b) La misogynie sous-jacente du Décaméron
Le Décaméron lui-même, s'il
accorde certains droits aux femmes, s'il les célèbre comme objet
d'amour, ne remet pourtant pas en cause la domination fondamentale du sexe
masculin dans la société de l'époque. Et la plupart du
temps, ce sont les femmes elles-mêmes qui le disent. C'est ainsi que
lorsque dans l'introduction de la première journée, Pampinea
soumet son projet de villégiature à ses camarades, deux d'entre
elles prennent la parole pour affirmer que des femmes seules ne seraient
capable de rien, et qu'il leur faut s'adjoindre des hommes qui puissent les
diriger. C'est ainsi que Filomena dit à ses compagnes :
«Rappelez-vous que nous sommes toutes des femmes : aucune de nous n'est
assez enfant pour ignorer comme les femmes livrées à elles-
mêmes sont raisonnables, et comme elles savent se gouverner sans le
secours d'un homme. Nous sommes changeantes, querelleuses,
soupçonneuses, pusillanimes et craintives...» (p.50) Filomena ne
fait rien d'autre qu'annoncer les critiques qu'adressera aux femmes l'esprit du
Corbaccio lui-même. Elissa se fait quant à elle encore
plus explicite : «En vérité, les hommes sont les chefs des
femmes et sans leur gouvernement nos entreprises parviennent rarement à
une fin louable.» (p.50) Boccace dès le
Décaméron affirme une supériorité de
l'homme sur la femme.
Le Décaméron comporte par ailleurs une
bien curieuse nouvelle1, préfigurant le Corbaccio.
Cette nouvelle met en scène un noble étudiant du nom de Rinieri
revenu de Paris, amoureux d'une veuve qui s'est jouée de lui en le
faisant passer une nuit entière dehors sous la neige à attendre
qu'elle daigne bien lui ouvrir chez elle, alors que pendant ce temps elle
prenait du plaisir avec
1 Trad. : «un surprenant renversement d'un édifice
théorique et littéraire », «une auto da fe»
son véritable amant. Changeant son amour en haine
farouche, l'étudiant trouve l'occasion de se venger lorsque la veuve lui
demande s'il ne pourrait par quelque tour de magie lui rendre son amant qui l'a
quittée. Rinieri va alors échafauder un plan machiavélique
qui aura pour résultat de voir la veuve passer une journée
entière au sommet d'une tour, exposée toute nue aux rayons du
Soleil et aux piqûres d'insectes. Les analogies avec le Corbaccio
sont nombreuses : un lettré moqué voire humilié par
une veuve qui se venge du mieux qu'il peut, une opposition entre les hommes
savants et les femmes ignorantes2, superficielles, à la
beauté trompeuse3. L'étudiant de la nouvelle annonce
par ailleurs que s'il n'avait pas eu l'occasion de se venger, rien ne l'aurait
l'empêché de prendre sa plume pour humilier plus encore cette
femme, de par son récit : le Corbaccio peut ainsi parfaitement
apparaître comme l'exécution de la menace proférée
par l'étudiant, même si l'histoire n'est pas absolument
semblable.
On remarque également dans le
Décaméron qu'à partir du moment où les
femmes sont aimées, à une exception près4 elles
sont sommées d'aimer à leur tour. C'est ce qu'on voit clairement
dans la huitième nouvelle de la cinquième journée,
où une femme ayant repoussé les avances d'un jeune homme se voit
condamnée à sa mort à se faire poursuivre par son
amant1 l'épée à la main, à se faire tuer
par ce dernier qui lui arrache aussitôt le coeur, le jetant en
pâture aux chiens, la scène se reproduisant à l'infini...
Ayant assisté à la scène, un autre jeune homme, Nastagio
degli Onesti, vivant celui-ci, en profite pour faire venir sur les lieux la
femme qu'il aime et qui l'a sans cesse repoussé, laquelle cède
rapidement à l'amour de Nastagio de peur de subir un châtiment
semblable. La femme qui n'aime pas est automatiquement traitée de
vaniteuse, altière et dédaigneuse. Boccace avait d'ailleurs
prévenu dans son prologue qu'il dédiait le
Décaméron non pas à toutes les femmes, mais
seulement «à celles qui aiment» : pour les autres «c'est
assez de l'aiguille, du fuseau et du rouet» (p.33). Ayant longtemps
déclamé que la femme était faite pour aimer et pour
être
1 Il s'agit de la huitième nouvelle de la septième
journée.
2 L'étudiant de la nouvelle profite largement de la
crédulité et de la naïveté de la veuve, en lui
faisant croire facilement que par ses études il possède des
pouvoirs magiques. Dans le Corbaccio, la différence de niveau
intellectuel entre le clerc et la veuve est elle aussi flagrante.
3 Que ce soit l'étudiant de la nouvelle ou le clerc du
Corbaccio, l'accent est mis sur le caractère
éphémère de la beauté des femmes, vouées
à flétrir et à se rider, tandis que les attraits du
savoir, des essences divines, eux, sont éternels.
4 Celle de la première nouvelle de la neuvième
journée, où une femme aimée de deux jeunes gens
élabore tout un habile stratagème pour les repousser, ce qui lui
vaudra les félicitations de la compagnie.
aimée, Boccace tombe quelque part dans le piège
d'enfermer la femme dans ce rôle-là, l'empêchant d'en
accomplir d'autres. Le Décaméron est plein de
vérités générales sur les différences de
caractère entre les femmes et les hommes : s'il s'agit plus de
célébrer la complémentarité des sexes et la
diversité de l'espèce humaine, Boccace développe
malgré tout avant même le Corbaccio une vision quelque
peu étriquée par endroits des rapports homme/femme, encore
teintée d'une mentalité assez traditionnelle. Le
Décaméron comporte en lui-même une bonam
partem, aux antipodes du Corbaccio, mais également une
malam partem2, déjà bien plus compatible avec
l'umile tratatto1.
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