II Boccace réactionnaire :
un reniement de soi
Vers 1360 environ, alors que le
Décaméron n'était achevé que depuis
quelques années, Boccace va amorcer un revirement global de l'ensemble
de ses conceptions morales. La vieillesse approchant1, le libertin
de Naples, le conteur grivois du Décaméron va se
repentir de sa vie passée quelque peu dissolue et chercher salut et
réconfort dans la religion. Alors qu'il se moquait ouvertement de la
crédulité des gens et de leur fétichisme dans la nouvelle
VI, 10 du Décaméron2, le
voilà maintenant qui collectionne des reliques3. Mal vu
à Florence où il est soupçonné d'avoir
été impliqué dans une conjuration, ayant perdu certains
amis compromis dans cette même conjuration, Boccace s'enferme à
Certaldo et vit retiré des cercles mondains.
C'est à ce moment-là qu'il va écrire son
oeuvre la plus déconcertante, la plus troublante aussi, antithèse
à bien des égards du Décaméron ou de
Fiammetta : le Corbaccio ou le Labyrinthe d'amour.
Cette oeuvre constitue la palinodie de certaines conceptions clés de
notre Boccace humaniste : de féministe et populaire, Boccace devient
misogyne et élitiste, avec une violence verbale assez frappante. Or, de
la condamnation de la femme, Boccace va déboucher également sur
une condamnation de l'amour tel qu'il le concevait jusqu'alors, voire une
condamnation d'un certain type de littérature, y compris de ses propres
oeuvres. Rejetant le libre arbitre, n'écrivant presque plus que des
oeuvres savantes en latin destinées aux érudits, c'est un Boccace
bien amer et désabusé qui se révèle aux curieux
ayant voulu étudier cet écrivain au-delà du
Décaméron.
1 En fait vers 1360 Boccace n'est pas spécialement
vieux puisque né en 1313, il a alors moins de cinquante ans. Cependant
les belles années napolitaines sont déjà bien loin : la
dégradation de son physique, la perte de son pouvoir de séduction
l'affecte profondément, comme l'atteste le Corbaccio.
2 Dans cette nouvelle Frère Cipolla, ayant promis aux
habitants de Certaldo de montrer la plume de l'ange Gabriel, voyant qu'on la
lui a volée et trouvant des charbons à la place, prétend
qu'ils ont servi à griller Saint Laurent.
3 Anecdote rapportée par Henri Hauvette, dans son recueil
d'Etudes sur Boccace.
1) Boccace misogyne ?
La condamnation de la femme dans le Corbaccio est
explicite. Très nettement inférieure à l'homme, elle
empêche celui-ci d'accéder à la sagesse, étant un
objet de tentation permanente et poussant l'homme à la
bestialité. Le Corbaccio reprend tous les
préjugés que les hommes ont accumulés sur les femmes
depuis l'Antiquité grecque. Sans doute causé par une
déception amoureuse, ce revirement n'est pas pour autant purement
contingent : la condamnation de la femme du Corbaccio ne se limite pas
à la veuve de l'histoire mais est bel est bien
généralisée.
Il faut savoir cependant que Boccace, même au plus haut
de sa libéralité, même s'il a toujours clamé haut et
fort son amour pour les femmes qui était profondément
sincère, avait déjà au sein même du
Décaméron adressé des messages fort ambigus. Si
le ton général du chef d'oeuvre reste résolument
orienté vers une célébration et une défense des
femmes, des relents de misogynie non négligeables sont bien
présent ça et là. Nous avons même une nouvelle du
Décaméron, la septième de la huitième
journée, qui présente des affinités confondantes avec
l'histoire du Corbaccio. L'amour que porte le Boccace du
Décaméron envers les femmes n'a jamais signifié
que pour autant celles-ci étaient les égales des hommes. Vouloir
faire de Boccace un féministe véritable, c'est trop demander
à un homme du XIVème siècle.
