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Boccace et son ombre : du préhumanisme à la désillusion

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par Guillaume SELLI
Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence - Diplôme de l'IEP d'Aix-en-Provence 2006
  

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b) La misogynie sous-jacente du Décaméron

Le Décaméron lui-même, s'il accorde certains droits aux femmes, s'il les célèbre comme objet d'amour, ne remet pourtant pas en cause la domination fondamentale du sexe masculin dans la société de l'époque. Et la plupart du temps, ce sont les femmes elles-mêmes qui le disent. C'est ainsi que lorsque dans l'introduction de la première journée, Pampinea soumet son projet de villégiature à ses camarades, deux d'entre elles prennent la parole pour affirmer que des femmes seules ne seraient capable de rien, et qu'il leur faut s'adjoindre des hommes qui puissent les diriger. C'est ainsi que Filomena dit à ses compagnes : «Rappelez-vous que nous sommes toutes des femmes : aucune de nous n'est assez enfant pour ignorer comme les femmes livrées à elles- mêmes sont raisonnables, et comme elles savent se gouverner sans le secours d'un homme. Nous sommes changeantes, querelleuses, soupçonneuses, pusillanimes et craintives...» (p.50) Filomena ne fait rien d'autre qu'annoncer les critiques qu'adressera aux femmes l'esprit du Corbaccio lui-même. Elissa se fait quant à elle encore plus explicite : «En vérité, les hommes sont les chefs des femmes et sans leur gouvernement nos entreprises parviennent rarement à une fin louable.» (p.50) Boccace dès le Décaméron affirme une supériorité de l'homme sur la femme.

Le Décaméron comporte par ailleurs une bien curieuse nouvelle1, préfigurant le Corbaccio. Cette nouvelle met en scène un noble étudiant du nom de Rinieri revenu de Paris, amoureux d'une veuve qui s'est jouée de lui en le faisant passer une nuit entière dehors sous la neige à attendre qu'elle daigne bien lui ouvrir chez elle, alors que pendant ce temps elle prenait du plaisir avec

1 Trad. : «un surprenant renversement d'un édifice théorique et littéraire », «une auto da fe»

son véritable amant. Changeant son amour en haine farouche, l'étudiant trouve l'occasion de se venger lorsque la veuve lui demande s'il ne pourrait par quelque tour de magie lui rendre son amant qui l'a quittée. Rinieri va alors échafauder un plan machiavélique qui aura pour résultat de voir la veuve passer une journée entière au sommet d'une tour, exposée toute nue aux rayons du Soleil et aux piqûres d'insectes. Les analogies avec le Corbaccio sont nombreuses : un lettré moqué voire humilié par une veuve qui se venge du mieux qu'il peut, une opposition entre les hommes savants et les femmes ignorantes2, superficielles, à la beauté trompeuse3. L'étudiant de la nouvelle annonce par ailleurs que s'il n'avait pas eu l'occasion de se venger, rien ne l'aurait l'empêché de prendre sa plume pour humilier plus encore cette femme, de par son récit : le Corbaccio peut ainsi parfaitement apparaître comme l'exécution de la menace proférée par l'étudiant, même si l'histoire n'est pas absolument semblable.

On remarque également dans le Décaméron qu'à partir du moment où les femmes sont aimées, à une exception près4 elles sont sommées d'aimer à leur tour. C'est ce qu'on voit clairement dans la huitième nouvelle de la cinquième journée, où une femme ayant repoussé les avances d'un jeune homme se voit condamnée à sa mort à se faire poursuivre par son amant1 l'épée à la main, à se faire tuer par ce dernier qui lui arrache aussitôt le coeur, le jetant en pâture aux chiens, la scène se reproduisant à l'infini... Ayant assisté à la scène, un autre jeune homme, Nastagio degli Onesti, vivant celui-ci, en profite pour faire venir sur les lieux la femme qu'il aime et qui l'a sans cesse repoussé, laquelle cède rapidement à l'amour de Nastagio de peur de subir un châtiment semblable. La femme qui n'aime pas est automatiquement traitée de vaniteuse, altière et dédaigneuse. Boccace avait d'ailleurs prévenu dans son prologue qu'il dédiait le Décaméron non pas à toutes les femmes, mais seulement «à celles qui aiment» : pour les autres «c'est assez de l'aiguille, du fuseau et du rouet» (p.33). Ayant longtemps déclamé que la femme était faite pour aimer et pour être

1 Il s'agit de la huitième nouvelle de la septième journée.

2 L'étudiant de la nouvelle profite largement de la crédulité et de la naïveté de la veuve, en lui faisant croire facilement que par ses études il possède des pouvoirs magiques. Dans le Corbaccio, la différence de niveau intellectuel entre le clerc et la veuve est elle aussi flagrante.

3 Que ce soit l'étudiant de la nouvelle ou le clerc du Corbaccio, l'accent est mis sur le caractère éphémère de la beauté des femmes, vouées à flétrir et à se rider, tandis que les attraits du savoir, des essences divines, eux, sont éternels.

4 Celle de la première nouvelle de la neuvième journée, où une femme aimée de deux jeunes gens élabore tout un habile stratagème pour les repousser, ce qui lui vaudra les félicitations de la compagnie.

aimée, Boccace tombe quelque part dans le piège d'enfermer la femme dans ce rôle-là, l'empêchant d'en accomplir d'autres. Le Décaméron est plein de vérités générales sur les différences de caractère entre les femmes et les hommes : s'il s'agit plus de célébrer la complémentarité des sexes et la diversité de l'espèce humaine, Boccace développe malgré tout avant même le Corbaccio une vision quelque peu étriquée par endroits des rapports homme/femme, encore teintée d'une mentalité assez traditionnelle. Le Décaméron comporte en lui-même une bonam partem, aux antipodes du Corbaccio, mais également une malam partem2, déjà bien plus compatible avec l'umile tratatto1.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry