b) La convertio amoris
Avec le Corbaccio, Boccace va se raccrocher à
la vision de Dante, qui privilégie à outrance la dimension
métaphysique sur la dimension physique et est adepte d'une
véritable ascèse spirituelle, unique moyen d'accès au
divin1. C'est tout à fait flagrant lorsque le clerc se met
à célébrer les Muses, antidotes contre les passions
excessives qui n'ont point les artifices et les vanités des femmes, qui
emplissent le poète de nourriture spirituelle et non du plaisir de la
chair. L'amour devient un sentiment moral et abstrait, guidé par la
raison uniquement. L'amour doit se faire échelle vers Dieu et non pas
dévoyer l'amour pour le Créateur en un amour pour ses
créatures : la femme aimée n'est presque plus qu'un symbole, et
non un objet de chair.
L'amour se réfugie ainsi dans des figures mythiques,
non réelles, comme les Muses, ou mortes comme la Vierge ou les Saintes.
L'esprit reproche d'ailleurs amèrement au poète d'avoir longtemps
fréquenté à la fois vulgaires femmes et Muses, ce dont ces
dernières pourraient le blâmer. On remarque d'ailleurs que dans le
De mulieribus claris que Boccace écrit parallèlement, la
quasi totalité des femmes du recueil a vécu sous
l'Antiquité, ce qui accentue leur côté mythique,
inaccessible, transcendant. Boccace opère ainsi une véritable
convertio amoris et adopte une conception plus en phase avec son
âge et ses travaux actuels : l'écriture d'oeuvres savantes en
latin. Il est frappant de constater qu'il se conforme en cela à ses deux
illustres prédécesseurs, qui ont opéré
eux-mêmes un cheminement semblable, ce qui n'a pas manqué
d'influencer notre écrivain.
c) Un revirement commun aux Trois Couronnes
Si Dante et Cavalcanti comptent bien tous les deux parmi les
plus illustres fondateurs du Dolce stil nuovo, l'illustre auteur de la
Divine Comédie s'est substantiellement détaché de
son ami, en élaborant une conception mystique de l'amour toute
personnelle. Il considérait lui-même que la conception de l'amour
par Cavalcanti était dangereuse : ayant d'ailleurs placé son
père, Cavalcante Cavalcanti, en Enfer, il est abordé par lui dans
le chant
X. Le père lui demande des nouvelles de son fils,
pourquoi n'est-il pas avec lui ? Et Dante de répondre : ((des voies
où l'ombre qui m'attend me mène2, votre Guy fut
peut-être dédaigneux3.» Pour Christian Bec, on
peut comprendre soit que Cavalcanti a méprisé Virgile, ce qui est
possible vu qu'il ne goûtait guère les oeuvres antiques, soit
((non pas tant Virgile, mais la théologie, à savoir
Béatrice, vers qui Dante est conduit par Virgile4».
Cavalcanti n'a jamais voulu faire de l'amour ou de la poésie une
théologie et s'est donc écarté de la voie que suit Dante
dans sa Comédie, ce que ce dernier semble lui reprocher.
Il est à noter qu'à la différence de
Boccace et de Maria d'Aquino/Fiammetta, la passion de Dante pour
Béatrice est demeurée exclusivement platonique : il ne l'a
guère aperçue plus de deux fois, l'une à neuf ans, l'autre
à dix-huit. Tout ce dont il peut se vanter serait un salut courtois :
((Passant dans une rue, elle tourna les yeux vers l'endroit où
j'étais, plein d'effroi. De par son ineffable courtoisie [...] elle me
salua si vertueusement qu'il me sembla voir alors le sommet de la
béatitude5». Dante avouera même que la
Béatrice historique l'avait plutôt méprisé : l'amour
de Dante pour Béatrice est donc on ne peut plus abstrait, on ne peut
plus mystique, aucune trace de péché de chair ne vient
l'entacher, c'est pourquoi Béatrice est digne d'être son guide
pour lui faire visiter le Paradis.
