2) Un homme désabusé par l'amour
Boccace ayant longtemps associé amour des femmes et
culte de l'amour en soi, rien d'étonnant à ce que sa condamnation
de la femme dans le Corbaccio ne s'accompagne d'une condamnation de
l'amour, tel que Boccace le pratiquait lui-même jusqu'à
présent, et tel que le célébraient l'ensemble des
poètes qui l'ont le plus influencé dans ses premières
oeuvres. Tournant le dos aux plaisirs terrestres, Boccace ne songe
désormais qu'à élever son âme, à traduire en
actes sa supériorité d'homme de lettres, de savant ne tombant pas
dans les travers des hommes communs, d'où l'affliction extrême
qu'il éprouve dans le Corbaccio, lorsqu'il voit qu'il est
tombé malgré tout dans le piège.
Mais s'estimant guéri de ses passions à la fin
de l'oeuvre, Boccace se tourne désormais tout entier vers des amours
bien plus spirituelles. Alors qu'il se moquait pour ainsi dire des Muses dans
l'introduction à la quatrième journée du
Décaméron, le voilà qui les célèbre
dans le Corbaccio et les oppose à la vilenie des femmes
terrestres. Alors que l'héroïne de Fiammetta ne pouvait
résister aux appels d'Eros et de Vénus, le voilà qui
privilégie la Vierge comme interlocutrice divine, se plaçant sous
sa protection.
Il est d'ailleurs intéressant de constater que le cas
de Boccace n'est pas isolé, puisque c'est notre triumvirat de
poètes tout entier qui a opéré un tel revirement. Dante et
Pétrarque eux-mêmes, à peu près au même
âge que Boccace, ont opéré un cheminement intellectuel
semblable, ce qui n'a pas manqué d'influencer fortement leur
confrère.
a) La condamnation de l'amour charnel
Le Corbaccio est clairement une antithèse de
la ligne «galehautienne» du Décaméron : le
goût de la chair n'a fait que tomber le clerc dans d'atroces souffrances
morales, et condamne d'avance la veuve aux supplices éternels, l'esprit
ne doutant pas une seule seconde que sa femme sera damnée par Dieu. La
passion aveugle du clerc apparaît largement incompatible avec le savoir,
au contraire de cette nouvelle du Décaméron où
c'est l'amour qui change Cimone en jeune homme courtois des plus
cultivé, de fou et sauvage
qu'il était. Le groupe d'amis du clerc est
exclusivement constitué d'hommes, et n'est certainement pas accessible
à n'importe qui : ils sont tous à discuter d'essences, du divin,
de concepts métaphysiques que le commun des mortels et en premier lieu
sans doute le veuve de l'umile tratatto ne saisiraient
guère.
Jusqu'au Décaméron, Boccace
adhérait entièrement au dolce stil nuovo, tel que vu par
l'épicurien Guido Cavalcanti (1255-1300) : l'amour ennoblit l'âme,
pousse vers le bien et le sacré mais reste également un sentiment
passionnel irrésistible et l'union physique demeure incontournable. Le
problème est qu'un tel amour provoque des dégâts non
négligeables dans l'âme et l'intellect du poète. Boccace
rompt également avec la culture bolonaise, elle- même
teintée d'épicurisme et d'averroïsme1, pourtant
si présente dans le Décaméron. La dixième
nouvelle de la première journée du
Décaméron nous présentait la figure d'un
médecin de Bologne qui, même vieux, continuait à cultiver
la galanterie auprès des femmes, malgré les moqueries que
celles-ci pouvaient lui adresser. Se défendant de ses détracteurs
dans l'introduction de la quatrième journée, Boccace se
défend de même pour justifier sa galanterie auprès des
femmes alors qu'il n'était déjà plus tout jeune, utilisant
de surcroît une métaphore obscène fort
explicite2! Et voilà que l'esprit du Corbaccio vient
reprocher au clerc de s'être fourvoyé dans les frivolités
de l'amour à un tel âge, alors que ses cheveux blanchissent
déjà : le temps de l'épicurisme amoureux est bel et bien
terminé. L'umile tratatto constitue assurément une
palinodie directe à la nouvelle de Maître Alberto.
Cependant Boccace ne se contente pas de condamner
l'amour-passion pour les vieillards, mais pour tout âge confondu, dans la
mesure où il a écrit cette oeuvre pour qu'elle serve d'exemple
aux jeunes3. L'amour-passion, si noble dans le Filocolo,
Fiammetta ou le Décaméron ne devient plus dans le
Corbaccio que «pestilenziosa infermità». Pour
l'esprit, le labyrinthe d'amour, vallée dans laquelle les deux
personnages se trouvent, où se font entendre des cris de hyènes
et de bêtes sauvages, qui ne sont en fait que des cris d'hommes
1 Bologne jouissait à l'époque d'une excellent
réputation grâce à son université, tandis que
lorsque Boccace revient de Naples à Florence, sa ville n'en a toujours
pas. Pétrarque a notamment fait une partie de ses études à
Bologne.
2 «Quant à ceux qui invoquent mon âge contre
moi, ils prouvent ainsi qu'ils sont bien mal informée de ce que la
blancheur des cheveux n'enlève rien à la verdeur de la
queue.» p.334
3 Boccace écrit à la fin ceci, s'adressant
à son oeuvre «e perciò ingegnera'ti d'essere utile a coloro,
e massimamente a' giovanni, li quali con gli occhi chiusi, per li non sicuri
luoghi, troppo di sè didandosi, senza guida si mettono» (« tu
t'ingénieras à être utile à ceux qui les yeux
fermés, trop confiants en eux- mêmes, se rendent sans guide dans
des lieux incertains, et particulièrement aux jeunes.»)
damnés s'étant vautrés dans la luxure est
bien plus une «Porcherie de Vénus». Pourtant au début
du songe, le chemin emprunté par Boccace semblait paradisiaque,
semblable au chemin agréable de l'Amoureuse vision : si
c'était à refaire Boccace opterait désormais sans nul
doute pour le chemin austère. Boccace se doit alors de trouver une autre
voie : abandonnant Cavalcanti, il va lui préférer Dante et
Pétrarque, pour lesquels l'amour doit être tout entier
versé dans des considérations spirituelles et complètement
détourné de sa fonction primitive.
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