cette position
reviendrait à ce que la poésie ancre en nous les désirs
vicieux alors qu'elle doit avoir une fonction normale :
l'élévation intérieure de l'âme. Et dans
Fiammetta, la comparaison avec les dames au destin tragique des temps
anciens est aussi un moyen pour l'héroïne de mieux supporter ses
peines et surtout de tirer la gloire de se déclarer la plus malheureuse
de toutes3. Quant au clerc du Corbaccio c'est
précisément lors d'une discussion sur les vertus des femmes de
l'Antiquité qu'un de ses amis se met à vanter les vertus de la
veuve : et parmi ces vertus faussement attribuées à la veuve
celle de l'éloquence est tout à fait caractéristique de
l'Antiquité, sans compter que la dame est dit aussi
généreuse qu'Alexandre le Grand. Une certaine culture antique est
donc clairement à l'origine de la passion inconsidérée du
clerc pour la veuve, pour un bien piètre résultat.
1 Traduction Marthe Dozon, s.d. Christian Bec, p.642.
2 « Je commençai à parcourir les histoires
antiques pour trouver ce avec quoi je pouvais faire obstacle à ma
secrète et amoureuse douleur. »
3 «j'essaie moins d'apaiser ma souffrance que de la
supporter. Pour ce faire je n'ai trouvé qu'un moyen, à savoir
: comparer mes peines à celles de ceux qui ont souffert d'amour dans le
passé. J'en tirerai deux avantages : d'abord, de voir que je ne suis
ni la seule, ni la première à être malheureuse, ensuite
après
Boccace inclut également la tradition de l'amour
courtois, qu'il a pourtant si apprécié lors de sa jeunesse
napolitaine, dans cette culture amoureuse dangereuse. La veuve semble en
être experte, ayant lu plusieurs oeuvres tirées de romans
français, qui semblent en partie responsables de sa frivolité.
Est déclarée nuisible en gros l'ensemble de la littérature
nourrissant en son sein une fonction galehautienne : l'oeuvre de Boccace est
donc visée au tout premier plan. Boccace n'eut de cesse de critiquer ses
propres oeuvres dans des lettres, il voulut même brûler ses
poésies, à la fois pour cette raison et parce qu'il les jugeait
nettement inférieures à celles de Pétrarque.
En réalité Boccace est également
profondément déçu de lui-même : il n'a pas le talent
poétique qu'il espérait. Le couronnement poétique de
Zanobi da Strada, des mains de l'empereur vers 1355, l'a profondément
affecté, à la fois parce qu'il jugeait ce poète
relativement médiocre et parce qu'il estimait être le seul
à mériter la couronne après Pétrarque.
Désabusé, Boccace a alors une correspondance assez agitée
avec Pétrarque, dans laquelle il refuse le titre de poète que
celui-ci lui a accordé. Une lettre de Pétrarque de
décembre 1355 montre celui-ci fort préoccupé par
l'état mental de son ami : «j 'ai compris que tu es
profondément agité ; j'en suis étonné,
chagriné et irrité. Qu'est-ce qui peut faire vaciller un esprit
comme le tien, que la nature et l'art ont établi sur de solides
fondements ?1» Julien Luchaire répond à cette
interrogation en relevant des paroles de Boccace fort troublantes :
«J'avoue que je ne suis pas un poète ! [...] En
vérité je désire l'être, je m'y applique de toutes
mes forces. Arriverai-je jamais au but ? Dieu le sait. Je pense pourtant que
mes forces ne suffiront pas à cette longue course ; j 'y rencontre trop
de précipices et de sommets inaccessibles»2. Le fait est
que dès lors Boccace ne va quasiment plus toucher à la
poésie, voire aux oeuvres de fiction tout court puisque le Corbaccio
de 1365-1366 sera la dernière. Ayant condamné la culture de
l'amour courtois ainsi que certaines de ses propres oeuvres, Boccace doute
à la fois en tant que poète et en tant qu'homme.
que j'aurai examiné les souffrances des autres, de juger
les miennes bien supérieures». Début du chapitre VIII.
Traduction Serge Stolf.
1 Rapporté par Julien Luchaire, dans Boccace,
coll. «Les grandes biographies», Flammarion. Pétrarque rajoute
dans sa lettre : «Tu t'es donné tant de peines pour être
poète, et tu en détestes le titre ! Hé quoi ! parce que le
laurier n'a point encore ceint ton front, tu ne serais pas poète!
»
2 Le problème est que Julien Luchaire ne précise
absolument pas d'où il tire ce texte. Sans doute d'une lettre mais nous
aurions aimé bénéficié d'informations
supplémentaires.
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