Quant à Pétrarque, il recourt dans le
Canzoniere à la fiction d'un unique amour
idéalisé et fait de cette fiction la métaphore d'une
révélation divine
1 cf. à ce sujet Enrico Molato, Dante e Guido
Cavalcanti, il dissidio per la Vita Nuova e il «disdegno» di
Guido, 2e édition, Quaderni di filologia e critica,
Salerne, 2004.
2 Il s'agit de Virgile.
3 Traduction Marc Scialom, s.d. Christian Bec.
4 Dante, OEuvres complètes, s.d. Christian Bec,
Pochothèque, LGF, 1996. Note n°2 p.637
5 Vie Nouvelle, III. Trad. Christian Bec.
(soulignée par la chronologie de la passion amoureuse
qui répète littéralement la passion du Christ). Le
désordre amoureux ne saurait conduire à l'ordre divin. La figure
de Laure est restée mystérieuse car non identifiée. Selon
le Canzoniere, elle serait née un vendredi saint le 6 avril
1327 et morte à 21 ans le 6 avril 1348 : il y a trop de symbolique pour
y chercher une once de vérité : la figure de Laure est
peut-être encore moins concrète que celle de Béatrice,
même son nom est sans doute de pure invention, au vu des multiples
symboliques qu'il offre au poète.
L'attention surprenante que Pétrarque a accordé
à l'une des nouvelles du Décaméron nous en dit
également long sur sa conception de l'amour. La nouvelle X, 10, toute
dernière du recueil, raconte l'histoire de Griselda1,
paysanne épousée par le Marquis de Saluces, qui ne cessera de lui
faire subir des épreuves toutes plus cruelles les unes que les autres,
avant finalement de la traiter en digne épouse. Le marquis, ayant eu le
caprice de vouloir éprouver le dévouement de son épouse,
fait croire à sa femme qu'il a tué lui-même leurs deux
enfants, puis la chasse en chemise feignant d'avoir choisi une nouvelle
épouse plus digne de son rang : il ne lui épargne ni
châtiments physiques ni humiliations publiques et pourtant elle endure
toutes ses épreuves avec la même patience, se montrant en tout
point fidèle et obéissante en son mari.
Cette nouvelle est pour ainsi dire la seule du recueil qui ait
un tant soit peu intéressé Pétrarque, au point qu'il a
voulu la traduire lui-même en latin, afin de la rendre plus digne et de
la faire circuler dans des milieux plus élevés. Le narrateur
Dioneo avoue lui-même que l'exemple n'est absolument pas à suivre,
et que la cruauté monstrueuse du marquis aurait dû lui valoir
châtiment. Sa femme reste digne mais cette nouvelle ne fait pas
progresser la cause féminine. Le lecteur moderne pourrait même
reprocher à Griselda sa passivité, il ne se dit qu'une chose
à la lecture de la nouvelle : mais quand va-t- elle enfin lui rendre la
monnaie de sa pièce ? ce qu'elle ne fait jamais. Et pourtant la version
latine de Pétrarque en fait une histoire édifiante : avec le
titre, De vera oboedientia et fide uxoria, tout est dit. De simple
nouvelle chez Boccace, l'histoire de Griselda devient chez Pétrarque un
traité austère, où Griselda devient une nouvelle figure
allégorique.
1 Cette histoire sera reprise par Perrault dans les Contes de
ma mère l'Oye (1691)
Il paraît clair que l'influence conjointe de Dante et
Pétrarque ont joué dans la convertio amoris de Boccace :
lorsque Boccace a composé le Corbaccio, il était
précisément en train de recopier les oeuvres de Dante, et
à ce moment-là son amitié et sa correspondance avec
Pétrarque étaient des plus intenses. Mais ce revirement demeure
chez Boccace extrêmement douloureux et s'accompagne d'une remise en cause
encore plus générale des idées qu'il avait fait valoir
dans ses premières oeuvres, ainsi que d'une crise à la fois
poétique et religieuse.
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