c) Une misogynie à relativiser
Le Décaméron est, nous l'avons dit, une
véritable Comédie humaine : normal alors qu'il contienne
des nouvelles se contredisant quelque peu les unes les autres, la vie ne
dévoilant pas des vérités à sens unique. Son ton
général reste tout de même largement progressiste : ce qui
sera repris dans le Corbaccio n'est encore qu'en germe. Quant au
Corbaccio lui-même, il mérite également de ne pas
être caricaturé, le message qu'il délivre étant bien
plus complexe qu'une simple diatribe anti-féminine. En effet si Boccace
a malheureusement cristallisé sa critique sur les femmes, on devine
aisément qu'il adresse des reproches à l'ensemble de la
société, qui est toute entière en proie au
désordre. Boccace proteste contre l'absence de valeurs, la
frivolité croissante des individus, attirés par une
littérature de pure consommation, par les signes extérieurs de
richesse, par les plaisirs de la table...
Le lecteur du Corbaccio peut d'ailleurs
légitimement se poser la question : entre la veuve et le clerc, qui est
le plus blâmable ? Et Boccace l'affirme lui-même : ce qui le
torture le plus, c'est non pas le fait d'avoir été
repoussé par une frivole, mais plutôt d'avoir sombré
lui-même dans l'animalité, d'avoir nourri cette passion
destructrice et démesurée pour une femme qui n'en valait pas la
peine, et ainsi d'être tombé tout seul dans le piège, alors
que jusqu'à présent son statut de lettré, d'intellectuel,
lui avait toujours fait avoir une haute opinion de lui-même et une
conscience d'une certaine supériorité.
1 Au sens classique, le terme «amant» peut s'appliquer
à un homme même s'il n'est pas aimé en retour.
2 Selon la distinction opérée par Marco Veglia,
dans Il corvo e la sirena, culture e poesia del Corbaccio («Le
corbeau et la sirène : culture et poésie du
Corbaccio»).
Pour Marco Veglia, le centre du livre n'est pas la misogynie
mais comment et pourquoi Boccace a pu commettre une telle erreur de jugement,
et comment il se libère de cette faute.
Ayant entendu vanter les qualités de la veuve
uniquement par ouï-dire, sans les avoirs constatées lui-même
ni jamais l'avoir vue auparavant, il tombe en effet amoureux d'elle dès
le premier regard, à vrai dire moins d'elle que de l'image
idéalisée qu'il s'en fait... Le «mauvais corbeau», est
en réalité bien plus le clerc lui-même que la veuve : en
effet à l'époque le corbeau était souvent soit comme le
symbole du «chierico penitente», soit comme celui d'un homme victime
des séductions mondaines, qualités que rassemble pourtant le
protagoniste, qui est d'ailleurs le seul être «ailé» de
l'oeuvre : «mi parea che mi fossero da non usitata natura prestate
velocissime ali2»3.
Ainsi plus encore que la condamnation de la femme, c'est une
condamnation de l'amour galant à laquelle nous assistons dans le
Corbaccio, qui loin de sublimer les âmes comme dans les oeuvres
de jeunesse de notre auteur, présente le risque d'avilir et de faire
tomber dans la bestialité les esprits les plus nobles. Au même
moment où Boccace écrit le Corbaccio, il compose le
De mulieribus claris : les femmes restent une de ses
préoccupations majeures, mais son rapport avec elle a changé, de
même que sa vison de l'amour.
1 «Humble traité» C'est Boccace lui-même
qui qualifie le Corbaccio ainsi, dès le début de
l'oeuvre.
2 «J'avais l'impression d'avoir été
doté de rapides ailes»
3 Arguments apportés par Marco Veglia, op. cit.
Francesco Erbani penche en revanche dans son introduction au Corbaccio
pour une identification de la veuve et du corbeau, mais se révèle
beaucoup moins convaincant. La veuve, loin d'être une créature
ailée, même de mauvais augure comme un corbeau, est traitée
dans l'oeuvre de serpent, animal rampant, ce qui n'est qu'une métaphore
pour évoquer son esprit et son intelligence, des plus terre à
terre...
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