Cela dit il convient également de ne pas
exagérer : la critique acerbe de la femme présente dans le
Corbaccio, provoquée à la base par un
événement douloureux dans la vie de Boccace, ne peut certes pas
effacer la grande considération dans laquelle Boccace a toujours tenu
les femmes, ainsi que les droits qu'il leur a accordées,
déjà vus précédemment. De plus interpréter
le Corbaccio comme une oeuvre uniquement centrée sur la
misogynie serait un contresens : dans cette oeuvre Boccace à bien des
égards se condamne sans doute encore plus lui-même que la veuve
qui s'est moquée de lui. De toute façon la violence des mots du
Corbaccio et l'acharnement excessif de l'auteur contre les femmes ne
font que montrer que celui-ci éprouve les pires difficultés
à se détacher des plaisirs terrestres et à se conformer
à une vie plus vertueuse, malgré les exhortations de son ami
Pétrarque : chassez le naturel, il revient au galop.
a) Le Corbaccio, vilain petit canard de l'oeuvre de
Boccace
Le Corbaccio raconte l'histoire d'un
«clerc1» tombé amoureux d'une veuve mais
méprisé par cette dernière, qui s'est même
moquée de lui publiquement. En proie à de graves agitations,
songeant à se donner la mort, le clerc fait finalement un rêve
dans lequel, arrivé dans un désert lugubre, il rencontre un
esprit qui n'est autre que le mari défunt de la dame, venu pour le
remettre dans le droit chemin. Ayant brossé un portrait édifiant
de la bêtise, de l'égoïsme et de la vanité de sa femme
afin de faire prendre conscience au clerc que celle qu'il aimait n'était
certainement pas digne d'un tel amour et donc de le faire revenir à la
raison, il lui permet à la fin de s'en retourner dans le monde
réel. De nouveau conscient, le clerc se rend compte alors de la folie
dans laquelle il a sombré et se sentant guéri de son mal, il
décide de retranscrire son rêve à la fois pour se venger de
la veuve et pour que son exemple profite aux autres hommes.
L'esprit juge que la femme est sans cesse agitée par
les passions : dotée d'un faible intellect, se laissant aller aux
instincts les plus bas, elle relève plus de l'animalité que de
l'humanité2. Sa seule utilité étant de
reproduire l'espèce humaine, même les porcs sont moins vils
qu'elle. Nées pour servir les hommes, elles ne remplissent en rien leur
office, et au contraire se montrent capricieuses, ingrates, frivoles, poussant
souvent leurs maris à des dépenses inconsidérées.
Outrageusement luxurieuses3, elles se livrent au premier venu sans
retenue. Leur savoir se borne aux commérages à la sortie de la
messe, leur beauté n'est faite que de fards et d'artifices. En bref, le
plus vil des hommes vaut bien mieux que la meilleure des femmes...
Le Corbaccio constitue ainsi, aux dires de Francesco
Erbani4, «un sorprendente rovesciamento di un edificio teorico
e letterario», «un auto da fe1» : loin de contribuer
à l'inspiration du poète, la femme lui interdit tout esprit
créatif et le pousse vers l'animalité. Changeante d'humeur,
incapable de réfléchir rationnellement, elle tire les hommes vers
le bas au lieu de les inspirer
1 Au sens de savant, traduction littérale de
clerico, terme employé par les commentateurs italiens pour
désigner le narrateur et protagoniste de l'oeuvre, qui sans doute n'est
autre que Boccace lui-même, au vu des nombreux traits communs entre les
deux : âge mur, apprentissage du commerce abandonné pour faire des
études de lettres, réputation de grand connaisseur des
femmes...
2 «La femina è animale imperfetto, passionato da
mille passioni spiacevoli e abbominevoli» p.233
3 «La loro lussuria è focosa et insaziabile» :
leur luxure est ardente et insatiable.
4 Dans l'introduction de son édition italienne de
Fiammetta et du Corbaccio.
à contempler les essences divines : c'est pour cette
raison que les effets de la femme sont particulièrement
dévastateurs pour le poète. Boccace tire de son ouvrage et sa
publication une vengeance toute personnelle.
Cependant, si dans le Corbaccio la condamnation des
femmes est explicite, des portraits peu flatteurs du beau sexe
émaillaient déjà des oeuvres précédentes et
notamment du Décaméron : le rapport de Boccace aux
femmes est donc bien plus ambivalent qu'on pourrait ne le penser...
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